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fils ne pensent qu'à se réjouir; la musique du pacha leur donne une aubade; ses danseurs viennent les divertir; son jardinier leur apporte des bouquets; les victimes sont parées de fleurs (1); on brise des vases de parfums sur leurs tètes, qu'on couvre du voile des plaisirs. Ils se couchent pleins de joie, en souhaitant, hélas! de voir poindre le jour qui devait suivre. Il parut enfin, cinq heures (onze heures du matin dans cette saison) sonnent à l'horloge de la ville (2); les cahouas (3) de son Altesse viennent les avertir de monter au palais, où ils sont attendus.

Sousmane et son fils traversent la ville sur des chevaux richement enharnachés; ils arrivent à l'archevêché où Véli pacha avait établi son domicile. Admis en sa présence, il leur tend la main qu'ils baisent; il les nomme ses chers amis, et il les fait asseoir à ses côtés. Les plus douces paroles coulent de sa bouche, il rit de leurs inquiétudes passées, en leur disant combien le visir son père est généreux envers ses ennemis, qu'il ne se décide jamais à châtier, que lorsqu'ils le réduisent à cette fâ— cheuse extrémité. Il convient cependant qu'il faut éviter les premiers emportements de la colère du lion. On sert le dîner du maître, Sousmane et son fils y assistent; car presque jamais un Grec, même quand il convie le pacha à un festin, ne mange à la table du maître; et dès que le

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(1) C'est une coutume établie dans les Albanies, lorsqu'un étranger de distinction est admis à la cour d'un grand, que les musiciens, les danseurs, etc., du prince, viennent présenter à son hôte leurs hommages, beaucoup plus, à la vérité, par intérêt (car en pareil cas il faut leur donner des étrennes), , que par un reste du cérémonial de l'antique hospitalité. (2) Quoique l'usage des cloches soit défendu dans toute la Turquie, il y a malgré cela des horloges à sonnerie dans la plupart des grandes villes de province.

(3) Cahouas; l'étymologie arabe de ce nom veut dire archer; mais il s'applique maintenant à des espèces d'huissiers à verge, qui remplacent les Pabdoux, ou bâtonniers de la cour du Bas-Empire.

repas est fini, il les congédie, en les invitant à se rendre au banquet qu'il leur a fait préparer.

L'appartement dans lequel devait se donner ce festin, était situé au-dessous de celui de Véli, qui commanda aussitôt d'introduire en sa présence les musiciens et les saltimbanques. « Nous allons, dit-il à Sousmane, nous diver» tir ici, tandis qu'on vous régalera en bas; et, dès que >> votre affaire sera expédiée, vous serez de la fète!»

Les deux chrétiens s'inclinent respectueusement; et Véli, prenant une lyre qu'il frappe en préludant, donne le signal des plaisirs. Un chœur de bohémiens entonne les chansons dans lesquelles les Schypetars célèbrent les hauts faits d'Ali Tébélen, tels que sa guerre contre Liboôvo, qu'on compare au combat des Centaures et des Lapithes, ou bien les exploits de sa jeunesse, lorsque, semblable à Mercure, il dérobait les moutons de son beau-père Capelan pacha, qu'il fit ensuite assassiner, circonstance qu'on n'omet jamais d'exalter comme une de ses plus belles prouesses. Véli, échauffé par le vin, quittant sa pelisse et son turban, s'élance au milieu des danseurs; et, les cheveux flottants à la manière des Albanais, la lubricité dans les yeux, il dispute le prix du cynisme aux Yamachis (1), en exécutant avec eux l'impur boléro des Chinguénets. Il trépigne, il jette ses vêtements; et, perdant toute pudeur..... ma plume s'arrête.

Pendant ce tumulte bachique, Sousmane et son fils luttaient contre la mort. A peine avaient-ils mis le pied dans la salle où l'on avait préparé, au lieu d'un banquet, les instruments de leur supplice, qu'ils furent saisis par des bourreaux travestis en officiers du palais. On leur jette le lacet fatal au col, on les traîne, on les suffoque après une longue agonie, et on les décapite aussitôt à coups de hache. Un cri se fait entendre dans l'appartement de Véli

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(1) Yamachis, espèce de prostitués qui font le métier de danseurs publics.

cha: Les voilà!... disent les assassins haletants, en lui présentant les têtes ensanglantées des deux Étoliens, dont les yeux, encore étincelants, semblaient lancer des regards de colère sur leur lâche assassin.... Un rire convulsif est sa réponse; il crache contre elles, et fait signe de les déposer sur des plateaux de vermeil. Il commande ensuite que les danses se raniment ; mais le Grec Dherman, complice des forfaits de son maître, s'évanouit à cet aspect, les bohémiens s'effraient; et Véli pacha, voyant la terreur répan– due parmi ses compagnons de débauche, se retire avec ses prostitués au fond de ses appartements secrets, où il passe la nuit entière dans le délire des plaisirs.

Telle fut la fin tragique de Sousmane et de son fils, que les Étoliens comptent au nombre des martyrs couronnés par l'ennemi de la foi, et qu'ils invoquent dans leurs cérémonies religieuses. Ce fut à cette époque qu'Ignace, archevêque d'Arta, parvint à tromper le tyran qui lui dressait des embûches, et à se réfugier auprès des Russes à Corfou.

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Aussitôt après l'exécution de Sousmane, Ali pacha voulant prévenir la vengeance des armatolis, envoya plusieurs détachements dans les montagnes d'Agrapha, qu'il ne cessa de dévaster, qu'à condition que ses habitants chasseraient Paléopoulo de leur territoire. Ce courageux Étolien se vit donc réduit à quitter sa patrie; et après avoir erré pendant près de quatre ans, en se cachant au milieu des forêts et dans les antres, accablé de chagrins, perclus de douleurs, il arriva à Constantinople, où il obtint la protection de l'embassadeur de France. Les autres capitaines d'armatolis,' plus adroits ou plus heureux, traitèrent à diverses conditions avec le visir, au service duquel ils entrèrent, à l'exception d'un seul, en ajournant leurs espérances à des temps plus heureux.

Ce brave était Cadgi Antoni d'Agrapha, frère d'armes de Diplas (1) qui tenait un rang distingué entre les Éto-

(1) Voyez les Chants populaires grecs publiés par M. Fauriel, n. xxix.

liens restés libres. Les chantres de la Hellade redisent dans leurs rapsodies nationales, comment enveloppés au voisinage du pont de Dgenelli (1), sur l'Achéloüs, avec douze palicares, par une horde de mahométans; le chef des Turcs ayant demandé lequel des klephtès était Cadgi An— toni, celui-ci s'était fièrement nommé. On venait de le saisir, quand Diplas s'écria : « Quel est l'insolent qui ose » usurper mon nom? C'est moi qui suis Cadgi Antoni : » que ceux qui le cherchent approchent ; ils verront si on » le prend...»

Les Albanais à ces mots lâchent leur prisonnier, qui fuit avec la rapidité de l'éclair, et ce n'est qu'après avoir tué sept Turcs de sa main que Diplas tombe: Emporte ma tête, dit-il à un de ses palicares : dérobe ce trophée à Hagos Mouhardar. Il est obéi, et les barbares n'ont que le triste avantage d'insulter à un cadavre privé du signe propre à le faire reconnaître. Tel fut le dernier symptôme de vie de la ligue étolienne.

Ali aurait pu jouir en paix du fruit de ses crimes, si l'usurpation était compatible avec le repos, et d'accord avec la sûreté de ceux qui l'avoisinent. La Porte était loin de voir avec indifférence la conduite de son visir de Janina il n'y avait qu'un cri contre ses déprédations, chose à laquelle le Sultan aurait été insensible, si elles eussent grossi son trésor; mais la voix publique fut appuyée par les réclamations des Russes, qui occupaient alors les îles Ioniennes.

La politique du cabinet de Pétersbourg, imposante alors, comme la majesté d'un empire qui embrasse une grande partie du globe, encore échauffée du génie de Catherine II, demandait, ou plutôt ordonnait au divan, par l'organe de son ambassadeur indigné des violences qu'Ali pacha exerçait contre les Grecs des Sept Iles, que Buthrotum fût remis sous la main du vaivode institué par le traité (2) Voyez le Voyage dans la Grèce, t. II, p. 102; III, 80; V. 457.

de 1800, et cette question, peu importante en apparence, couvrait un vaste dessein. Le ministère ottoman le sentit, et pour obliger son visir à cette restitution, à laquelle il ne pouvait le contraindre, il essaya de sévir contre lui, en le privant du gouvernement de la Thessalie. Voulant réprimer et non détruire Ali, il prit, à la manière des gouvernements faibles, un moyen terme, en donnant le sangiac qu'il lui retirait, à son neveu Elmas bey, fils de l'incestueuse Chaïnitza.

Mère jusqu'à la fureur, et femme non moins ambitieuse que son frère, Chaïnitza, en réfléchissant qu'Elmas était un de ces caractères pacifiques, accoutumés à une obéissance passive, se crut appelée à gouverner sous son nom. Dès-lors sa tète ardente et incapable de dissimuler ne cacha plus ses projets. Ali, feignant de les traiter de délire, en provoquait le développement, par le soin qu'il mettait à caresser ou à contrarier ses idées, afin de connaître sa pensée toute entière. Rien n'était refusé à une sœur que les malheurs communs de leur enfance lui rendaient si chère, et il lui permit, au grand étonnement de ses courtisans, de se rendre à Tricala, afin d'assister à l'installation de son fils.

Chaïnitza, croyant que son frère était loin de pénétrer ses desseins, se complaisait, dans l'expansion de son orgueil maternel, à considérer comme placés en seconde ligne au-dessous de son cher Elmas, ses neveux Mouctar et Véli, qui n'étaient que les premiers vassaux de leur père, puisqu'il ne leur permettait pas de résider dans leurs gouvernements. Elle et son fils au contraire, affranchis d'une tutelle humiliante, se trouvaient au point d'où Ali était parti pour monter au visiriat de Janina. C'étaient là les discours ordinaires de cette créature orgueilleuse, qui étaient plus que fidèlement rapportés au visir, sans qu'il parût y mettre d'importance. Bien loin de là, il souhaita qu'elle tînt un rang digne de sa condition; il lui donna de somptueux

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