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populations et reconnue par toute l'Europe, enfin que le congrès de Vienne, en faisant entrer le Holstein et non pas le Slesvig dans la confédération, a déclaré implicitement qu'il ne devait pas y avoir identité entre la situation politique de ces deux pays. Pour repousser la thèse du slesvig-holsteinisme, le Danemark invoque ces précédens et se fonde en outre sur des traités spéciaux qui garantissent le Slesvig à la couronne danoise: ces traités, conclus dans le cours du XVIIIe siècle entre la monarchie de Copenhague et la Prusse, la Suède, la France, la Grande-Bretagne, la Russie, ne sont pas périmés; rappelés à l'Allemagne par le gouvernement français et par les cabinets de Stockholm et de Saint-Pétersbourg à l'occasion des événemens de 1848, ils constituent pour les puissances signataires le droit et le devoir de s'opposer au démembrement de la monarchie danoise; enfin les cinq grandes puissances et la Suède, dans le traité de Londres de 1852, ont posé en principe, comme un intérêt nécessaire à l'équilibre général, le maintien absolu de l'intégrité de ce royaume.

Si donc l'Europe doit conseiller au cabinet de Copenhague d'écarter le danger d'une exécution fédérale en satisfaisant aux demandes de l'Allemagne dans ce qu'elles peuvent avoir de légitime et en tenant compte du vœu des populations dans la mesure de l'équité, elle doit, d'un autre côté, détourner la confédération germanique d'entreprises qui seraient de nature à entraîner les complications et les conflits les plus regrettables. On ne peut, dans cette affaire, s'empêcher de rendre hommage à la sagesse du cabinet français. S'il avait eu contre l'Allemagne les arrière-pensées que lui a prêtées la malveillance, rien ne lui aurait été plus facile que d'encourager les résistances du Danemark et de jeter ainsi contre la confédération germanique l'élément scandinave. Tout au contraire il n'a donné que des conseils de prudence et de conciliation, et son attitude, appréciée par les deux parties, a prouvé une fois de plus le caractère qui préside à toutes ses démarches et contribue si puissamment à sauvegarder le repos de l'Europe. De son côté, le roi de Danemark, en présence de la crise qui menace ses états, demande aux idées de progrès cette force morale qu'un souverain puise toujours dans le sage développement des libertés publiques, et pour s'attacher le Slesvig, il essaie d'opposer aux tendances féodales de l'aristocratie allemande de ce duché les principes sur lesquels reposent les sociétés modernes. C'est ainsi que partout, à Turin comme à Vienne, à Berlin comme à Copenhague, les princes cherchent leur point d'appui dans le système constitutionnel, et trouvent dans une sage activité politique ce que d'autres ont vainement attendu de l'esprit de réaction et d'immobilité.

Le mouvement libéral dont la majeure partie de l'Europe a été le théâtre en 1861 s'est propagé jusqu'en Pologne. Au moment où les députés polonais de la chambre des députés de Prusse renouvelaient à la tribune de Berlin leurs protestations contre des tentatives de nature à germaniser le grand-duché de Posen, où la Galicie envoyait au reichsrath de Vienne des représentans chargés de faire profiter la Pologne des concessions de l'empereur d'Autriche, la Société agricole organisée à Varsovie réveillait d'anciennes espérances, et se confiait dans les louables dispositions dont le tsar donnait à l'Europe des témoignages irrécusables. Les habitans de Varsovie célébrèrent au mois de février 1861, par une démonstration imposante et pacifique, l'anniversaire de la bataille de Grochow, et une pétition adressée par l'archevêque au lieutenant de l'empereur demanda que l'église, la législature, l'enseignement public et l'organisation sociale du pays ne fussent plus privés du sceau de son génie national et de ses traditions historiques. La Pologne ne voulait ni une révolution, ni même ne réclamait ces libertés que les événemens de 1831 lui ont fait perdre, et que l'intervention de l'empereur Alexandre Ier avait, malgré les résistances de la réaction. européenne, fait inscrire dans l'article Ier des traités de 1815. Elle se bornait à déposer aux pieds du souverain « l'expression de sa douleur et de ses fervens désirs, et, confiante dans les sentimens de justice et de haute équité du tsar, elle en appelait à sa magnanimité. » La réponse d'Alexandre II fut inspirée par des sentimens de sagesse et de modération, et ce prince fit préparer des réformes sérieuses. Un conseil d'état composé exclusivement de Polonais fut organisé, et des conseils municipaux électifs s'établirent dans toutes les villes du royaume. L'Europe, qui espérait et qui espère encore une conciliation si désirable entre la Pologne et la Russie, a vu avec douleur cette situation s'aggraver à la suite de mesures d'une sévérité rigoureuse. Sur un terrain aussi brûlant que celui des affaires polonaises, les moindres fautes peuvent amener des conséquences funestes. Il y a lieu de souhaiter que cette vérité soit toujours comprise à Varsovie comme à Saint-Pétersbourg, et c'est un intérêt immense pour la cause de la civilisation que l'empire russe puisse accomplir avec succès la grande œuvre réformatrice dont l'émancipation des serfs est le témoignage le plus éclatant. En un seul jour, l'empereur a affranchi vingt-trois millions de ses sujets, et il a dit dans l'oukase du 3 mars : « Maintenant, peuple pieux et fidèle, fais sur ton front le signe sacré de la croix et joins tes prières aux nôtres pour appeler la bénédiction du Très-Haut sur ton premier travail libre, gage assuré de ton bien-être et de la prospérité de la patrie. »> Le gouvernement russe a lutté d'une manière honorable contre les

difficultés que l'esprit de routine et d'égoïsme oppose dans tout pays à la mise en vigueur des réformes nécessaires et des pensées fécondes ce n'est qu'en persistant dans cette voie qu'il peut mettre fin aux crises qui agitent l'empire des tsars.

III.

En 1861, de même qu'en 1860, les affaires d'Orient n'ont pas cessé de préoccuper les cabinets européens. Dans les premiers mois de l'année, la question de Syrie était encore pendante, et l'œuvre d'humanité que le gouvernement français avait si courageusement entreprise rencontrait dans des défiances injustes et dans des discussions stériles les obstacles les plus regrettables. La convention de Paris, signée le 5 septembre 1860, fixait à six mois, c'est-à-dire au 5 mars 1861, le délai de l'occupation. Ce terme approchait, et rien n'était accompli. La commission internationale de Beyrouth, chargée de préparer les élémens de la réorganisation administrative du Liban, avait à peine commencé sa tâche, et l'incertitude dont l'avenir demeurait entouré entretenait les esprits dans un état d'excitation extrême. Il était à craindre que le départ des troupes ne fût suivi de nouvelles catastrophes, s'il avait lieu avant que les mesures nécessaires pour garantir la sécurité des populations eussent été adoptées. Le cabinet français ayant mis les puissances en demeure de décider si le rappel du corps expéditionnaire pouvait être effectué à la date convenue, c'est-à-dire le 5 mars, la conférence se réunit de nouveau à Paris au milieu de février, et le 15 du mois suivant une convention additionnelle stipula que la durée de l'occupation serait prolongée jusqu'au 5 juin.

Si courte et si insuffisante qu'elle fût, cette prolongation avait été pour ainsi dire arrachée à l'Angleterre ainsi qu'à la Turquie, et la France n'aurait pu en réclamer une seconde sans engager une lutte ouverte. Elle se contenta d'activer les travaux relatifs à l'organisation de la montagne et de prendre l'Europe à témoin de la loyauté de sa politique. M. Thouvenel adressa au marquis de Lavalette, alors ambassadeur de France à Constantinople, une dépêche datée du 3 mai, qui fut lue dans le sénat et accueillie avec les marques de la plus vive approbation. Le ministre des affaires étrangères, avec la vigueur habituelle de son langage, résumait ainsi la question : « Le gouvernement ottoman a assumé une responsabilité qui fait peser sur lui des obligations particulières que nous sommes fondés à lui signaler au moment où nous allons quitter la Syrie. Après avoir concouru par des sacrifices que la France ne regrettera pas, si les

populations doivent en recueillir le bénéfice, à rétablir l'ordre dans cette province, le gouvernement de l'empereur ne pourrait souffrir qu'elle fût le théâtre de nouveaux désastres. Une pareille éventualité, si elle venait à se réaliser, soulèverait l'opinion publique et attesterait, de la part du gouvernement ottoman, une impuissance à laquelle il faudrait inévitablement suppléer... L'expiration même du terme pendant lequel nous étions liés par des nécessités résultant d'un accord débattu et réglé avec les autres cabinets nous rend notre entière liberté d'appréciation et de conduite. Nous serons donc les maîtres d'examiner, en dehors de toute spéculation spéciale, les événemens qui viendraient à surgir en Syrie, et nous n'avons pas à dissimuler à la Porte que des traditions séculaires nous imposeraient le devoir de prêter aux chrétiens du Liban un appui efficace contre de nouvelles persécutions. »>

Le discours prononcé au sénat, le 15 mai 1861, par l'organe du gouvernement, M. Billault, fit connaître d'une manière non moins explicite l'attitude qu'adoptait la France. « Nous ne pouvons faire qu'une chose, dit l'orateur, c'est de prendre l'Europe à témoin de nos craintes et de lui rappeler l'immense responsabilité qu'elle encourt. Je le dis donc nettement: Nos soldats évacueront la Syrie. Ce n'est pas la France qui évacue ce malheureux pays, c'est l'Europe... Quant à nous, en même temps que les transports partent pour ramener nos troupes, des vaisseaux de guerre partiront avec eux, et une flotte sérieuse, commandée par l'amiral Le Barbier de Tinan, croisera sur les côtes de Syrie. Non-seulement le littoral verra les flottes françaises prêtes à débarquer, s'il le faut; mais des montagnes mêmes du Liban ce drapeau sacré, qui en a protégé et en protégera encore les habitans, sera encore vu par tous. Tenez pour certain que, même à cette distance, il sera l'effroi des égorgeurs et la sauvegarde de ceux qu'on voudrait égorger. >>

Au moment où les troupes évacuaient la Syrie et où la France cherchait, par l'énergie de son langage, à préserver les chrétiens du Liban des dangers qui les menaçaient, la commission de Beyrouth luttait péniblement contre une série de difficultés que l'attitude de l'Angleterre n'était point faite pour résoudre. Le commissaire anglais, lord Dufferin, était arrivé en Syrie, animé des sentimens d'indignation qu'éprouvait l'Europe entière pour les crimes des Druses; mais les souvenirs du protectorat exercé depuis vingt ans sur cette population au profit de l'influence anglaise, ainsi que l'unanimité avec laquelle se faisaient jour les sympathies des Maronites à l'égard de la France, n'avaient pas manqué de modifier les premières impressions du commissaire de la Grande-Bretagne. Les documens publiés dans le blue-book montrent comment lord Duf

ferin s'était laissé successivement amener d'abord à chercher en faveur des Druses des circonstances atténuantes, puis à se préoccuper spécialement de leurs intérêts et de leur influence dans les plans d'organisation qui étaient discutés.

C'est à cette préoccupation de lord Dufferin qu'il faut attribuer le premier projet qu'il soumit à ses collègues. Il demandait que la Syrie tout entière, y compris le Liban, fût érigée en une sorte de vice-royauté pour ainsi dire indépendante. On pouvait au premier abord s'étonner qu'une idée de ce genre fût d'origine anglaise. Comment en effet l'Angleterre, qui en 1840 s'était si énergiquement opposée à ce que le vice-roi d'Égypte gouvernât la Syrie, et qui depuis lors ne cessait d'invoquer le principe de l'intégrité absolue de l'empire ottoman, comment l'Angleterre patronait-elle tout à coup une combinaison qui arrachait à la Turquie, sinon en droit, du moins en fait, une de ses plus importantes provinces? Le secret de cette énigme, c'est l'antipathie des Anglais pour les Maronites et pour l'influence catholique qui domine au Liban. Le projet de lord Dufferin avait à ses yeux cet avantage, qu'il faisait disparaître l'individualité de la montagne dans l'ensemble de la Syrie, et qu'il absorbait dans une agglomération musulmane des priviléges séculaires garantis au catholicisme et placés sous la protection de la France. Les hommes d'état anglais, ordinairement si favorables aux principes libéraux, se montrent en Orient opposés aux progrès du christianisme, qui n'est cependant autre chose que l'application de ces principes. L'attitude de l'Angleterre dans les affaires du Liban n'a été que la reproduction de la politique qu'elle a suivie à l'égard des Roumains. De même qu'à la suite de la guerre de Crimée, elle empêchait l'union des principautés du Danube, de même elle a prétendu faire obstacle à l'indépendance administrative de la montagne. La raison de cette ligne de conduite, c'est que chaque groupe chrétien qui se forme ou se consolide recherche plutôt l'alliance de la France ou de la Russie que celle du cabinet de Londres. Les tentatives de la société biblique pour implanter le protestantisme en Orient, particulièrement en Syrie, sont toujours demeurées infructueuses, et l'avenir dans ces contrées n'appartient qu'à la religion grecque ou à la religion catholique. L'Angleterre ne se fait plus d'illusions à ce sujet, et que ce soient les Serbes ou les Monténégrins, les Maronites ou les Moldo-Valaques, elle ne voit qu'avec un certain déplaisir se constituer des sociétés où le protestantisme n'a pas plus de racines que l'islam.

Le cabinet de Londres trouve la plupart du temps pour appliquer sa politique un appui dans la Porte; mais lord Dufferin, en proposant une sorte de vice-royauté syrienne, éveilla les défiances de son

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