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bre de la liberté et montré le bonnet rouge à Péra. Cependant ces manoeuvres n'étaient pas ce que redoutait le divan; la Russie seule était l'objet de ses alarmes.

Au point où les choses étaient arrivées, la Porte Ottomane s'attendait à une rupture avec cette puissance. L'ambassadeur de Catherine, qui élevait chaque jour de nouvelles prétentions, demandait le libre passage des vaisseaux de guerre russes par les Dardanelles, le paiement des frais de la dernière guerre auquel son gouvernement avait renoncé, l'expulsion des Français et des Polonais de la Turquie, et une déclaration formelle que le sultan renonçait à s'immiscer dans les affaires de la Pologne.

Le divan était ébranlé, lorsque les ministres de France et de Suède, Descorches et Mouradjea d'Ohsson, lui ayant rendu le courage nécessaire pour résister, Sélim III fit notifier à l'envoyé de Russie un refus positif à ses demandes; et quelques milliers de bourses qu'il fit délivrer à la légation moscovite terminèrent des débats dont on n'entendit plus parler. Bientôt après les haïdouts, qui avaient osé, au mois de février 1794, menacer Andrinople, furent battus par Akir pacha beglier bey de Romélie (1).

Le divan crut au retour de cette douce léthargie, qui ne lui laissait voir depuis long-temps ses peuples esclaves, que dans les misérables chargés de les opprimer. La mort de Catherine II lui permettait d'espérer que ses troupes, qui avaient franchi les limites de la Perse du côté du Caucase, rentreraient dans leurs positions, quand un cri, depuis long-temps ignoré dans la terre classique, retentit aux bords du Danube. Ses accents vainqueurs annonçaient à la Grèce asservie de nouvelles destinées! Le Thessalien Rigas avait retrouvé la lyre de Tyrtée et son enthousiasme, l'étincelle poétique de Pindare, la voix tonnante de Démosthène, et le compas d'Euclide.

(1) Béglier bey, prince des princes. On appelle ainsi les gouverneurs des grandes provinces qui ont sous eux d'autres gouverneurs.

I.

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Né à Véléstina, dans la Magnésie, en 1753, le précurseur de la liberté avait, à l'exemple de Platon, embrassé la carrière du commerce, pour obtenir l'initiation aux lumières, qui devaient servir au développement de ses projets.

Arrivé en 1790 à Bukarest, Rigas n'eut pas plus tôt appris les langues anciennes de la Grèce et de Rome, le français, l'italien, et l'allemand, qu'il appliqua ces connaissances aux intérêts de sa belle et malheureuse patrie. Né poète, devenu littérateur et géomètre, on le vit, au bout d'un noviciat de six ans, improviser des chants guerriers (1), tracer des cartes géographiques (2), et ébaucher une chronologie, en resserrant dans le cadre le plus circonscrit les connaissances qu'il voulait répandre parmi ses compatriotes. Hymnes patriotiques, traductions (3), tables topographiques, éphémérides, tous ces travaux se rapportaient à une idée dominante l'affranchissement de la Grèce. Non moins habile à tirer parti des mécontentements publics ou privés, il s'occupait en même temps à organiser une synomotie ou conjuration contre le despotisme; et il eut à s'applaudir de ses succès. Son éloquence et la considération qu'il acquit ne tardèrent pas à lui procurer le concours d'un grand nombre d'archevêques, d'évêques, d'archontes, de capitalistes, et d'étrangers de distinction. Mais, ce qui ne pouvait être que l'ouvrage d'un homme de génie, ce fut d'attirer dans son parti une foule de Turcs de Constantinople déjà tra–

(1) C'était le Atûre, faïdes tõr Exaúvær, qui est une imitation de la Marseillaise. Il la traduisit à la sollicitation d'un général français, alors républicain fougueux, devenu depuis un personnage auguste.

(2) C'est la carte de la Turquie d'Europe et des Iles en douze feuilles, exécutée aux dépens des négociants grecs, ouvrage incorrect, mais considérable pour le travail et les frais qu'il a nécessités.

(3) Ses traductions sont une partie du voyage d'Anacharsis; un traité de tactique militaire; un traité élémentaire de physique à l'usage des gens du monde; quelques romans tels que les Amans délicats et la Bergère des Alpes.

vaillés par les novateurs français, et d'enrôler, dans la vaste conspiration qu'il ourdissait le fameux pacha de Vidin, Passevend Oglou.

Rigas avait conçu le dessein de faire servir ce rebelle fameux de pivot au mouvement insurrectionnel qu'il méditait; mais ce rôle était réservé au satrape de Janina, qui n'était lui-même appelé qu'à être le mobile de la régéné– ration de la Hellade. Ce fut après avoir tracé le cadre de son entreprise qu'il se retira à Vienne, afin d'étendre ses correspondances avec ses compatriotes qui se trouvaient à l'étranger. On en comptait quelques-uns en France, un grand nombre à Venise, à Padoue, dans les universités d'Allemagne, et dix-huit mille employés sous les drapeaux ou dans les administrations de l'empereur de Russie. Tous furent invités au grand secret de la sainte épanastasie, ou insurrection; tous avaient le mot de passe: Victoire à la Croix!..... Alors Passevend Oglou jeta au feu les firmans qu'il tenait du sultan, en déclarant qu'il ne connaissait plus de pouvoir légitime que la volonté du peuple et son épée. Cette déclaration fut reçue à Constantinople, de la part du divan, avec cette inquiétude vague qui caractérise des ministres accoutumés à ne trouver un remède aux commotions politiques que dans le bénéfice du temps.

C'est le propre des états despotiques d'être en proie aux rébellions. L'histoire ottomane ne parle que d'incendies, expression ordinaire de la volonté des bandes armées de la capitale et signal des régicides; elle n'est remplie que du récit des révoltes des satrapes; jamais il n'y est question du peuple; et, si on jugeait du vrai possible par le vrai connu, on ne pourrait croire qu'un pareil gouvernement existe encore au dix-neuvième siècle. La tyrannie, cependant, n'est pas le pire des maux. Quelque vicieuse que soit son essence, le centre de son action est supérieur à la force des ligues anarchiques, dont les passions paralysent les moyens destinés à faire leurs succès.

Ali, mu par une volonté dominante, indifférent sur le choix des moyens, toujours prêt à commettre des crimes, sans cesse dirigé vers un but, empiétait méthodiquement pour se fortifier avec régularité, sans que les Souliotes imprévoyants fissent attention à l'accroissement de sa puissance. Ainsi au lieu de profiter de son absence, pendant sa campagne dans la haute Albanie, pour attaquer Janina, dont il avait laissé la surveillance à ses fils Mouctar et Véli, alors jeunes et sans expérience, les Souliotes se contentèrent d'exercer des rapines qui tournaient au profit de quelques individus, sans être avantageuses à la chose publique. La révolte du pacha de Vidin pouvait également être favorable à leurs intérêts; ils avaient reçu des communications de Rigas, qui leur avait envoyé quelquesuns de ses affidés, lorsqu'un événement inattendu attira l'attention générale des Épirotes d'un autre côté.

La république de Venise avait été effacée du rang des puissances de l'Europe, et le traité de Campo-Formio donnait à la France l'archipel Ionien avec ses dépendances en terre ferme. Cette nouvelle circulait dans la Grèce, lorsque, le 26 juin 1797 (9 messidor an V), un littérateur plein d'avenir, brillant de jeunesse, M. Arnault, vint, au nom de la France victorieuse, arborer son pavillon couronné de lauriers héréditaires, sur les donjons de l'antique acropole de Corcyre (1). Il faut avoir vécu en Orient à cette époque, pour savoir l'impression que causa l'arrivée des Français dans les mers de l'Ionie. Leur nom répandait un prestige incroyable parmi les nations. Trop heureux alors pour douter de l'inconstance de la fortune, et croyant n'avoir que des amis parce qu'ils se présentaient comme des libérateurs, un des hommes de ces temps d'illusions, l'ad

(1) Cinq jours après cette prise de possession, le 15 messidor an V (5 juillet 1797), le général Gentili consomma l'occupation. Il trouva dans la place de Corfou 510 bouches à feu, et pour garnison, dans les Sept Iles et dépendances, 3828 soldats vénitiens. Correspondance inédite de Napoléon Bonaparte, t. II, p. 424.

judant-général Rose, vint fraterniser avec Ali pacha, qui reçut de ses mains la cocarde tricolore.

On s'imagina avoir fait une conquête dans la personne de l'enfant du crime et de la fortune; mais, plus adroit que le missionnaire de la liberté, le satrape, en répondant avec effusion à cet apôtre des doctrines du délire, sut habilement profiter de son inexpérience pour lui persuader qu'il était et qu'il serait à jamais le meilleur ami des Français. Il l'entoura de prestiges, de fêtes, et s'emparant de son esprit par la plus puissante des séductions, il lui fit épouser Zoïtza, jeune grecque, âgée de dix-sept ans, renommée par sa beauté entre les femmes enchanteresses dont Janina peut se vanter de posséder l'élite et la fleur. Le pavillon d'une république née au sein des tempêtes flotta à côté du Croissant dans le château du lac où se célébrèrent les nôces de Rose et de Zoïtza aux yeux noirs; l'archevêque Jérothéos bénit leur hymen; Mouctar, fils aîné d'Ali, fut le parrain de la couronne; et, ainsi qu'aux jours trop fameux des saturnales révolutionnaires, le métropolitain, les fils du satrape et les Albanais, dansèrent la carmagnole. On ne parlait que d'égalité, et on traita sur ce pied avec le général Gentili, gouverneur des îles Ioniennes, au nom de la répu blique française; protocole si nouveau dans la diplomatie de Constantinople, qu'on n'a jamais pu le traduire en turc (1).

On en avait mieux saisi le sens dans le cabinet de Janina, et Ali, qui s'empressait de déférer aux demandes des républicains, leur ayant fourni des boeufs à crédit pour l'armée et le ravitaillement de l'escadre de l'amiral Brueys, demanda à être traité avec une réciprocité fraternelle. A la vérité, ce qu'il avançait à ses amis, qui ne l'ont ja

(1) Après avoir consulté tous les linguistes, on se décida à Constantinople à se servir du mot Réboublika, et cette république fut reconnue par la considération spéciale qu'elle ne pouvait pas épouser une princesse d'Autriche, comme cela avait eu lieu sous le règne du plus infortuné de nos

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