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ameublements, des équipages, une suite brillante, des espions surtout bien déliés, un médecin de confiance, et il les fit escorter jusqu'aux frontières de la Thessalie.

On ne parlait à Janina que de la magnanimité d'Ali pacha, qui faisait une abnégation aussi complète de ses intérêts; et à son air résigné, on croyait qu'il n'avait aucune arrièrepensée. La meilleure intelligence régnait entre le frère et la sœur, et il envoya à son neveu une magnifique fourrure de renard noir, pour l'en revêtir lorsque l'envoyé du Sul– tan viendrait lui apporter le diplôme impérial. Il recommandait à Chaïnitza de ne pas manquer d'en revêtir son fils; et elle était trop vaine pour négliger de suivre cet avis.

Au jour marqué, elle pare Elmas de la pelisse envoyée par son frère; elle assiste à la cérémonie que son ambition avait tant souhaitée. Mon fils est pacha, disait-elle aux femmes qui l'entouraient, mon cher fils est pacha; ils en mourront de dépit mes neveux !.... Elle exhalait ainsi, non cette joie pure d'un cœur maternel, mais celle d'une fille digne d'avoir été nourrie dans les flancs de l'horrible Khamco; lorsque peu de jours après, le nouveau pacha se plaignit d'une langueur générale. Le cadeau d'Ali avait atteint son but! La pelisse, non moins funeste que la robe de Déjanire, imprégnée des miasmes délétères d'une jeune fille morte de la petite vérole, avait répandu son poison dans les veines du malheureux Elmas, qui n'avait point été inoculé. Une éruption d'une nature que ses femmes ne connaissaient pas se manifesta; et le médecin, aussi funeste que le mal, précipita Elmas dans le tombeau.

La douleur de Chaïnitza, à la vue de son fils qui venait de rendre le dernier soupir, éclata par un cri de rage: qu'on tue le médecin! mais il s'était soustrait à sa fureur. L'oeil fixe, les cheveux hérissés, elle contemple long-temps Elmas, et la parole ne revient dans sa bouche, que pour lancer des imprécations contre le ciel. Elle maudit le jour où elle

reçut la lumière ; et les myriologies (1) de ses femmes se mêlant à ses transports, le palais naguère retentissant d'acclamations ne répondit plus qu'aux éclats de leurs longs gémissements.

Les funérailles étant terminées, la fille de Khamco ne demande plus qu'à quitter un palais où tout lui rappelle la perte qu'elle déplore. Empressée de répandre ses larmes dans le sein de son frère, elle revient à Janina, enveloppée de voiles sinistres ; elle trouve Ali plongé dans une douleur profonde; ils confondent leurs douleurs, et les caresses d'Aden bey, son second fils, sèchent insensiblement ses pleurs. Enfin Ali, auquel les larmes n'empêchaient pas de voir clair à ses affaires, s'étant empressé d'envoyer un mousselim à Tricala, obtint facilement de la Porte sa réintégration dans le gouvernement de la Thessalie, sans se dessaisir du territoire de Buthrotum, objet des réclamations de la Russie.

La voix publique, qui commençait à discuter les causes de la mort d'Elmas pacha, fut étouffée par le bruit du canon de la forteresse du lac de Janina, qui annonçait à l'Épire la naissance de Salik bey, qu'une esclave Géorgienne venait de donner à l'homicide Ali. Ainsi la fortune, qui paraissait attentive à couronner ses crimes, en lui accordant un troisième fils, le confirma dans son idée dominante, que Dieu, indifférent aux actions des hommes, abandonne le monde aux plus forts ou aux plus adroits, et que son existence, ainsi qu'il le disait à Canavos, n'est qu'un vain songe. Il avait puisé cette doctrine dans les préceptes des derviches Bektadgis, dont il aimait à s'environner; ayant, comme tous les tyrans, besoin de croire au néant d'une divinité vengeresse des saintes lois de l'humanité.

Attentif à détruire toute espèce de liberté dans la Hellade, il s'était attaché à la poursuite de ses derniers défenseurs. Alarmé des progrès de Cadgi Antonis, qui avait hérité du (1) Chants funèbres. Ce mot reviendra souvent dans le cours de cette histoire.

sabre de Condoianis, sur lequel étaient gravés ces mots non moins mémorables que la devise connue d'Algernon Sidney: A celui qui brave les tyrans, qui vit libre dans le monde, dont la gloire et l'honneur sont la vie (1); il résolut d'exterminer ce chef redoutable. Il nomma en conséquence pour commandant des défilés Véli Guegas, Scodrian intrépide, qu'il chargea de purger les montagnes de l'Étolie des bandes commandées par Lepeniotis, Skylodimos et quelques capitaines renommés.

Véli Guegas de Scodra, méprisant la faiblesse de Cadgi Antonis, à cause de la petitesse de sa stature, ainsi que sa voix grèle qu'il tournait en ridicule, commença par l'insulter dans ses chansons, en se plaignant de le chercher partout et de ne le trouver nulle part, lorsqu'il reçut un cartel par lequel celui-ci lui assignait un lieu pour combattre avec ses palicares. Véli Guegas vole au rendez-vous. On s'injurie, on se provoque, l'action s'engage; l'intrépide Scodrian est tué, et les Grecs victorieux portent l'épouvante jusqu'au centre de l'Épire.

Ce fut à cette occasion que la Porte, comme toutes les autorités déréglées qui entreprennent plus qu'elles ne peuvent exécuter, rendit au visir Ali le drapeau de la Thessalie, et chargea l'officier envoyé de Constantinople pour lui remettre ses lettres-patentes d'investiture, de lui enjoindre de surveiller et d'anéantir une société de faux monnayeurs qui s'était organisée à Plichivitzas, village de la Chaonie.

On accusait les agents d'une puissance alors voisine, d'être intéressés dans cette entreprise, où l'on fabriquait, indépendamment de monnaies au type du Grand-Seigneur, des sequins de Venise si parfaitement imités, que le public,

(1) Voyez Chants populaires des Grecs, no. xvii.

Όποιος τυράννους δὲν ψηφεῖ,

Κ ̓ ἐλεύθερος 'ς τὸν κόσμον ξῇ,

Δόξα, τιμή, ζωή του,
Εἶν' μόνον το σπαθί του.

et surtout le trésor impérial, y étaient journellement trompés. Aussitôt Ali, toujours charmé de prouver son zèle au sultan, quand il y avait du sang à répandre, mit ses espions en campagne, et ayant découvert les aboutissants de cette association criminelle, il se transporta en personne sur les lieux, accompagné d'une escorte respectable.

Arrivé sur le terrain au point du jour, il attaque à l'improviste le village de Plichivitzas, saisit en flagrant délit, faux monnayeurs, distributeurs d'espèces métalliques, fourneaux, poinçons, moules (car dans l'heureux pays d'ignorance, la monnaie du monarque des Turcs se coule comme nos cuillers d'étain); et il confisque ces objets sans les détruire. Moins intéressé à épargner les artistes faussaires, il fait pendre leur chef, ordonne de renverser sa maison; et, sans l'intervention d'une fille âgée de douze ans, la population entière de ce hameau périssait.

Vasiliki, ainsi s'appelait cette faible créature, simple comme une Oréade, et belle de la douceur de son âge, fuyant à travers les soldats, s'était réfugiée, sans le connaître, entre les genoux du bourreau de son père, qu'elle conjurait de supplier «<le redoutable visir Ali d'épargner sa mère » et ses frères. Seigneur, mon père n'est plus, tiens-nous » lieu de protecteur; nous n'avons rien fait pour mériter » la colère de ce maître terrible qui vient de le tuer. Nous >> sommes de pauvres enfants; ma mère ne l'a jamais of» fensé; je me donne à toi, reçois-nous au nombre de tes >> esclaves, tu as peut-être quelques enfants de mon âge » une mère...» Saisi d'un trouble involontaire, Ali s'émeut, et pressant l'innocente Vasiliki contre son sein ; « respire, >> chère enfant, dit-il; je suis ce méchant visir. - Oh non, » non, vous êtes bon, mon maître! Rassure-toi, ma » fille, mon palais sera désormais ta demeure. Montre-moi >> ta mère, tes frères, je veux qu'on les épargne; tes prières » leur ont sauvé la vie ». Il dit, et ayant réuni la famille de Vasiliki, femme qui devait un jour présider à ses des

tinées, le satrape la confie à son connétable, pour la transférer à Janina.

Tels furent, sommairement, les événements qui se passèrent depuis la prise de Souli jusqu'à mon arrivée dans l'Épire le 2 février 1806. Qu'on me pardonne de citer cette date, elle a marqué pour moi une période de dix années d'une lutte, qui ne fut jamais tempérée dans son cours par un seul moment de repos, mais dont un monarque descendant de saint Louis et de Henri IV, son auguste dynastie et le public m'ont récompensé, en honorant mes récits de leur suffrage et de leur unanime approbation.

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