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lade s'étant engagée de nouveau, le général crut devoir se porter à la redoute où quatre-vingts de ses soldats formaient un corps de réserve, les autres étant répandus par pelotons sur une échelle disproportionnée à leur nombre. On tirait par intervalles, lorsqu'au point du jour on aperçut les drapeaux d'Ali pacha flottant sur les hauteurs de Mickalitchi, où il resta transi de frayeur, ainsi que je l'ai appris d'un de ses secrétaires, tandis que ses hordes, conduites par les agas de l'Albanie, se précipitaient dans la plaine. Un parti de Souliotes, qui parut à la gauche des Français, tira en l'air, et se sauva dans les montagnes ; les Prévésans imitèrent leur exemple, en se débandant; et les Arnaoutes, profitant de cette double défection, étouffèrent le feu des canons du bataillon de la sixième demi-brigade. Ils montèrent à la redoute tête baissée, et le général, ainsi que le colonel Hotte, qui tua trois cavaliers ennemis de sa main, n'eurent que le temps d'arborer une écharpe blanche à la pointe d'une baïonnette, pour annoncer aux Turcs qu'ils se rendaient à discrétion.

En un moment, la campagne fut inondée de leurs bandes frénétiques, et la fureur, en divisant ses coups, n'en frappa que de plus homicides. Là périrent Verdier et Buchet, capitaines; Lanaud lieutenant; Guigny et Marchal sous-lieutenants. Chaque pan de mur ou d'édifices romains de la ville d'Auguste devint un lieu de défense pour nos soldats, et l'ennemi dut sacrifier un grand nombre des siens pour les en débusquer. Quelques-uns même des Français parvinrent à se dégager, et quatorze chasseurs commandés par Lenoble, sous-lieutenant dans la sixième demi-brigade, se retiraient vers le port Vathy, lorsqu'ils furent assaillis par la garde municipale qui les avait trahis; leur heure fatale était marquée, et ils tombèrent au milieu de ces lâches ennemis, qu'ils chargèrent à la baïonnette, après avoir épuisé leurs munitions.

Les Prévésans qui venaient d'égorger leurs défenseurs, espéraient en tirer avantage auprès d'Ali pacha, lorsque

des tourbillons de flammes et de fumée leur apprirent que ses troupes, conduites par Békir Dgiocador (1), les avaient devancés dans leur ville. Ils aperçoivent en même temps la mer couverte de barques chargées de femmes et d'enfants qui se réfugiaient à la plage d'Actium, ou vers Leucade sans se douter que ces objets de leur sollicitude, pour lesquels ils avaient sacrifié jusqu'à l'honneur, devaient leur salut à un Français.

Dès le commencement de l'action, le général La Salcette avait expédié Bouchard, fusilier à la soixante-dix-neuvième demi-brigade, et Giraque tambour, pour faire avancer la bombarde la Frimaire, qu'il croyait mouillée à Prévésa. Elle s'était éloignée; et les deux soldats apprenant qu'elle se trouvait à Leucade, ne balancèrent pas à se jeter à la nage, pour aller lui prescrire de venir au secours de tant de malheureux prêts à périr. La distance était de deux lieues; Giraque épuisé de fatigue se noya, et son compagnon d'armes ayant tout fait pour le sauver, parvint, en se reposant de récifs en récifs, à remplir la commission dont son général l'avait chargé. La bombarde appareilla, mais elle ne pouvait plus offrir qu'un secours tardif.

Le capitaine des grenadiers Tissot, puisse son nom vivre à jamais dans le souvenir des hommes, resté à la garde du dépôt avec quatre-vingts grenadiers et sapeurs, était parvenu à arrêter les Albanais. Le lieutenant Bertrand, qui commandait son avant-garde, venait d'être coupé en morceaux par un détachement de cavalerie arnaoute. Adossé à l'église de Saint-Caralambos, derrière une barricade de caisses et de tonneaux, Tissot soutenait depuis deux heures et demie de temps, une lutte sanglante contre plus de deux cents Turcs, pour favoriser la fuite des familles chrétiennes. Sa valeur était sur le point de triompher, il allait peut-être rétablir la fortune du combat ; car on découvrait une esca

(1) Békir Dgiocador, Békir le joueur, surnom qu'il avait reçu à cause de sa passion effrénée pour le jeu.

drille sortie de Sainte-Maure, qui lui apportait un renfort de six compagnies de chasseurs, lorsque les vents accompagnés d'un grain, soufflant tout-à-coup d'un bord opposé, forcèrent ce secours désiré à rétrograder.

Cependant la Frimaire avait attéré à Prévésa et recueilli quelques blessés, ainsi qu'un grand nombre de Grecs qui se précipitaient dans la mer, lorsque trompée par un faux récit, elle s'éloigna tout-à-coup. Frappés d'étonnement, les soldats français sont consternés. Ils ne voient plus devant eux que la mort, lorsque l'intrépide Tissot s'écrie: Camarades, trahirons-nous nos serments? Insulterons-nous par une conduite pusillanime, aux mánes de nos compagnons qui ont terminé dans cette journée leur carrière avec tant d'héroïsme! Non, mourons si nous ne pouvons vaincre ; et sur le bord de la tombe, honorons encore notre patrie! Laissons ici des empreintes terribles de notre valeur ; que nos ennemis même, en parlant des combats de Nicopolis et de Prévésa, soient remplis d'admiration ; qu'ils tremblent désormais, au seul nom de Français (1).

Il dit, et suivi du sous-lieutenant Chéron, il charge l'ennemi avec fureur. Il le contient, et ce n'est qu'à quatre heures après midi, que Tissot à la tête de huit soldats couverts de blessures, remet son épée brisée à Mouctar pacha, qui l'accable d'injures et de traitements barbares. L'affaire avait duré six heures de temps, lorsqu'on aperçut Roches, grenadier, qu'on venait de désarmer de son fusil, met— tre le sabre à la main, tuer un des écuyers de Mouctar, se faire jour à travers une horde de Turcs, se précipiter à la mer en criant vive la république, et finir dans les flots une vie glorieuse, qu'il ne voulait point tenir d'un ennemi que son coeur intrépide méprisait.

(1) Les blessés qui tombèrent au pouvoir de Mouctar furent Tissot et Chéron; l'Enfant, grenadier, frère d'un tambour tué le même jour à Nicopolis; l'Amoureux, grenadier; Larray, sapeur; Petit, sergent-major; Prieur, sergent; Bay, fourrier, et Morta, grenadier. — Voyez Bellaire, p. 409, 410 et 411.

On se battait ainsi avec toutes les ressources du désespoir, depuis Prévésa jusqu'à Nicopolis, sur un rayon de quatre milles de terrain, traversé par une voie romaine; et tandis que Tissot s'illustrait, un de ces traits d'audace, renouvelés plusieurs fois dans ce siècle de miracles guerriers, terminait la sanglante journée du quatre brumaire, en couvrant de gloire le capitaine Richemont. Prévoyant l'issue d'une affaire qui ne pouvait être que désastreuse, dès qu'il connut la défection des Grecs, il s'était saisi d'un fusil, et, cédant pas à pas le terrain, il avait gagné le massif du grand théâ– tre de Nicopolis, qui lui servait d'épaulement. A côté de lui, parut presque aussitôt le jeune lieutenant de grenadiers Gabory de Nantes, aussi célèbre dans l'armée pour sa beauté que par sa bravoure. Richemont lui propose de rallier quelques soldats de sa compagnie, qui périssaient en détail. Gabory se rend à cet avis; mais à peine avait-il quitté son ami, qu'il fut assailli par un cavalier arnaoute auquel il donna la mort, qu'il reçut à son tour de plusieurs coups dirigés contre lui. A ce spectacle Richemont ne pense plus qu'à mourir, en vendant chèrement sa vie.

Son fusil armé, il mesure de l'oeil l'espace qui le sépare des Albanais, qui bondissaient comme des sangliers, lorsqu'un d'entre eux l'aperçoit. Il vient en pressant le galop de son cheval : Richemont court à sa rencontre, et, évitant son choc, il le renverse sans vie d'un coup de baïonnette; un second qui s'avance pour venger son camarade, tombe percé d'une balle. Richemont semble à lui seul un peloton de soldats; l'ennemi effrayé lui donne le temps de charger son fusil et de regagner le pilier du théâtre. Alors, un escadron entier voltige autour de ce noble soldat, dont la contenance assurée repousse les plus audacieux. Il réser– vait, lui ai-je entendu dire souvent, son dernier coup de feu pour Mouctar pacha, qui venait enfin de se montrer. Il le reconnaît, l'ajuste, et la balle, au lieu d'atteindre le fils aîné du satrape, frappe et casse la cuisse de son écuyer.

Alors une grêle de balles pleut sur Richemont, mais sans lui faire aucune blessure grave. Son arme qui étincelle entre ses mains, fait reculer les cavaliers qui se heurtent et semblent devoir l'accabler; enfin, comme pressé de terminer la lutte, il s'élance vers les barbares, et sa baïonnette qui reste enfoncée dans la tête d'un cheval qu'il frappe, le livre sans défense à la rage sanguinaire des barbares.

En un instant, il est couvert de blessures. Un coup de sabre lui fait une plaie profonde au bras; son corps est ensanglanté; on déchire ses vêtements; on l'enlève par les cheveux pour lui trancher la tête, lorsque Hassan Tchapari, aga de Margariti, suspend le coup fatal et sauve le brave des braves.

Une femme française illustrait en même temps cette mémorable journée par un trait de piété filiale. Non moins courageuse que cette mère agenouillée devant un lion auquel elle redemandait son fils, elle venait de fléchir le cœur d'un soldat turc! Fuyant avec son enfant, elle est arrêtée par un Schypetar Guègue qui veut trancher la tête de cette faible créature. Vainement elle pousse des cris perçants, lorsque tombant à ses pieds elle lui présente son sein en faisant signe au barbare de la percer.... Le Musulman s'étonne, pâlit, laisse tomber son glaive, et rendant l'enfant à sa mère, lui ordonne par ses gestes de fuir promptement. La tendresse la ranime; elle côtoie en courant la plage, et on la reçoit sur une barque chargée de fugitifs, qui la transporte à Leucade.

Ali, descendu sur le champ de bataille, au milieu des houras de la victoire, commande de respecter Richemont. Il fixe avec des yeux étonnés une pyramide composée des têtes de nos vaillants soldats. Il admire la sévère beauté de leur physionomie couverte des voiles du trépas. Il s'étonne de leur jeunesse ; hélas! il a neigé sur les montagnes (1);

(1) XINVITE 'S Tà Bouvά. J'ai conservé cette métaphore, que les Grecs emploient pour dire qu'un homme a vieilli.

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