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le ciel leur accordait ce bienfait. Parfois ils faisaient descendre du haut des rochers, dans l'Achéron, quelques éponges chargées d'un plomb, et ils se désaltéraient en les suçant. Pressés par les besoins de la vie, pressés par les ennemis, ils rendaient cependant encore des combats sanglants, der. nière lutte de la vie contre le trépas. En effet, de quelque côté qu'ils levassent les yeux, ils ne les portaient plus que sur une terre ennemie. Parga, rangée sous la domination d'un vaivode ottoman (1), ne pouvait plus leur fournir de secours; leurs rochers n'offraient qu'une affreuse nudité, et il ne restait aux descendants des Selles d'autre parti que la dernière consolation des braves, l'honneur de mourir les armes à la main. Le polémarque Samuel, ministre des autels, invoquait inutilement, par de ferventes prières, le ciel, protecteur de l'innocence. Ses touchantes exhortations, qui enflammaient les courages, élevaient en vain des hommes mortels au-dessus de leur sphère : le jour marqué, le terme fatal des destinées de Souli était arrivé.

Une voix suivie d'un bruit confus parle de capitulation, et la multitude répond qu'il faut capituler. Que ceux qui veulent vivre esclaves pourvoient à leur sûreté, s'écrie Samuel, et que les soldats décidés à mourir libres se rangent avec moi, sous l'étendard du Jugement dernier, que leurs yeux reverront briller au ciel, quand le fils de l'homme assis sur les nuages ouvrira les dômes éternels de sa gloire aux élus, en précipitant l'infidèle avec son faux Prophète dans les flammes vengeresses.

Les paroles de Samuel se perdent dans les airs! on entoure Photos, on le prie, on le conjure d'écrire à Véli pacha, afin de lui demander à traiter, et le fils d'Ali leur

(1) Depuis le traité du mois de mars 1800, en vertu duquel la Russie livra aux Turcs les cantons ex-vénitiens situés en terre ferme, que les républicains français avaient arrosés de leur sang pour les conserver aux Grecs.

accorde aussitôt une amnistie (1), partage ordinaire des rebelles que le pouvoir dédaigne d'écraser.

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Moi, Véli, pacha de Delvino, fils d'Ali, fils de Véli, fils de Mouotar, fils de Salik Tébélen, au nom d'Ali Tébélen, gazi (victorieux), Janina Vali-cy, toparque de la Thessalie, Dervendgi pacha, membre du conseil suprême (dovletgi) de la Porte de félicité du monarque des monarques, le glorieux sultan, distributeur des couronnes aux Cosroës qui règnent avec sa permission sur les trônes du monde ; j'accorde aux chrétiens de Souli l'acte suivant: Article Ier. Les Souliotes auront la liberté de sortir du pays qu'ils occupent avec armes, bagages, munitions, vivres, et ce qu'ils voudront emporter pour se rendre soit hors de l'Albanie, soit dans l'Albanie, et partout où bon leur semblera.

II. Je m'engage à leur fournir, et faire fournir gratuitement, les bêtes de somme nécessaires au transport de leurs effets, vivres, munitions de guerre, blessés, malades, femmes, vieillards et enfants, jusqu'au lieu où ils désireront se retirer.

III. Les otages reçus en vertu des ordres du visir mon père, seront rendus aux Souliotes.

IV. Ceux des Souliotes qui voudront rester dans l'Albanie et s'y fixer, auront gratis, en toute propriété, des terres, des villages, et trouveront à jamais honneur,"sûreté et protection auprès de mon père et de notre famille.

V. Je jure que ce traité est sacré, qu'aucun des Souliotes ne sera jamais molesté, insulté, ni recherché pour sa conduite passée, par qui que ce soit. Si je contrevenais à ce pacte, ou s'il était violé par quelqu'un des nôtres, je me soumets, pour moi et les miens, à mériter le titre de musulman apostat. Puissions-nous alors être abandonnés de nos femmes, qui feraient le grand serment, rór μézar öpxor, et que nous soyons obligés de les reprendre après les avoir répudiées trois fois (1).

Pour preuve de ma loyauté, copie de ce pacte sera délivrée aux Souliotes ; et que Dieu m'écrase de sa foudre, si j'y contreviens.

Délibéré, arrêté, ratifié, et signé par moi et mes frères d'armes, musulmans sunnites.

Souli, 12 décembre (v. s.) 1803. Véli pacha Ali Zadé. Elmas, bey; Ismaël, bey de Conitza; Mouhamet, mouhardar; Ismaël Pachô, bey; Hassan, derviche; Hago, mouhardar; Abden Zarchan ; Omer, derviche; Metche Bono; Hadgi Bédo; Latif Codja; Chousa Toskas; Abas Tébélen. (1) Les Turcs répètent ici un anathème prononcé par Bajazet Ildérim contre Tamerlan, qu'il défiait de venir à sa rencontre en lui disant : Si tu ne te montres pas, ainsi que tes menaces me l'annoncent, je souhaite que tu sois obligé de reprendre une épouse que tu aurais répudiée par trois fois. V. Gott. Stritter. Tataric., c.xш, §. 156.

L'orgueilleux vainqueur joignit à cette pièce une lettre adressée aux primats de Parga, par laquelle il leur permettait d'accorder asile et passage aux Souliotes. Cette dépê– che, monument historique de la démence d'un homme qui ne devait ses succès qu'à la perfidie, portait la date du 15 décembre, vieux style, 1803.

Après avoir subi ces humiliations, ils partent, les vieux montagnards de la Selleïde! Ils ont dit un dernier adieu aux rochers teints de leur sang, aux vallons jadis fertilisés par leurs sueurs, et aux églises de leur douce patrie. Ils s'éloignent sous la conduite de Photos, de Dîmo-Dracos, du brave Dîmo-Zervas. Caïdos, la carabine en main, marche au milieu des femmes et des enfants; elles saluent, en poussant de longs gémissements, les tombeaux des ancêtres, et les prêtres portant la croix précèdent cette multitude affligée, qui prend la route de Parga. Les autres villages de la république sont évacués de la même manière; Koutzonicas, Georges Botzaris et Palascas, conduisent d'autres tribus vers Zalongos. Quelques veuves des guerriers morts en combattant pour la patrie se retirent, en vertu d'une permission de Véli pacha, au hameau de Regniassa ; tandis que d'autres pharès se dirigeaient vers le mont Djoumerca, avec l'intention de passer de là dans les montagnes de l'Étolie, afin de s'y réunir aux armatolis, commandés par Pa

léopoulo.

Tandis que les Souliotes abandonnaient leurs montagnes, Samuel, qui n'avait pas voulu accéder à la capitulation, attirait l'attention des infidèles, qui n'attendaient que sa réduction pour fondre sur les chrétiens, auxquels ils avaient accordé un traité mensonger. Il arrêtait, depuis quarantehuit heures, le torrent des barbares qui débordait son enceinte à moitié démolie par les bombes, en signalant son courage par des prodiges de valeur. Il gagna ainsi, en cédant pied à pied un terrain qu'il ne pouvait plus défendre, le dernier retranchement qui renfermait le magasin des

poudres. Là, plein de l'esprit du Dieu rédempteur qu'il adora, en présence des derniers enfants de Souli, il les exhorta à donner tête baissée sur les ennemis, dans les rangs desquels ils trouvèrent une mort glorieuse. Resté seul au milieu des ruines de sa patrie, il vit d'un front serein s'avancer les mahométans; il attendit qu'ils eussent pénétré dans l'arsenal, où, plus grand que Brutus, et sans blasphémer la vertu, il termina ses jours en mettant le feu aux poudres qui firent sauter avec lui une foule de mahométans.

Véli pacha, témoin de ce désastre qui terminait la résistance héroïque des Souliotes, crie aussitôt à la violation du pacte qu'il leur avait accordé, et, profitant des ordres secrets que son père lui avait laissés pour massacrer les chrétiens dès qu'ils seraient hors des montagnes, il fait courir à leur poursuite. Douze cents hommes se mettent sur les traces de Photos et l'atteignent au moment où sa caravane touchait au territoire de Parga. Le fils de Tzavellas, qui marchait à l'arrière-garde avec sept soldats, découvrant de loin les barbares, ordonne de hâter le pas, s'embusque, arrête leurs bandes furibondes et, en sacrifiant quelques bagages, tous arrivent ainsi en pays ami.

Irrités d'avoir manqué leur proie, les Turcs s'exhalent en imprécations et en menaces contre les Parguinotes, puis, décampant presque subitement, ils se portent à marches forcées vers Zalongos. Les Souliotes s'y reposaient à peine depuis quelques jours, lorsqu'ils aperçurent les troupes du pacha sur les hauteurs chassant devant eux quelques bergers. A cette vue, Georges Botzaris, Koutzonicas et le traître Palascas, comprirent la faute qu'ils avaient commise en s'attachant au parti d'un tyran sans foi. Ils veulent parlementer; on leur répond à coups de fusil; la perte de tous était résolue ; on ne pouvait plus se faire illusion.

Déjà une partie de la tribu se trouvait entourée sur une hauteur où elle s'était réfugiée à l'approche des Turcs, lorsqu'un hymne plaintif se fait entendre. Soixante femmes

privées de leurs défenseurs, n'ayant pour ressource que la prière et les larmes, se recommandent à celui qui couvre d'un voile impénétrable ses grands desseins. Désespérées de n'avoir devant elles que la perspective de l'esclavage et l'opprobre de passer dans les bras des mahométans, elles lancent leurs enfants en guise de pierres sur les assaillants; puis, entonnant leur chant de mort et se donnant la main l'une à l'autre, elles se précipitent au fond de l'abîme, où les cadavres amoncelés de leurs enfants en empêchèrent quelques-unes de trouver la mort, objet de leurs voeux.

Témoins de cet acte de désespoir, les Souliotes de Zervatès qui étaient au nombre de plus de trois cents, retranchés dans le couvent de Zalongos, résolurent d'attendre la fin du jour, afin de se frayer un passage à travers les lignes ennemies. Le temps pressait, et, vers le milieu de la nuit suivante, quelques femmes portant leurs enfants à la mamelle, des vieillards, donnant la main aux adolescents qui pouvaient suivre, sortirent de la place, précédés des palicares qui marchaient le sabre à la main. Quoiqu'on observât le plus profond silence, on fut découvert; et, après un combat livré corps à corps, cent cinquante individus, qui se dégagèrent, parvinrent à s'enfoncer dans les bois. Sans guides, sans signaux, errants à l'aventure, au milieu des bêtes féroces moins avides de sang que les Turcs, on marche, on fuit d'un pas douteux. Des mères éperdues, pour dérober la trace de leurs pas, serrent la gorge de leurs enfants et les suffoquent pour empêcher leurs cris, lorsque, le premier crépuscule permettant de se reconnaître, quelques coups de sifflet donnent le signal de la réunion, et les restes de tant de malheureux gagnent par des faux fuyants le territoire de Parga, devenu l'asile sauveur des proscrits. Trop heureux d'échapper ainsi; car ceux qui tombèrent au pouvoir des Turcs furent envoyés au quartier-général de Véli pacha, qui rassemblait des victimes destinées à orner son triomphe.

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