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troubler l'ordre public. Il promit donc de rester tranquille. et il tint parole aussi long-temps que Courd pacha vécut.

Cette correction indulgente sembla calmer l'effervescence d'Ali. Il vendit ses services à ses voisins, et il parvint à se faire des amis, chose préférable aux partisans soldés sur lesquels son crédit avait reposé jusqu'alors. Il étendit ses relations; il prit un rang distingué entre les beys du pays; et, comme il était en âge d'être marié, il obtint la fille de Capelan (1), pacha de Delvino, qui résidait à Argyro Castron. Il avait environ vingt-quatre ans lorsqu'il fut admis à l'honneur de cette alliance, qui lui mérita la main et le cœur d'Éminé, femme dont le nom sera longtemps révéré et chéri dans l'Épire.

Un mariage aussi avantageux aurait dû ramener Ali Tébélen à des idées qui calment ordinairement l'effervescence de la jeunesse; mais, en épousant une personne vertueuse, il s'associait à un beau-père connu par sa férocité et sa turbulence. Capelan pacha était un de ces rebelles communs en Turquie, qui, se trouvant placés à une grande distance de la capitale, croient pouvoir impunément dépouiller et déshonorer les familles rangées sous leur autorité. En mettant son gendre dans ses intérêts, il s'était flatté d'entraîner d'autres chefs dans son parti, et de parvenir à l'indépendance, qui est la chimère de presque tous les pachas. Ali Tébélen feignit d'entrer dans ses vues. Il entrevoyait des événements nouveaux, qui pouvaient le tirer de l'obscurité. Au sortir de l'île de l'Eubée, il s'était mis en relation avec les armatolis de la Thessalie, de l'Étolie, et de l'Acarnanie, parmi lesquels il circulait des bruits inconnus à la Grèce, depuis qu'elle avait été effacée du rang des puissances.

Les chrétiens orientaux ont toujours conservé une tra

se servent pour rôtir les agneaux, et qu'ils n'en parlent qu'en l'anathématisant.

(1) Capelan le Tigre.

dition en vertu de laquelle ils croient que l'empire ottoman sera détruit par une nation blonde, nommée Ros, ve-` nant du nord, qui leur est unie par les liens de la religion; nulle prophétie ne fut jamais moins ambiguë. Un prêtre de cette église, expédié naguère par Munick, premier ministre du cabinet de Pétersbourg, afin de s'aboucher avec les montagnards de la Laconie, de la Selleïde, et de l'Acrocéraune, sans apporter de promesses positives, avait répandu quelques espérances parmi ces peuplades impatientes de secouer le joug, en leur rappelant l'oracle de la nation blonde destinée à les affranchir.

Il leur parlait alors au nom de l'impératrice Anne Ivanowna, dont le seul maréchal Munick illustrait le règne en confondant l'orgueil des Turcs, avec l'assistance de Lœwendalh, qui ne tarda pas à rendre son nom illustre par la prise de Berg-op-Zoom. Mais cette étoile salutaire vers laquelle les Grecs dirigeaient leurs vœux ne tarda pas à s'éclipser. Munick, enveloppé dans une de ces révolutions de sérail ordinaires aux gouvernements absolus, fut exilé en Sibérie après la mort de sa souveraine, et on perdit avec lui l'idée des plans qu'il avait conçus pour la déli– vrance de la Grèce.

Aussi long-temps que la voluptueuse et cruelle Élisabeth, à laquelle on donna le surnom de Clémente, parce qu'au lieu de trancher des têtes elle ne faisait que mutiler et proscrire ses victimes; aussi long-temps que cette femme vécut, on oublia les projets contre la Turquie; ce ne fut qu'à l'époque du règne de Pierre III, qu'on revint aux idées mères de Pierre-le-Grand! Munick qui reparaissait à la cour des czars couvert de la peau de mouton dont il avait été revêtu à Poline, où il vécut pendant vingt ans, avait, quoique éloigné des affaires, beaucoup appris et rien oublié que les injures du règne précédent.

Il avait mûri les desseins propres à chasser les Turcs audelà du Bosphore; mais ces plans, ainsi que tout ce qu'il y

avait de gigantesque, allaient échoir en partage à cette Sémiramis qui, employant comme moyens dans sa politique la religion et les artifices, la vertu et le parjure, parut entourée d'un mélange effrayant de moeurs barbares et dissolues, de grandeur et d'imposture pour étonner son siècle et la postérité. Avec l'épouse perfide de Pierre III devaient se dévoiler et se dévoilèrent les projets gigantesques qui eurent tour à tour pour objet le commerce du Japon et de la Chine, l'invasion de l'Inde occupée par les Anglais et le rétablissement des républiques de la Grèce, inventé pour arriver au démembrement de la Pologne.

Dès lors l'idée d'une émancipation politique se ranima dans les esprits; et Catherine II, après son avénement au trône, en envoyant dans la Hellade un émissaire nommé Grégoire Papadopoulo (1), natif de Larisse, donna naissance à une suite de commotions qui ont causé plus de calamités aux chrétiens que les fléaux de la conquête, au temps de l'invasion des barbares. Papadopoulo était un officier d'artillerie de la garde impériale de Russie, lié d'amitié avec les Orlof. Il avait pris part à la révolution qui porta Catherine II à l'empire; et le chef des régicides, qui ne rêvait que couronnes pour sa royale maîtresse, avait donné des instructions à son mandataire, afin de travailler à la destruction de l'empire Ottoman.

C'était en 1765 que s'organisait en silence ce plan imaginé par Pierre Ier, négligé, comme on l'a dit, sous les règnes suivants, et qui sera réalisé par les autocrates de Russie, qu'une inévitable destinée porte à briser, tôt ou tard, le cimeterre de la race ottomane que nous voyons languir au milieu des convulsions de l'empire d'Orient. Les premières ouvertures du désir de l'affranchissement étaient parties du Montenero, dont les vladikas ou évêques, et les habitants, s'étaient déclarés sujets des empereurs de Russie;

(1) Papadopoulo, Papas-Oglou, signifient fils de prêtre, titre dont les enfants sortis du sacerdoce sont très-glorieux.

princes plus absolus que les sultans, puisqu'ils n'ont ni koran, ni muphti, ni ouléma, pour contre-balancer leur autorité. Il fut en conséquence décidé que cet état, enclavé dans des montagnes escarpées, serait le centre de l'insurrection, lorsqu'un personnage équivoque, appelé Stephano Piccolo (Étienne Petit) (1), y arriva, comme pour s'emparer des projets médités par les Orlof et Grégoire Papadopoulo.

Cet aventurier, en faisant répandre sous main qu'il était Pierre III, époux de Catherine, ne prenait cependant, dans le protocole de ses édits, que le titre de Étienne, petit avec les petits, bon avec les bons, méchant avec les méchants, et ne paraissait animé que du désir d'affranchir les chrétiens. Toute son ambition consistait à remplir la mission dont Dieu l'avait chargé, en relevant ses autels, et en vengeant son saint nom outragé par les infidèles. Il descendit ainsi du Montenero en 1767, en dirigeant ses premiers pas vers les habitants du Pastrovich, qui sont une colonie grecque anciennement établie entre les bouches de Cataro et le territoire du sangiac (2) de Scodra.

L'Europe, informée des machinations de la Russie, était attentive à la conduite que tiendrait Catherine, à l'égard du faux Pierre III et des chrétiens orientaux, que le cabinet de Pétersbourg a toujours traités depuis comme les victimes expiatoires de ses projets ambitieux. Dans cette circons

(1) Indépendamment d'Étienne Piccolo, on vit se succéder plusieurs faux Pierre III. Un d'eux était un cordonnier de Woronetz, qui s'annonça en 1767; il traînait à sa suite les cosaques du Don, qui, ameutés par le clergé, mirent le trône de Catherine en danger. Le troisième fut un déserteur du régiment d'Orlof, nommé Tchernischeff, qui parut à Kopenka, sur les frontières de la Crimée, en 1770. Les prêtres se préparaient à le couronner, lorsqu'il fut saisi et décapité. Un quatrième imposteur de ce nom se montra dans le gouvernement d'Ousa. Né serf dans une des terres de la famille Woronzof, il réussit à tromper quelques cosaques du Don et du Volga, qui le saluèrent empereur. Il périt sous le knout en 1772. Un prisonnier d'Irkoutsk, qui voulut l'imiter, éprouva le même sort.

(2) Sangiac ou liva, drapeau, dénomination correspondante à celle de province, ou gouvernement militaire.

tance, l'impératrice, qui avait spécialement à cœur d'opprimer les Polonais, fit ce que font tous ceux dont les maximes politiques ne considèrent la religion, la morale, l'honneur et la justice que comme des chimères; tandis qu'elle envoyait des armes, des munitions et de l'argent aux Grecs, elle priait le sultan d'écraser les chrétiens révoltés contre son autorité, et de lui livrer Stephano Piccolo.

Au bruit de l'apparition de cet être mystérieux, qui venait de déployer le labarum russe dans la haute Albanie, les évêques de Sardes, ou Saba, de Pêch, proclamèrent le règne de la Croix; et les Chimariotes, sortis des monts Acrocérauniens, commencèrent à se répandre dans le Musaché. Le divan, qui avait hésité, comprit qu'il n'y avait plus à temporiser, et tous les musulmans reçurent l'ordre de prendre les armes. Le caziasker (1) de Romélie se rendit à Philippopolis; et le Romili Vali-cy, établi à Monastir, enjoignit aux grands vassaux de son gouvernement de marcher contre les insurgés.

Au lieu d'obéir à l'appel du sultan et de s'unir à Courd, visir de Bérat, pour attaquer les Souliotes et les Acrocérauniens, Capelan pacha, conseillé par son gendre Ali Tébélen, sans faire ouvertement cause commune avec les insurgés, entrava, par tous les moyens possibles, les opérations des troupes ottomanes, qui parvinrent néanmoins à relancer les Chimariotes dans leurs montagnes. Les Monténégrins, de leur côté, furent battus, et le faux Pierre III se trouva réduit à se cacher au fond des antres de l'Illyrie; mais il fut impossible d'entamer les Souliotes, retranchés dans les météores (2) de la Thesprotie.

(1) Caziasker, gouverneur général; il y en a un pour la Romélie ou Turquie d'Europe et un second pour l'Anatolie. On les connaît également sous les noms de beylerbeys et de mirmirans. D'Ohsson, État de l'empire Ottoman, liv. vi.

(2) Météores, lieux élevés. Ce nom est donné par les Grecs aux montagnes dont l'accès difficile est devenu leur asyle contre les Turcs.

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