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troisième nuit, la prison s'ouvrit avec fracas, et des bourreaux conduits par Tahir, ministre des exécutions, saisirent dix-sept mères de famille, qu'ils précipitèrent dans le lac, où elles reçurent avec la mort la palme du martyre. Euphrosyne expira de frayeur en marchant au supplice. Dieu rappela à lui cette ame tendre qu'il avait formée ; et les flots du lac, en rejetant les cadavres des suppliciées, publièrent le crime et la honte ineffaçable de leur bourreau. Euphrosyne reçut la sépulture dans la terre sainte du monastère des SS. Anargyres, où l'on montre encore son tombeau couvert d'iris blancs, sous l'abri d'un olivier sauvage. Toutes les églises se disputèrent l'honneur de recueillir les restes mortels de ses compagnes, qui furent honorées du titre de callimartyres (1), et de leur rendre les devoirs de la sépulture, action que le tyran feignit d'ignorer, tant son autorité, toute redoutée qu'elle était, se trouva compromise par l'énormité de sa barbarie.

Malgré cet élan de la piété publique, personne n'osait donner asile aux enfants d'Euphrosyne, chassés de leur maison, qui était confisquée au profit du satrape, après l'exécution de leur mère. Ils erraient sur les places publiques, en demandant du pain qu'on leur donnait à la dérobée, et leur mère que personne ne pouvait désormais rendre à leurs cris, lorsque le triste archevêque Gabriel, suivi de ses diacres, toujours prêts à braver la mort, s'achemina vers le sérail, afin de solliciter la permission de sauver ses neveux. Il apportait de l'or et des présents, que les gardes présentèrent au visir avec sa requête : pour lui, prosterné au pied du grand escalier, le front dans la poussière, résigné comme la patience, et muet comme la douleur, il attendait son arrêt ......

(1) Karriμáprupas, callimartyres. L'église grecque donne ce surnom à plusieurs femmes martyres, comme on peut le voir dans les Novelles de Manuel Comnène, où sainte Barbe et sainte Euphémie sont qualifiées de callimartyres, ou belles martyres.

Un ordre signé du pacha, qu'on jette du haut de la galerie, et qui lui est présenté par le chef des prisons Tahir, auquel il baise la main en se relevant, lui apprend que sa demande est octroyée. Il se retire, et le ciel, en remettant entre ses bras les enfants de la martyre, lui rend les larmes que la terreur retenait dans ses yeux.

L'expédition contre Géorgim pacha ayant été de courte durée, Mouctar reprit aussitôt le chemin de l'Épire, où sa passion fatale le rappelait plus vivement que le désir de revoir son père et d'acquérir de la gloire en se mesurant contre les Souliotes. Il avait passé le Vardar, traversé la Macédoine Cisaxienne, remonté le Pinde, et il venait de s'arrêter auprès du caravanserail de Ian Cataran, lorsqu'un courrier de Véli son frère lui remit une lettre, par laquelle il l'informait du sort d'Euphrosyne. Il l'ouvre; Euphrosyne! s'écrie-t-il ; et saisissant un de ses pistolets, il le décharge sur le messager, qui tombe mort à ses pieds.

Le fils d'Ali s'élance aussitôt sur son cheval, et prend le chemin de Janina. Ses gardes le suivent de loin, attentifs à ses mouvements, tandis que les habitants de Mezzovo, prévenus de sa fureur, désertent leur ville, ainsi que les bergers abandonnent les pâturages à l'approche d'un loup atteint d'hydrophobie qui menace leurs chalets. Il entre en se précipitant avec rapidité dans les gorges de l'Inachus, traverse vingt fois sans s'en apercevoir le cours sinueux de ses eaux, franchit le Dryscos, et, prenant un esquif qu'il trouve à l'extrémité du lac, témoin de la mort d'Euphrosyne, il débarque au pied de son sérail, où il va cacher sa douleur et son désespoir.

Ali, informé du retour de Mouctar, peu inquiet d'une colère qui s'exhalait en larmes et en menaces, lui ordonne de se rendre sur-le-champ au palais. Il ne te tuera pas, dit-il, avec un sourire amer, à celui qu'il chargeait de lui annoncer sa volonté suprême. Le page s'incline, et l’insensé devant lequel il se présente, frappé de la précipita

tion du commandement de son père, obéit comme un timide enfant.

<< Approche, Mouctar, » dit le visir, en lui présentant sa main meurtrière à baiser dès qu'il le vit paraître; « je >> veux ignorer tes emportements; mais n'oublie jamais à » l'avenir, que ton père ne craint rien au monde. Dès » que tes troupes seront rentrées à Janina et reposées de >> leurs fatigues, tu te disposeras à marcher contre Souli; >> je t'instruirai alors de mes volontés, tu peux te retirer. >>

A ce ton absolu, Mouctar, aussi confus que s'il eût reçu le pardon de quelque crime énorme, baise la robe du visir et s'éloigne.

Il regagnait son sérail; lorsqu'il rencontre Véli; les deux frères s'observent d'abord en silence, en scrutant les regards de ceux qui les entouraient; et après s'être donné le salut de paix, ils entrent et se renferment dans l'intérieur du palais. Là, sans témoins, Véli raconte à son frère les intrigues qui ont causé l'événement que leur coeur dépravé ne déplora pas long-temps. Mouctar, devenu plus calme, jura dès-lors de ne jamais revoir ses femmes, qu'il dévoua à un perpétuel veuvage, et c'est le seul de ses serments qu'il ait religieusement observé; car plus de quinze ans après, la rigueur de cet arrêt pesait encore sur ces tristes recluses, plus blâmables que coupables d'une dénonciation dont le satrape avait été le provocateur. Véli, moins exaspéré que son frère, ne promit rien, laissa au temps à décider ce qu'il ferait; et les fils de l'homicide, pour dissiper leurs chagrins, passèrent la nuit qui suivit leur entretien dans le vin et la débauche, livrés aux désordres que le courroux du ciel frappa jadis des plus terribles châtiments, quand son courroux embrâsa les villes impures de Sodôme et de Gomorrhe.

Pendant la diversion occasionée par la révolte de Géorgim pacha, les Souliotes, que leur polémarque Samuel réveillait de l'apathie qui leur était ordinaire quand le dan

ger s'éloignait, firent des excursions où le courage de leurs guerriers brilla d'un vif éclat. Samuel était pour eux un génie inspirateur. On ignorait son pays; son origine, car il était apparu tel qu'un astre précurseur de la bonne fortune, au milieu des enfants de la Selleïde, sous le nom de Jugement dernier, refrain et protocole ordinaire de tous ses discours. Le peuple, naturellement enclin au merveilleux, l'avait reçu comme un envoyé de Dieu; quelques chefs s'imaginaient reconnaître en lui un officier de distinction caché sous la haire d'un moine; et le divan, auquel on révéla son existence, pensa que c'était l'Antechrist, attendu par les Turcs, comme le Messie l'est par les Juifs; tandis que l'oracle de la diplomatie de Péra, le baron de Herbert, affirmait que c'était un jacobin. Ali, mieux informé, savait que c'était un fils de St.-Basile, et c'est tout ce qu'on a jamais pu découvrir au sujet de cet être extraordinaire.

Animé de l'esprit de Jeanne d'Arc, du héros de Valmi, de Catelineau, et des hommes qui placent leur espérance en Dieu, pour le salut de la patrie, Samuel répétait aux Grecs que les temps étaient accomplis; et plein d'un saint enthousiasme, au plus fort des adversités, ne cessait de s'écrier: « Les jours de grace sont arrivés, et les villes de » l'Assyrien impie vont tomber comme les tentes dressées » pour la nuit, qu'on abat au lever du soleil (1). » Chaque angle de rocher était la tribune d'où il annonçait la parole divine au peuple, et l'autel sur lequel il sacrifiait au Dieu de la croix pour le salut des fidèles. Ses paroles et sa foi auraient transplanté les montagnes; les palicares de Souli bondissaient à sa voix : hommes et femmes devinrent les guerriers du Jugement dernier, tous ne virent plus dans la perte de la vie que le chemin qui conduit à un avenir où, disait le nouvel hiérophante, la mort et la nature étonnées verront renaître la créature dans une gloire impérissable.

(1) Isaïe, c. 24. v. 20.

Souverain au conseil des vingt-cinq, serviteur des malheureux, orateur et soldat, Samuel, aussi actif que prudent, faisait creuser des retranchements, élever des tours, et dirigeait souvent lui-même deux petites pièces de canon qui composaient toute l'artillerie des Souliotes. Il disparaissait de temps en temps pour se rendre aux marchés circonvoisins, afin de procurer à la république des provisions, qu'il échangeait contre des chapelets, des reliques et des images : déguisé en mendiant, il pénétra plus d'une fois dans les camps ennemis; et, de retour dans les montagnes, on le vit toujours au poste du danger, entouré des chrétiens les plus fervents. Un pareil homme aurait changé les destins de la Grèce, si les volontés de l'Éternel eussent alors marqué l'époque immortelle de sa délivrance.

Il venait d'élever la forteresse de Sainte- Vénérande, située entre Cako-souli et Kounghi, lorsque Photos Tzavellas, et Caïdos, sa sœur, à la tête de quarante palicares, se précipitant à la suite des avalanches dont les masses liquéfiées, en tombant dans l'Achéron, ouvraient les défilés de la Selleïde, parurent dans la Thesprotie, pour en expulser les soldats qu'Ali pacha y avait mis en cantonnement. Étonnés des prodiges de ces nouveaux Dioscures, car le frère et la soeur savaient battre l'ennemi et chanter leurs victoires sur la lyre antique des héros (1), les Souliotes ne jurèrent bientôt plus que par le glaive de Photos (2), devenu aussi célèbre, que l'épée de Roland l'était parmi nos anciens chevaliers. La gloire qu'ils obtenaient chaque nuit en surprenant les postes des Turcs, révélait, au retour de la lumière, à leurs compatriotes, le riche butin qu'ils étalaient à leurs yeux, lorsqu'ils rentraient dans

(1) Photos, comme tous les Épirotes de distinction, touchait si agréablement de la lyre, qu'on le surnommait le Callilyre, xaλλıλúpos. C'était son usage de chanter les exploits des braves dans les repas militaires.

(2) Au lieu de jurer par Dieu, les Souliotes attestaient leurs serments par l'épée de Photos, en disant : « Si je mens, que le glaive de Photos tran» che mes jours ; » Αν ψεύδωμαι, τὸ σπαθὶ τοῦ Φώτου νὰ μοῦ κόψη ταῖς ἡμέραις.

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