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les vétérans de notre gloire, échappés au fer d'Ali, couverts de cicatrices, n'offrent plus qu'une tête blanchie aux regards de la pitié publique ; et ces volontaires, qui méritèrent tant de couronnes civiques, sont réduits, la plupart, à demander le pain de l'aumône. Qu'est devenu Richemont? Trop heureux ceux qui ont vécu! et vous, ames généreuses, honneur de la France, puissent, à défaut de cippes et de monuments, mes faibles écrits transmettre votre souvenir à la postérité!

Après avoir savouré le plaisir du carnage, le pacha enjoint à Tahir et au vieux Abas, son père, de conduire à Janina les esclaves français chargés des têtes de leurs camarades, qu'on leur fit écorcher. Pour lui, il tourne aussitôt ses pas vers Prévésa, où il arrive pour arrêter l'incendie. Il s'empare du consulat de France, et se réservant le privilége du meurtre, il fait publier l'ordre de suspendre les

massacres.

L'archevêque Ignace d'Arta, qu'il conduisait avec lui pour persuader aux Grecs qu'il n'en voulait pas à leur religion, est appelé au conseil et chargé d'engager les chrétiens à rentrer dans leurs demeures, avec la garantie d'une entière sûreté. Ali écrit en même temps au gouverneur de Leucade, que ce qui vient de se passer est l'effet d'un mal-entendu, et qu'il s'est vu contraint de tirer l'épée, parce que les Français ayant dépassé la frontière, en occupant Nicopolis, il craignait qu'on ne l'accusât d'avoir vendu le territoire du Sultan, s'il ne les avait repoussés de cette position.

Il donnait, dans une autre lettre adressée au général Chabot, le détail de ce qui venait d'avoir lieu. Il se justifiait d'avoir arrêté l'adjudant-général Rose (1), en disant que c'était afin d'avoir auprès de lui, sous le titre d'otage, un négociateur non avoué, dans le sein duquel il déposerait ses plus secrètes pensées. Il le priait en conséquence de

(1) Il y avait en cela quelque chose de vrai ; car il ne se décida, qu'après plusieurs sommations du divan, à envoyer ce prisonnier à Constantinople.

renvoyer à Janina l'épouse de cet officier, pour qu'il ne vécût pas séparé de la plus douce de ses consolations, et on y consentit. Enfin, il terminait sa lettre en ces termes : « Il >> est des nécessités auxquelles il faut se soumettre. Con» sidérez ma position, et jugez-la impartialement dans >> votre sagesse. La Porte a déclaré la guerre à votre ré» publique. Je suis de plus informé que le sultan a conclu » un traité d'alliance offensive et défensive avec la Russie » et l'Angleterre, puissances qui sont les ennemies irrécon>> ciliables de votre pays et du nôtre. Leurs flottes s'avan>> cent vers les Iles Ioniennes ; devais-je attendre que les >> Russes s'établissent dans l'Épire, en occupant les quatre >> cantons qui appartenaient à Venise? J'ai donc été réduit » à la dure extrémité de m'emparer de Buthrotum et de » Prévésa; Vonitza est sur le point de m'ouvrir ses portes, » et j'ose espérer que vous voudrez bien faire évacuer >> Parga. Notre commun intérêt exige cette condescendance » de votre part. En devançant ainsi nos ennemis, nous les >> brouillons avec le Sultan, et vous trouverez en moi un » allié d'autant plus sincère, que je serai indépendant par >> le fait des localités. Ce sera alors que je pourrai vous >> assister si vous êtes bloqués, tandis que les assiégeants » seront à ma disposition pour les subsistances, que je ne » manquerai pas de leur refuser, sans me compromettre » auprès de la Porte ».

"

Le satrape adressait en même temps une sommation aux Parguinotes, pour égorger la garnison française dont il leur enjoignait de lui apporter les têtes, leur promettant à cette condition sa clémente protection.

Après avoir ainsi combiné son plan, Ali pacha exigea du pieux archevêque d'Arta, de se rendre sur la plage d'Actium, où les débris de la garde nationale de Prévésa s'étaient réfugiés, en lui remettant un plein pouvoir pour régler une capitulation; car ils étaient de plein droit sujets de la France et non de la Porte Ottomane. Ignace, qui aurait dû

savoir que la foi des tyrans n'est jamais qu'une cruelle perfidie, détermina ainsi trois cent soixante-dix de ces fugitifs à mettre bas les armes. Il fut stipulé qu'ils s'embarqueraient sur une corvette du pacha, chargée de les transporter à Salagora, afin de ne pas les laisser rentrer dans leurs foyers, pendant la première effervescence des troupes, qu'Ali avait lui-même de la peine à contenir.

La précaution semblait dictée par la prudence; rien ne devait leur manquer ; l'archevêque Ignace, convaincu de ce qu'il annonçait aux Prévésans, partit en leur donnant cette assurance. Ce furent les dernières paroles d'espérance qu'ils reçurent; car à peine le vaisseau qu'ils montaient eut-il pris le large, qu'on les encombra dans les entre-ponts; et les écoutilles ayant été fermées sur eux, le réduit où ils gisaient ne leur présenta plus que l'image anticipée du tombeau.

En attendant l'heure de la vengeance, trop lente au gré de ses désirs, Ali, qui avait arrêté l'incendie, livrait Prévésa à un pillage méthodique. Les ornements des églises, les vases sacrés du sanctuaire (1), les meubles et les effets des particuliers étaient apportés à ses pieds. Après avoir prélevé la part du lion, il distribuait aux soldats Albanais des capes, des hardes et des ustensiles de cuisine. Il partageait, entre les agas, des enfants, objets de leur luxure, des vierges timides, des religieux, des religieuses; et quinze cents chrétiens furent ainsi distribués aux descendants d'Agar. Afin d'établir une sorte de distinction entre les captifs, il consentit à recevoir la rançon des Ioniens de Sainte

(1) Je l'ai encore vu dix ans après prendre des glaces sur la patène volée à l'église latine, et boire dans le calice : les candélabres, les colonnes doréés, avaient été employés à orner une chambre particulière de son palais. Enfin, j'ai un jour remarqué, à l'une de ses ceintures, les extrémités d'une étole sur lesquelles il y avait deux têtes de chérubins en broderie ; et comme mon frère lui en fit l'observation, il répondit que, quand l'archevêque de Janina mourrait, il ne se ferait pas de scrupule de porter, si cela l'accommodait, sa couronne et sa chape.

Maure pris les armes à la main, en autorisant leurs parents et leurs amis, auxquels il accorda des saufs-conduits, à réclamer leurs frères partout où ils les trouveraient. Au milieu de cette confusion, apercevant Ignace, à peine eut-il connu le résultat de sa mission, qu'il lui ordonna de partir immédiatement pour Janina. Il dirigea en même temps son fils Véli vers Paramythia; et, après avoir laissé le commandement de Prévésa à Mouctar, qui avait sous ses ordres Békir Dgiocador, il s'embarqua à la nuit tombante pour Salagora, où le vaisseau chargé des Prévésans capitulés s'était rendu.

Dès que le soleil parut à l'horizon, Ali pacha, qui voulait célébrer sa victoire par une triple hécatombe, fit dresser son sopha sur la galerie de la douane de Salagora. Il ordonna ensuite d'exhumer lentement, et l'un après l'autre, de la sentine du vaisseau, les chrétiens qu'on amenait devant son tribunal, en les traînant par les cheveux. Inclinés sur le bord d'un terrain préparé en forme de cuve, en vain ils élevaient vers lui des mains suppliantes, il ne répondait à leurs cris qu'en donnant, avec un rire guttural, le signal qui faisait tomber chaque tête. Il criait même, comme Caligula au bourreau, de frapper le patient de manière qu'il se sentît mourir!

A mesure que les victimes tombaient, comme ces tau— reaux jadis immolés aux autels des Euménides, des acclamations se faisaient entendre ; on se précipitait sur leurs dépouilles, on insultait à leurs tristes restes. Cependant vers la fin des supplices, le bras du nègre Osman, qui n'avait cessé d'égorger, s'arrêta; son corps nu jusqu'à sa ceinture éclatante d'or, qui attachait un caleçon de pourpre, s'agita convulsivement; ses genoux fléchirent, et il tomba, asphyxié, au milieu des martyrs, exhalant son ame impie, aux yeux de celui dont il était le féroce instrument.

On n'avait que l'embarras du choix pour trouver un successeur au bourreau, car tous les Schypetars mahomé

tans offraient leurs bras, lorsqu'on vit s'avancer à force de rames et de voiles, à peine enflées par les brises mourantes du soir, une barque portant pavillon parlementaire. Elle venait arracher des chrétiens à la mort. Elle semblait impatiente d'arriver; les marins, à défaut de vent, forçaient d'avirons ; elle aborde en refoulant la vague.

Un homme s'élance à la plage, il présente un sauf-conduit d'Ali pacha, il se nomme : c'était Gérasimos Sanghinatzos d'Ithaque. Il se trouvait à Leucade au moment du sac de Prévésa; il avait fait négocier le rachat de son frère et de son cousin, qui étaient prisonniers d'Ali. Il volait à leur délivrance chargé de la rançon convenue, lorsqu'il aperçoit les têtes des objets de sa plus chère affection, nageant dans une mare de sang. Il retient ses larmes, il dépose aux pieds du tyran l'or qu'il avait demandé, et courant vers le vaisseau, il désigne, comme son frère et son cousin, deux Prévésans, qu'on lui délivre. Il remonte aussitôt dans sa barque, s'éloigne et rentre au bout de quelques heures à Leucade, pour pleurer son frère et son cousin, en rendant grace à Dieu d'avoir dérobé deux infortunés au couteau, qui ne cessa de frapper que quand le dernier des chrétiens eut vécu; leurs cadavres privés de sépulture furent abandonnés pour servir de curée aux vautours et aux jakals de cette solitude.

Au récit des funérailles de Prévésa, les Mahometans de la moyenne et basse Albanie étaient accourus pour prendre part au pillage, dès qu'il n'y avait plus eu de dangers à courir. Il en arrivait chaque jour, et presque à chaque heure, des bandes nouvelles ; et Ali pacha, en rentrant dans cette ville, se trouva à la tête de plus de quinze mille hommes armés. Comme il n'y avait plus rien à voler, il leur laissa démolir les maisons, afin de chercher des trésors qu'ils y croyaient cachés ; et la faim les pressant au bout de quelques jours, il s'achemina vers la Thesprotie, où il s'était fait précéder par son fils Véli.

Il se proposait de fondre sur Parga, mais les escadres

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