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L'affaire de Zalongos étant terminée, Jousouf Arabe vint prendre le commandement des troupes pour se porter à Regniassa, où s'étaient retirés les veuves et les enfants de vingt familles Souliotes. Comme ils étaient sans défense, on fit main-basse sur eux. Le village retentissait de cris, lorsque Despo, veuve du capitaine Georges Botzi, qui habitait la tour de Dimoulas, dont les ruines subsistent encore, voyant le carnage, commença à faire feu sur les assassins. Leur attention se porte aussitôt de ce côté et ils l'attaquent avec furie. La généreuse Souliote, comprenant qu'elle ne pouvait pas résister long-temps, s'adresse aux femmes renfermées avec elle, et leur demande si elles veulent mourir libres ou vivre esclaves et souillées. Elles s'écrient qu'elles préfèrent la mort à la honte. Sans perdre de temps, Despo leur dit de se ranger autour d'elle, puis s'asseyant sur un caisson rempli de cartouches, elle y met le feu avec un tison, et toutes ensemble sautent avec la tour, devenue la proie des flammes qui dévorèrent leurs restes, sans laisser à leurs bourreaux le plaisir de repaître leur vue, en considérant les débris de leurs cadavres (1).

En abandonnant Souli, Kitzos et Nothi Botzaris, capitaines renommés pour leur bravoure, s'étaient retirés avec leurs tribus à Vourgarelli, village du mont Djoumerca (2). Apprenant ce qui s'était passé dans la Cassiopie, ils s'empressèrent de ramasser des vivres, des munitions, et ils partirent pour se rendre à Seltzos, dans l'Agraïde. Forts de leur courage, ils avaient renversé les postes des Der

(1) Les noms des héroïnes qui périrent avec Despo furent : Tasso ( Anastasie), fille de Despo; Nasto ( Athanasie), fille de Tasso; Maro (Marie), fille de Tasso; Despo (Reine), seconde fille de Despo; Kitzia ( Christine), troisième fille de Despo; Nicolas, fils de Kitzia; Sopho (Sophie), bru de Despo; Kitzo, fils de Sopho; Panagio (Toussainte), seconde bru de Despo; Catero (Catherine), fille de Panagio. Quant aux discours qu'on leur prête ici, il est tiré d'un chant populaire grec, composé sur cet événement.

(2) Du village de Vourgarelli à Véternitza, la distance est de huit lieues. Voyez mon Voyage dans la Grèce.

vendgis; ils se frayaient un passage à travers l'Athamanie; ils débouchaient par le défilé de Théoudoria dans la vallée de l'Acheloüs, lorsqu'ils eurent avis qu'un corps de troupes commandées par Hagos Mouhardar et Békir Dgiocador, expédiés pour les exterminer, se montraient sur leurs derrières.

Aussitôt ils font halte afin de donner le temps aux femmes, aux enfants et aux bagages, de prendre la tête de la colonne; puis, fondant sur les Turcs, ils les dispersent. Mais à chaque défilé ceux-ci reparaissent, et de nouvelles escarmouches se succèdent pendant deux jours, car dès qu'il était nuit, les barbares retranchés sur les hauteurs veillaient dans de continuelles alarmes. Enfin le troisième jour de marche, les Souliotes voyaient devant eux les montagnes d'Agrapha, où les bandes de la Thessalie leur auraient fourni des renforts. Ils approchaient du terme de leurs fatigues; ils touchaient au pont de Coracos (1), lorsqu'une fusillade leur apprit que ce poste était occupé par les troupes du visir, retranchées sur le mont Phrycias, dont les hordes, commandées d'un autre côté par les chefs que je viens de nommer, leur coupaient toute espèce de retraite. Au bruit qui venait de se faire entendre, les barbares doublent le pas, et les Souliotes, enveloppés, ne trouvent pour retranchement et pour abri que le rocher et le monastère de Veternitza. Ils s'y établissent au milieu d'une grêle de balles, et ils parviennent, en leur rendant la mort avec usure, à repousser les Mahométans qui se retirèrent en formant un cercle autour des chrétiens qu'ils se proposaient d'immoler. Ainsi, les Souliotes étaient entourés de tigres altérés de leur sang; car les villages voisins s'étaient levés en masse contre eux; et toutes les issues leur étaient fermées. Six semaines s'écoulèrent de la sorte, sans qu'aucun des

(1) Le pont de Coracos aboutit au mont Phrycias, qu'on croit être le Phricion des anciens, cité par Hérodote. Vie d'Homère, XIV, et StephByzant., in voc. Φρίκιον.

soldats du satrape osât s'avancer dans la lice; comptant sur le secours de l'ennemi puissant qui réduit les citadelles les plus redoutables. Ils savaient que les chrétiens étaient pourvus de peu de vivres, et ils attendaient que la famine les livrât à leur discrétion pour les égorger. Avec quelle joie cruelle ils comptaient les heures et les moments! Pareils aux animaux féroces que le peuple-roi lâchait dans l'arène contre les martyrs de la foi, les mahométans guettaient leur proie. Les Souliotes, de leur côté, ne se faisaient pas illusion sur le sort qui les attendait. Ils sentaient l'étendue de leurs maux; leurs munitions s'épuisaient; les vivres avaient totalement manqué ; et avant d'être frappés d'inanition, ils résolurent de consacrer ce qui leur restait de forces à mourir de la mort des braves, en essayant de se frayer un passage.

A un signal convenu, trois cents d'entre eux s'élancent à découvert, la tête haute et le sabre à la main, contre les schypetars mahométans. En vain leurs guerriers périssent; ils ne connaissent plus de dangers; tout espoir de salut est loin d'eux, et ils nettoient la campagne des hordes ennemies; mais revenus sur leurs pas, ils s'obstinent inutilement à franchir le pont fatal; les armes sont impuissantes contre des barricades. Nothi Botzaris tombe atteint de cinq blessures; et presque tous ses soldats y trouvent avec la mort la fin de leurs misères. Mais que deviennent les femmes et les enfants?... la vérité de l'histoire aura peine à faire croire, qu'après s'être battues à coups de pierre et quelques-unes à coups de couteau, un seul cri se fit entendre: Mourons!.... Et par un mouvement spontané, plus de deux cents femmes, embrassant leurs enfants, se précipitent et disparaissent dans les ondes rapides de l'Acheloüs qui les engloutit. Le seul Kitzos Botzaris, avec dix des siens, parvinrent, malgré leurs blessures, à se dégager; et son frère Nothi fut traîné dans les prisons de Janina.

J'ai connu ces deux chefs des Souliotes, lorsqu'ils ser

vaient sous les drapeaux de la France, qui fut toujours la patrie protectrice des infortunés. J'ai entendu de la bouche de Kitzos le récit de cet événement et les regrets qu'il donnait à son pays, sans jamais dire ce qu'il fit pour sa défense, car il s'oubliait; et ses ennemis seuls m'ont parlé de son courage. Il avait quelque chose d'extraordinaire dans l'expression; et un secret pressentiment lui disait qu'il était destiné à tomber tôt ou tard entre les mains d'Ali pacha. Cette pensée ne l'avertissait que trop bien.... Par une suite de vicissitudes qu'on était loin de prévoir, Kitzos Botzaris, remis au pouvoir de son ennemi par les agents de l'Angleterre, lâches complaisants de la tyrannie, sous la garantie fallacieuse d'être respecté, reçut le coup fatal de la main d'un nommé Gôgos, à l'Arta (1).

Les desseins du satrape étant ainsi accomplis, il partit au commencement de mars pour se rendre à Souli, afin de présider aux exécutions, par lesquelles il se proposait d'inaugurer la prise de possession de cette contrée, qui était encore vierge de forfaits. Quoique le sang eût coulé à grands flots sous le glaive de ses lieutenants, il ne trouva encore que trop de vengeances à exercer contre les prisonniers qui restaient. Pendant huit jours entiers les exécutions se succédèrent, et, à la lueur des incendies qui dévoraient les villages de la Selleïde, on ne vit que gibets, pals et supplices. On versait à quelques-uns de la poudre dans les oreilles, à laquelle on mettait le feu. Les femmes étaient précipitées du haut des mornes dans les abîmes de l'Achéron; les enfants étaient vendus à l'encan; et comme le dixième des condamnés appartenait aux bourreaux, qui leur sauvaient ainsi la vie, on s'estimait heureux de devenir leur esclave, et leur part dans le butin ne fut pas la

moins enviée.

Après ces premiers excès, le visir reprit le chemin de Janina, en traînant à sa suite les débris de la population de

(1) Ce crime fut consommé par ordre d'Ali, au mois de janvier 1813.

Souli, dont il orna son triomphe. Leurs tourments, dans les fêtes qui eurent lieu à cette occasion, furent aussi variés que les caprices de la soldatesque dont ils devinrent le jouet, sans qu'aucun des Souliotes, auxquels on offrit le moyen de l'apostasie pour se sauver, démentît son courage dans l'agonie des douleurs. On vit des soldats empalés, expirer, en invoquant le nom du Tout-Puissant; un jeune homme, auquel on avait arraché la peau du crâne, fut forcé, à coups de fouet, de marcher sous les fenêtres de Véli pacha, charmé de voir jaillir le sang de ses artères. La ville était transformée en un cirque retentissant des acclamations féroces des barbares, mêlées aux gémissements et aux plaintes des martyrs.

Mais le juste Ciel réservait un triomphe éclatant aux chrétiens, et le spectacle qui ferma les arènes fut illustré par le glorieux martyre (1) de trois jeunes enfants d'une beauté ravissante. Je n'ai pu apprendre leurs noms pour les transmettre à la mémoire du monde chrétien. L'aîné de ces élus avait quatorze ans ; sa sœur, onze, et elle marcha au supplice en conduisant par la main un frère plus jeune qu'elle. On leur avait arraché leurs vêtemens!.... Une douce sérénité brillait sur la figure de ces prédestinés, entourés d'une troupe de derviches frénétiques, auxquels on les avait livrés. Arrivés sous l'ombrage fatal des platanes de CaloTchesmé, lieu ordinaire des exécutions, la vierge se prosterne en élevant ses mains au Ciel. Elle voit rouler à ses

(1) Certains casuistes ont prétendu que le titre de martyr accordé aux Grecs ne leur était pas applicable, à cause du schisme de l'église d'Orient. A cela nous répondrons que les chrétiens orthodoxes ne sont point morts pour des opinions de dissidence, mais pour confesser la foi de J. C. et sa divinité. Or, comme il est écrit que celui qui donne sa vie pour la vérité du Dieu vivant ne peut la perdre, ni manquer d'avocat devant son tribunal pour la justification de ses œuvres, je crois donc que le titre glorieux de martyr est dû aux Grecs dans toute la latitude de cette expression. Un Catholique, un Russe, un Anglican se dévouant pour la divinité du Christ, sont égaux devant Dieu.

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