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CHAPITRE II.

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Arrivée de l'historien dans l'Épire. — Portrait d'Ali. Son entourage. Capi-tehoadars, ou agents des visirs près de la Porte Ottomane. -Condition des Souliotes après leur bannissement de l'Épire. Envahissements d'Ali. - Son lieutenant Jousouf Arabe. - Désolation de l'Étolie. - Coup d'œil sur l'état militaire de la Turquie. — Origine et institution du Nizam-y-Dgédid.—Troubles et séditions qu'il occasionne.- Soins de Napoléon pour propager sa renommée. - Conduite suspecte des hospodars Constantin Hypsilantis et Alexandre Morousi. - Négociations infructueuses de M. Italinski et M. Arbuthnot.—Invasion de la Moldavie et de la Valachie par le général Michelson. - Guerre de 1806. — Ali occupe Prévésa. Indifférence des Grecs. Réunion des armatolis à Leucade. -Supplice de Cadgi Antonis et de son frère Georges. — Véli nommé visir de Morée. Ismaël-Pachô bey.-Lenteur des armements d'Ali. M. Arbuthnot se retire à Ténédos. — Expédition de l'amiral Duckworth. - Il passe les Dardanelles. — Énergie des Turcs.-Retraite des Anglais. -Sage proposition du Mouphti. - Entreprise des Anglais contre l'Égypte.-Ses résultats. —Noms de quelques chefs turcs destinés à figurer dans l'histoire de la Grèce. — La Porte déclare la guerre à l'Angleterre. — Moustapha Baïractar. — Astuce de Molla pacha. Entrée en campagne du grand-visir. — Révolte de Cabakdgi Oglou.— Déposition de Sélim III. Avénement au trône de Moustapha IV. — Intrigues d'Ali en faveur des Anglais.

Ma première entrevue avec Ali pacha fut suffisante pour détruire une partie des illusions dont on m'avait abusé. Ce n'était ni Thésée, ni Pyrrhus, ni un vieux soldat couvert de cicatrices; et mes rapports journaliers me fournirent dans la suite le moyen de tracer, d'après sa pose morale, le portrait (que je conserve tel que je l'écrivis alors) d'un de ces tyrans destinés à flétrir jusqu'aux annales des oppresseurs du monde.

Ali Tébélen avait dépassé sa soixante-deuxième année, lorsque je fus reconnu à Janina en qualité de consul général; et, à cet âge, il portait l'empreinte d'une vieillesse

prématurée, suite de la véhémence de ses passions, dont l'ambition était le mobile principal. Sous le masque d'une douceur factice, je ne tardai pas à démêler le soupçon et l'inquiétude ordinaires aux hommes élevés en dignité dans l'Orient. Jamais d'épanchement avec les siens ; toujours en scène ou sur ses gardes, parce qu'il se croyait constamment observé ou menacé de ceux qui l'approchaient; la confiance était bannie même de ses entretiens familiers, parce qu'il était l'homme caressé de la fortune, et non pas l'homme heureux (1). Séduisant avec ceux qu'il voulait tromper, superbe envers ses subordonnés; le passage brusque de l'arrogance aux manières affectueuses, en donnant quelque chose de louche à sa physionomie, n'y laissait jamais apercevoir le calme ordinaire aux impassibles et fourbes mahométans. Comme eux, cependant, s'il lui arrivait d'être libéral, c'était dans un but intéressé; et s'il recevait des présents, c'était sans reconnaissance, persuadé qu'on les offrait avec un sentiment caché d'intérêt. Scrutateur cauteleux, ses questions étaient insidieuses, ses réponses vives et toujours fausses, quoique vraisemblables. Fertile en prétextes, il déguisait habituellement le motif véritable qui le faisait agir, alors même qu'il n'avait pas intérêt à le cacher. De là les parjures, les promesses, la perfidie déguisée sous le charme apparent de ses discours, et les larmes même, qu'il répandait à volonté pour réussir dans ses projets.

Si ce caractère, qui est celui du sauvage artificieux, était loin de prouver ce que le nom trop fameux d'Ali pacha promettait, il ne me parut pas justifier entièrement l'importance qu'on avait voulu lui donner, lorsqu'on le crut propre à parvenir à l'empire, ou à se rendre indépendant. La précipitation avec laquelle il avait abandonné les environs de Philippopolis, lorsqu'il pouvait lutter contre le sultan, démontrait qu'il n'avait nullement songé aux grands desseins qu'on lui prêtait, mais à s'enrichir en pillant, et à (1) Hérodote, Clio, ch. xxxII.

se maintenir dans l'Épire où il était né. Il savait, et aucun visir ne l'ignore, que les Turcs trempent souvent leurs mains dans le sang de leurs empereurs, sans qu'il soit jamais venu dans la pensée des régicides de changer une dynastie, à laquelle ils livrent aussi stupidement leurs têtes, qu'ils osent brutalement en égorger les princes. Il n'y a point, dans ce cas, d'usurpation possible, parce que, pour monter au trône, il faut être du sang des rois. Ainsi Ali, pénétré du principe que l'hérédité est immuable dans la famille d'Otman, ne pensa jamais à changer la forme ni l'ordre du gouvernement.

La félonie dont on l'accusa, et les actes de cette nature qu'il tenta en intriguant auprès de quelques agents étrangers, étaient plutôt dictés par un sentiment d'inquiétude, qui le portait à veiller à sa conservation particulière, dans l'hypothèse d'un démembrement de la Turquie, que par le désir de se séparer de l'unité de l'empire. Le divan lui-même avait donc pris le change sur les véritables intentions de ce visir, qui, à l'exemple de Djezar, de Passevend Oglou, et de plusieurs autres rebelles, payait exactement ses tributs, en prétendant vivre et gouverner selon ses vues particulières. Ces maximes étaient sans doute loin d'être conservatrices de la chose publique ; mais plus patriotes dans leurs égarements que nos anciens vassaux de la couronne on n'a jamais vu ni Ali, ni aucun des satrapes de la Turquie appeler l'étranger à leur secours , pour soutenir leurs intérêts, en déchirant l'état. Le but d'Ali était, en fomentant des troubles, d'empiéter et de s'agrandir pour thésauriser; mais la couronne quand il aurait été certain de l'obtenir, ne l'eût jamais déterminé à s'établir au-delà du Pinde. Ce ne fut que réduit plus tard, au désespoir, qu'on le verra ébranler l'empire ottoman jusque dans ses fondements.

C'était du centre de ses montagnes, du fond de son antre arsenal du crime, que le moderne Cacus dirigeait ses

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intrigues, et soufflait au loin les discordes. Un foyer d'activité le dévorait; mêlant les affaires aux plaisirs, il donnait le plan d'un château en même temps que l'ordre de brûler un village; pendant qu'il écoutait la lecture d'un firman, il réglait le compte des dépenses de son intendant : il signait un arrêt de mort, et un contrat de mariage; et quelles que fussent ses occupations, toutes se rapportaient aux calculs de son avidité.

L'intérêt du présent prévalait cependant, dans sa méthode, sur l'intérêt plus grand de l'avenir. Au milieu d'une entreprise importante, s'arrêtant à des détails minutieux; il ébauchait mille affaires sans terminer rien de stable , parce que, pouvant tout impunément, il avait le

droit de revenir sur ses résolutions. Attentif au moindre frémissement des bruits populaires, ne respirant qu'après des nouvelles, vraies ou fausses, il accueillait tout sans examen. Il entretenait des espions dans la capitale; il soudoyait des créatures dans le divan, et il pensionnait jusqu'aux chefs des eunuques, afin de participer aux cabales du sérail; il avait des émissaires chez ses voisins et des sicaires gagés, toujours prêts à frapper; enfin son pays était surveillé par une nuée de délateurs et d'assassins.

A Constantinople, comme dans Rome ancienne, les ministres et les chefs du gouvernement ont une foule de clients qui assiégent les portes et les anti-chambres de leurs palais. S'ils ne comptent plus, ainsi que les pères conscripts, parmi cette espèce de suppliants, des rois tributaires, les membres du divan voient cependant encore à leurs pieds les délégués des satrapes qui gouvernent les royaumes de Gentius, de Pyrrhus, d'Alexandre, de Mithridate de Ptolémée, et de tant de rois dont les noms vivront à jamais dans l'histoire. Ces envoyés des visirs et des pachas, connus sous le nom spécial de CapiTchoadars (1), munis, non de lettres de créance, mais

(1) Capi-Tchoadars, gardes de la Porte ou du Palais; cette espèce d'in

de sacs remplis d'or, de bijoux et d'objets précieux, sont les fondés de pouvoirs et les avocats des proconsuls mahométans anprès du ministère. Enfants perdus de l'intrigue, ils jouent dans les affaires du cabinet ottoman le rôle d'observateurs, de référendaires privés, d'embaucheurs, et de valets de la diplomatie particulière de ceux qui les emploient. Cette espèce inaperçue a, dans son organisation particulière, ce qui constitue la tactique et le secret d'une légation avouée. Ainsi tout capi-tchoadar est muni d'un chiffre pour sa correspondance. Il a sous ses ordres un publicain juif, versé dans les opérations de la banque; un scribe, pour les écritures turques; et des émissaires grecs, qui le tiennent au courant de ce qui se passe dans les bureaux ministériels et des commérages politiques de la cour.

Par l'entremise de ces sortes d'agents, les visirs et les pachas en activité, et ceux d'entre eux qui craindraient, après avoir perdu leur place, de s'exposer en se montrant à Constantinople, négocient l'achat de nouveaux emplois, ou des lettres patentes pour se maintenir dans leur poste aussi long-temps qu'ils ne sont pas assez formidables pour obtenir ce qu'on n'ose leur refuser. Par l'entremise de ces mêmes agents, les satrapes font verser au trésor impérial les tributs des provinces (car il n'y a nulle part de receveurs des deniers publics); il les chargent de remettre leurs requêtes, leur correspondance et les renseignements qu'ils adressent aux différents ministres, dont ils leur renvoient les réponses et les décisions. Chaînon intermédiaire entre la capitale et les provinces, ils se répandent chez les grands de l'empire, parmi les princes du Drogmanat, qui, courbés sous le bâton des Turcs, n'en dirigent pas moins leur politique intérieure et extérieure. On les trouve assis aux douanes, agenouillés devant les

trigants n'a jamais, à ce que je pense, été bien signalée par aucun voyageur.

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