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rait jamais dû occuper. Tout en laissant circuler ces bruits, Ali se trouva, dans trois mois de temps, à la tête de douze mille mahométans, qu'il dirigea contre la Selleïde.

Quoique soupçonneux et toujours aux aguets, les Souliotes n'avaient pas prévu cette attaque, et il ne purent, comme dans d'autres circonstances, former leurs provisions de siége. A cette faute, capable seule de les perdre, se joignit la défection de Georges Botzaris, qui avait été polémarque de la république pendant la première guerre. N'ayant pu obtenir sa prorogation dans cette charge du suffrage de ses compatriotes persuadés que la liberté périt ou Pégalité cesse, Georges passa, au premier signal de la marche des Turcs, dans les rangs d'Ali, sur la promesse qu'on lui avait faite, au nom de la Porte Ottomane, d'être élevé au grade de toparque de la Selleïde. Cependant, après les impressions fâcheuses que causèrent ces événements inaccoutumés, on reprit courage. La liberté, qui agrandit l'homme dans le malheur, redoubla l'énergie des chrétiens, qui, ayant tout sacrifié pour elle, résolurent de tenter les derniers efforts, afin de la mériter à jamais. On dressa en conséquence un état des ressources en vivres et en munitions, et on fit le dénombrement des troupes, qui se trouvèrent monter à quinze cents soldats, commandés par trente-un capitaines, chefs d'autant de pharès, ou tribus.

Que l'histoire recueille les noms des illustrations qui trafiquent du sang des peuples, notre plume révélera ceux des pauvres chevriers chrétiens que la Grèce proclamera dans l'avenir comme ses premiers libérateurs. Apprenons pour la première fois au monde, que ces héros furent Moschos, épouse de Tzavellas et mère de Photos; Dimos, Diamantis et Jean Zervas, cousins germains, unis par les liens du sang et de la valeur; Koutzonikas, guerrier couvert de blessures; Dimo-Dracos; Photos et sa sœur d'armes Caïdos; Kadgibelès, dont le père avait accompagné le vieux Bou

covalas, armatolis thessalien, au saint tombeau de J.-C.; Athanase Panos; Pascos Lalias; Georges Dangli; Jean Séphos; Georges Bousbos; Beikos et Zarbas; Koletzès Malamon; Pantazès Dotas; Anastase Kaskaris; Anastase Vaïas; Georges Carabinis; Athanase Photomaras; Nicolas, fils de Démétrius; Jean, fils de Georges; Diamantis, fils de Marc, de race noble vénitienne; Zegouris Diamantis; Jean Levkès; Georges Kalesperas, Kitzos, Pantazès; Panagiotis Lambros; Jean Peponè; Athanase Tzakalé, Metos Papaiani, et Costas Couritzès. Tous étaient braves, endurcis aux fatigues, et résolus à mourir pour la Croix et la patrie. Chacun d'eux, juge au conseil, capitaine en temps de guerre, obtint un poste dans le danger public qui s'annonçait. Le visir apprenant, sans en connaître la cause, les mesures que les Souliotes adoptaient, et s'imaginant y démeler des symptômes de division, crut en hâter le développement en attaquant leurs rochers. Son armée, dix fois à peu près supérieure en nombre aux forces des chrétiens obligés de surveiller plusieurs points, et composée d'hommes ivres de fanatisme, le détermina à tenter un assaut. On était alors au milieu de l'été; les rivières et les torrents étaient guéables, les approches des montagnes faciles, lorsque ses troupes s'ébranlèrent en poussant des hurlements accompagnés d'un feu de mousqueterie qu'elles ouvrirent hors de portée. Les Souliotes, commandés par Photos, fils de Tzavellas, Moschos, et Christos Botzaris, avantageusement embusqués, et accoutumés à un pareil fracas, attendirent, pour le faire cesser, l'approche des infidèles, dont ils éclaircirent rapidement les rangs par des décharges bien dirigées. Malgré leurs pertes, les soldats du satrape ne se rompirent qu'après sept heures de combat, en abandonnant aux bords de l'Achéron trois cent soixante-dix morts avec deux pièces de canon de montagne, des fusils, et un grand nombre de blessés qui tombèrent au pouvoir des chrétiens, auxquels il n'en coûta que quelques braves.

Cet échec ayant prouvé au visir qu'il avait en tête les vieux enfants de Souli, il fit négocier avec eux une trève, afin de racheter les morts, auxquels on donna la sépulture, et d'échanger les blessés, qui furent troqués contre des chèvres, des moutons et des ânes, en donnant par mépris un aga turc pour un baudet, et les soldats pour un égal nombre de bêtes à cornes. Ce fut à cela qu'aboutit l'expédition d'Ali pacha et de sa confédération d'agas, qui avaient juré de s'ensevelir sous les rochers de Souli, ou d'y arborer les drapeaux du Croissant. Avant de quitter le Chamouri pour retourner à Janina, le visir ordonna de former des camps retranchés à l'entrée des défilés, afin de bloquer les chré tiens, laissant l'inspection des troupes à Ismaël Pachô bey, et aux principaux agas de l'Albanie, qu'il plaça sous les ordres de son fils Mouctar pacha.

Malgré ces précautions, l'automne, qui est la saison ordinaire des épidémies, vint au secours des assiégés, et les soldats d'Ali ne tardèrent pas à éprouver sa funeste influence. Ils périssaient par centaines, et plus ils s'affaiblissaient, plus ils étaient harcelés par les Souliotes; de sorte que le satrape, qui ne cessait d'envoyer des recrues, se trouva contraint d'ordonner de déserter les rives marécageuses de l'Achéron, et de prendre une ligne de blocus plus éloignée.

Avant d'exécuter cette résolution, le pays fut dévasté par ses troupes, afin de ne pas laisser de ressources aux Souliotes; et, en évacuant les postes retranchés, on bâtit des tours, dans lesquelles on laissa des garnisons, qui nuisirent plus aux chrétiens que des attaques de vive force. Le visir tâcha, en même temps, d'ébranler la constance des Souliotes par des négociations astucieuses. Tantôt il leur proposait des sommes considérables d'argent et la possession d'un pays fertile, en échange de leurs montagnes arides d'autres fois, en leur faisant envisager leur perte comme inévitable, il leur offrait d'acheter leurs pro

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priétés, et de les laisser librement passer dans les îles Ioniennes. Mais ces propositions également fallacieuses, furent rejetées par les enfants de la Selleïde, qui lui répondirent que l'Épire était leur patrie, et la liberté une puissance divine, à laquelle ils avaient consacré leur vie.

Ce combat moral, non moins remarquable que leur courage, annonçait la noble résolution formée par les Souliotes, de mourir aux lieux qui possédaient les tombeaux de leurs pères. Neuf mois s'étaient écoulés depuis qu'ils étaient abandonnés à eux-mêmes : ils n'avaient perdu que vingtcinq hommes, morts les armes à la main; mais ils commençaient à éprouver les maux de la disette. Il fallait aviser aux moyens de prolonger une existence consacrée à la défense de la patrie. On fit encore une fois le recensement des réserves qu'on possédait; on les partagea entre les familles, et on parvint à faire passer dans les îles Ioniennes environ deux cents femmes, enfants et vieillards, recommandés à la charité publique, que les Russes accueillirent avec la plus touchante hospitalité. Cette action honorable, pratiquée à la vue des commissaires turcs et de leur ministre Mahmout, qui devint dans la suite reïs effendi, excita l'enthousiasme des Ioniens, et firent un honneur particulier au comte Mocenigo, ainsi qu'au consul-général Bénaki, fils du primat de Calamate, dont on a parlé précédem

ment.

Malgré ces sages précautions, trois mois étaient à peine révolus, que les Souliotes se trouvèrent réduits à manger des herbes et l'écorce broyée des arbrisseaux qui croissent entre leurs rochers. Ils faisaient bouillir ces aliments grossiers avec quelques poignées de farine, et réparaient ainsi leurs forces décroissantes, sans perdre l'espérance ni le courage. Mais ces dernières ressources allaient manquer, lorsqu'on résolut d'entreprendre une sortie pour pénétrer jusqu'à Parga, afin de s'y procurer des vivres. On profita d'une nuit obscure pour expédier quatre cents hommes et

soixante-dix femmes (1), qui sortirent, et rentrèrent chargés de provisions, au moyen desquelles l'abondance reparut dans les météores de la Selleïde.

A cette nouvelle, Ali pacha, voyant reculer le terme de ses espérances, cria à la trahison, fit pendre quelques-uns de ses officiers, refusa la paie aux troupes auxiliaires, et mécontenta tellement les beys, que ceux-ci résolurent de l'abandonner.

La vengeance, qu'un ancien appelle le plaisir des dieux, est une passion brûlante parmi les Schypetars, qui savent d'autant mieux dissimuler, qu'ils sont plus surveillés. Leurs chefs, indignés, commencèrent donc à traiter sous main avec les Souliotes; et leurs trames furent conduites avec tant de mystère, que ceux qu'on croyait aux abois se trouvèrent tout-à-coup à la tête d'une ligue formidable. Après avoir fait leurs conventions, les beys et les agas, profitant d'un moment où Mouctar pacha était allé à Janina, reprirent le chemin de leurs montagnes avec leurs troupes; et le visir apprit leur défection, lorsqu'il n'était plus temps d'y remédier.

Dans sa colère, il accabla son fils de reproches, l'accusant de ne songer qu'à ses plaisirs, et de n'être venu dans la capitale, que pour se livrer à la débauche : Malheureux que je suis, s'écria-t-il, comme s'il eût entrevu son avenir, mes enfants causeront ma perte. Mais combien il fut plus surpris encore, lorsqu'il sut que les Souliotes étaient le noyau d'une confédération formée contre lui au milieu de son armée, à la tête de laquelle il avait placé, en qualité de major, Ismaël Pachô bey, auquel il ne pardonna jamais une faute plus semblable à un acte de trahison qu'à une étourderie de son âge. Cette ligue improvisée se composait, tant

(1) Les femmes, comme je l'ai dit en parlant des mœurs des Schypetars, sont accoutumées dès l'enfance à porter des fardeaux, et parvenues à un certain âge, elles exercent le métier de porte-faix dans les villes; ainsi il était tout naturel de les employer dans une pareille expédition.

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