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mais payé (1), ne lui coûtait guère que la peine de le prendre à ses vassaux; mais on n'était pas tenu d'entrer dans ces détails. Il fallait rendre services pour services. Ses demandes semblaient marquées au coin de la modération. Il se plaignait sans amertume des mauvais procédés des Vénitiens qui n'avaient jamais cessé d'assister ses ennemis, et notamment les Acrocérauniens, en priant qu'on voulût bien se désister de cette politique aristocratique. Comme toute innovation était alors à la mode, on ne manqua pas de se départir des sages maximes de Venise ; et des ; hommes qui se vantaient de combattre pour la liberté, permirent à un tyran de mettre des armements en mer, afin d'attaquer les peuplades indépendantes de Nivitza-Bouba et de St-Basile, qu'il ne pouvait réduire sans cette concession. Ces deux bourgades, situées dans la chaîne maritime des monts Cérauniens (2) étaient libres, sous la protection du visir de Bérat, auquel elles pay aient une légère redevance. Leurs habitants, par suite d'usages anciens, s'expatriaient pour servir dans le régiment royal Macédonien, sous les drapeaux des Bourbons de Naples, sans jamais perdre de vue leurs montagnes, dans lesquelles ils rentraient au terme de leur carrière militaire. Unis à la ligue des Schypetars par le fait, ils ne participaient que rarement aux intrigues des autres cantons, se contentant de prendre les armes quand on les attaquait, ou lorsque la cause publique l'exigeait; et, satisfaits de leur sort, ils vivaient de leurs épargnes, de leurs pensions de retraite, et des fruits de leur territoire.

Cette condition était trop prospère, pour n'avoir pas excité l'envie du satrape de Janina; car l'indépendance de ces cantons faisait son tourment. Il cherchait depuis long

(1) Ali pacha ayant souvent réclamé cette créance, on lui répondit, à sa manière, que comme il ne payait pas les dettes de ses devanciers, ni même celles de son père, de même l'empire ne payait pas pour la république. L'observation ne lui fit pas plaisir; mais il dut s'en contenter.

(2) Voyez tom. I, ch. vii, de mon Voyage dans la Grèce.

temps à en altérer la tranquillité pour les accabler; mais, les Vénitiens qui regardaient l'Adriatique comme une mer close, en vertu de la donation de je ne sais quel pape, l'avaient toujours empêché de faire sortir des armements. Ils exerçaient surtout une grande surveillance à cet égard, depuis qu'il avait obtenu de la Porte la possession, à titre de . ferme, du vaivodilik d'Arta, qui lui donnait des ports dans le sein Ambracique. Du côté de la terre ferme, les Chamides s'opposaient à ses projets; et Moustapha, fils de Sélim, pacha de Delvino, que le Grand-Seigneur avait rétabli dans l'emploi et les biens de son père, dont il avait trop tard reconnu l'innocence, lui fermait la route la plus directe de l'Acrocéraune. Ainsi, il ne restait à Ali que de tromper les Français, chose à laquelle il parvint en caressant les chimères de leurs chefs militaires (1). On consentit à ce que le Baïrac (2) ottoman parût dans le canal de Corfou, où il n'avait osé se montrer que pour couvrir quelques barques marchandes, depuis la victoire navale de Lépante, jour à jamais mémorable, qui vit le triomphe de la Croix et la défaite du Croissant.

Après avoir obtenu la permission qu'il souhaitait, Ali s'occupa du soin de son entreprise, avec cette sagacité qui

(1) Il adressa à cette époque au général Bonaparte une lettre confiée aux soins du jeune Eugène Beauharnais, envoyé en mission à Corfou, où il arriva le premier dimanche de novembre 1797, au moment où on célébrait la fête de saint Spiridion. Il apportait la nouvelle de la réunion des Hes Ioniennes à la République Française, et la dépêche d'Ali dont il était porteur fut imprimée dans les journaux du temps. Dans un de ses voyages à Loroux, il écrivait au commandant français de Prévésa qu'il était le plus fidèle disciple de la religion des jacobins, et qu'il voulait être initié au culte de la carmagnole ( car il croyait que c'était une religion nouvelle ), et, comme il me l'a dit depuis, un charme qui faisait triompher les armes des Français. Par suite de ce penchant aux bonnes doctrines, le néophyte s'est jeté depuis dans les bras des Carbonari.

(2) Les Turcs, qui n'accordent que leur mépris aux souverains de la chrétienté, donnent le nom de Patchaoûra, Torchon, ou Guenille, aux pavillons de France, d'Angleterre, de Russie, etc.; et ils appellent le leur Baïrac, la Bannière.

consiste, disait-il souvent, à employer tous les moyens contre son ennemi, ne fût-il qu'une fourmi. Son expédition, dont le but était ignoré, préparée en secret au fond du golfe Ambracique, mit à la voile pendant la semaine sainte de l'année 1798, et arriva la veille de Pâques, après le coucher du soleil, dans une anse voisine de Louvoco, où le débarquement s'opéra en silence.

Les chrétiens du rit grec célèbrent la solennité de la Résurrection avec des cérémonies particulières. Les familles se convient et se rapprochent pour manger l'agneau; c'est la grande époque des mariages; les discordes cessent; dans les villes habitées par les Turcs, on élargit les prisonniers chrétiens, afin qu'ils puissent participer au banquet de famille (1), et la joie pénétrait même alors jusqu'au fond des cachots du tyran de Janina. Par un usage qui remonte aux premiers siècles de l'église (2), la liturgie qui ouvre cette phrase d'allégresse, appelée le jour par excellence (3), a lieu à minuit; et quand le prêtre du fond du sanctuaire entonne le chant qui annonce la résurrection du Christ, la grace semble descendre sur les fidèles, qui se donnent le baiser de paix, et se livrent aux transports de joie qu'inspire l'annonce du grand mystère.

Ces paroles venoient de retentir au milieu des choeurs des chrétiens; des vierges et de jeunes grecs, le front ceint du bandeau nuptial, attendaient l'instant du bonheur; ils s'avançaient vers l'autel, lorsque les Turcs, qui s'étaient approchés à la faveur des ténèbres, enfoncent les portes des

(1) Ces jours, dans lesquels on relâche les prisonniers, sont également consacrés chez les Albanais par des trèves, qui retracent ce qu'on appelait parmi nos ancêtres la paix de Dieu.

(2) Cet usage est confirmé par Lactance: Hæc est nox, quæ à nobis propter adventum regis ac Dei nostri, pervigilio celebratur (lib. VII, c. 19). Pascha nox ideò pervigil dicitur, propter adventum regis ac domini nostri, ut tempus ejus resurrectionis nos non dormientes, sed vigilantes inveniat (ISIDOR. lib. VI, Origin., c. 16).

(3) La liturgie commence par ces paroles : Αὕτη ἡ ἡμέρα ἣν ἐποίησεν ὁ Κύριος, Voici le jour que le Seigneur a fait. Psal. cxviii, v. 24.

églises, et se précipitent comme des tigres altérés de sang sur des hommes sans défense. Les prêtres sont égorgés à l'autel; les hommes, les femmes et les enfans tombent sous le fer des assassins, et ceux que le hasard épargne voient des tourbillons de flammes s'élever de leurs maisons. Épouvantés et ne sachant où fuir, les plus agiles, poursuivis à outrance, ne font que prolonger leur agonie, pour mourir de la main des bourreaux; car dès que le jour parut, la lumière leur révéla la présence du féroce Jousouf Arabe, qui fit succéder les supplices aux massacres.

On remarqua, dans cette épouvantable catastrophe, une famille composée de quatorze individus pendus au même arbre, qu'on appela long-temps, à cause de cet événement, l'Olivier des martyrs. D'autres furent mis en pièces, ou brûlés vifs; et on regardait comme une faveur la grace d'être décapité. Ainsi furent exterminées les populations des deux principales bourgades de l'Acrocéraune, au nombre de six mille individus, et la terreur qu'inspira ce carnage amena la soumission de tous les villages de la côte jusqu'à port Panorme, que le satrape fit fortifier, ainsi que le monastère de SaintBasile, dont les religieux périrent par le glaive.

Au retentissement de la chûte des tribus guerrières de l'Acrocéraune, les chrétiens de l'Épire murmurèrent contre le ciel, sans se rappeler que la Providence, après s'être servie des tyrans et de quelques méchants comme de bour

reaux, les fait punir par leurs semblables, ainsi que les

criminels dont le châtiment est nécessaire au gouvernement moral de l'univers.

Cet événement, qui n'avait coûté la vie qu'à des chrétiens regardés comme des demi-rebelles et des brigands, fut généralement agréable aux mahométans, et surtout au divan. Ainsi Ali pacha acquit une réputation nouvelle de capacité par cet holocauste, qui lui valut l'épithète d'Arslan (lion) (1), dans les firmans de guerre qu'on lui adressa

(1) Ce titre, moindre que celui de gazi, que j'expliquerai ailleurs, est

pour marcher contre Passevend Oglou. Il sortit alors de Janina, précédé d'un nom redouté, emmenant avec lui un corps de huit mille hommes, qu'il doubla au-delà du Pinde, au moyen des contingents de la Macédoine, et il laissa le soin de son gouvernement à son fils Mouctar, qui était devenu capable de gérer les affaires de l'Épire.

Tenez-vous en garde contre le peuple, dit la sagesse orientale; quand il a la force de parler, il a celle d'agir : veillez à ses discours; imposez-lui silence, et vous n'aurez pas à redouter ses actions. Heureux le roi qui gouverne ses sujets par le glaive et la terreur. Le vertueux Sélim III, la postérité lui donnera ce surnom, convaincu que ces maximes de l'âge d'or du despotisme ne l'avaient pas empêché d'ètre battu par les infidèles, que les traités de paix éternelle avec la Russie n'avaient rien de durable, que l'empire Ottoman, ébranlé par l'anarchie, touchait à son déclin, avait senti qu'au lieu du cordon des muets et du poignard des Capigi-Bachis, il fallait, pour régner, une armée disciplinée et des finances afin de l'alimenter. Il avait, en conséquence, décrété le Nizam-Dgédid ou milice régulière, et établi un nouvel impôt qui pesait particulièrement sur le vin, dont l'usage est interdit aux musulmans. Il n'en fallut pas davantage pour agiter l'ouléma (1), qui ne boit que l'eau, si l'on en croit ses casuistes, et ne va surtout ja– mais à la guerre ; et depuis le mouphti jusqu'au dernier

de

une locution du protocole usité dans l'Orient, comme celle de lion de la tribu de Juda, donnée à l'un des Machabées. L'individu auquel elle est adressée ne l'accole jamais à son nom; ce qui serait aussi ridicule que si un de nos généraux, qualifié de brave par le roi, ajoutait cette épithète à ses qualités honorifiques.

(1) Oulémas, ou docteurs de la loi. Ce corps se compose de trois classes: les juges, les interprètes de la loi, et les ministres du culte. Si l'on réfléchit qu'il y avait en 1805, à Constantinople seulement, 485 mosquées pour la prière du vendredi, et, en y comprenant les succursales, cinq mille mosquées ordinaires, on aura une faible idée du nombre de ces individus dotés par la superstition, qui défendent les vieux us (Adet) contre l'autorité, par les armes de la religion.

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