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Ce manque de succès contre une tribu qui bravait, depuis plus de cinq générations d'hommes, les efforts de la Turquie, et l'avantage incomplet obtenu contre les Chimariotes, furent attribués à la déloyauté de Capelan pacha, que son gendre servait avec l'apparence d'un dévouement sans bornes, en dénonçant secrètement ses intrigues à la Porte Ottomane, dont il lui fit encourir la disgrace. Sa correspondance était un acte formel d'accusation contre Capelan pacha; et quand il vit l'orage formé, il fut le premier à le pousser à sa perte, en lui conseillant d'obéir à la citation du Romili Vali-cy, devant lequel il était mandé juridiquement pour rendre compte de sa conduite. Il employa son crédit et les larmes d'Éminé pour déterminer son beaupère à une démarche qui le conduisait à l'échafaud, où il désirait le voir monter, dans l'espérance de s'emparer de ses trésors et de lui succéder. Capelan, que son innocente fille, étrangère à la perfidie de son époux, sacrifiait, était condamné d'avance, et fut décapité à son arrivée à Monastir (1). Mais, au lieu de récompenser son délateur, on donna pour successeur à Capelan pacha Ali, bey d'Argyro Castron, homme dévoué au sultan, qui ne permit pas à Ali Tébélen de toucher à la succession de son beau-père, dont les biens étaient acquis à la couronne. L'iniquité fut ainsi doublement trompée; et l'ennemi de l'ordre public aurait peutêtre reçu son châtiment, si sa mère ne lui eût suggéré un expédient qui le réhabilita en lui procurant des avantages

nouveaux.

Ali d'Argyro Castron, qui venait de remplacer Capelan, n'avait point encore choisi d'épouse; et Chaïnitza, fille de Khamco, était en âge d'être mariée. On travailla en conséquence à cimenter une union qui fut conclue sous d'heureux auspices, puisqu'elle réunissait deux familles prêtes à devenir rivales. Mais combien elle était loin d'éteindre le ressentiment de celui qui ne pouvait se consoler d'avoir (1) Monastir ou Bitolia, capitale de la Macédoine.

manqué le poste et perdu l'héritage de son beau-père! Il formait mille projets, qu'il avait peine à dissimuler, lorsque la mort de Courd pacha appela son attention du côté de Bérat.

Ali Tébélen s'était flatté de pouvoir, au moyen de la polygamie en usage chez les Turcs, être le gendre de Courd pacha, lorsqu'il apprit que ce visir avait donné, en mourant, sa fille unique à Ibrahim, bey d'Avlone, qui fut en même temps élevé au visiriat de la moyenne Albanie. Cette alliance, ces honneurs, obtenus à son préjudice par un homme recommandable, allumèrent dans le cœur d'Ali une vengeance dont les effets ont produit des résultats qu'il était difficile de pouvoir imaginer.

Le fatalisme, qui est la croyance des tyrans et des esclaves, établit une ligne de démarcation morale entre les Turcs soumis aux volontés d'un maître, et les Grecs subjugués, mais protestant sans cesse contre l'injustice du plus fort. Le christianisme a révélé à ceux-ci que la providence éternelle de Dieu dirige, d'accord avec les bonnes œuvres de l'homme, la courte scène de notre vie vers le bonheur ; c'est pourquoi ils n'ont jamais désespéré d'un meilleur avenir. Comment auraient-ils pu penser autrement, puisque, chaque fois que les ministres du Très-Haut leur annoncent sa parole, ils leur rappellent les jours anciens, les générations qui se sont écoulées et la liberté réservée aux enfants de J.-C. (1)! Chez les mahométans, au contraire, tout est réglé; chaque homme porte écrit sur son front le sceau de sa destinée; et, leur sort étant immuablement arrêté, ils peuvent tout oser. Ali, imbu de ces maximes, avait tenté différentes voies, sans trouver encore celle de son horoscope. Les années s'écoulaient; il était un partisan fameux, à la vérité, mais sans titre et sans emploi. Il roulait dans un cercle vicieux, lorsqu'il conçut l'idée de se rendre maître absolu de la place de Tébélen. « Je compris en(1) Deuteron., v. 7, 12.

>> fin, dit-il, la nécessité de m'établir solidement dans le >> lieu de ma naissance. J'y avais des partisans disposés à me >> servir, des adversaires redoutables, qu'il fallait trouver en faute pour les exterminer en masse; et je conçus le » plan par lequel j'aurais dû débuter dans ma carrière.

>> J'avais coutume, après une partie de chasse, de me >> reposer, pour faire la méridienne, à l'ombre d'un bois » voisin de la Bentcha (1), où je fis proposer à mes en» nemis, par un de mes affidés, de me guetter, afin de » m'assassiner. Je donnai le plan de la conspiration; et, » après avoir devancé mes adversaires au rendez-vous, » j'y fis attacher sous la feuillée une chèvre garrottée et » muselée, qu'on couvrit de ma cape. Je regagnai ensuite

mon sérail, en prenant des chemins détournés, tandis » qu'on croyait m'assassiner par un décharge faite sur » l'animal. Sans pouvoir s'assurer du succès, mes préten>> dus meurtriers rentrèrent à Tébélen, en criant: Véli » bey n'est plus, nous en sommes délivrés ! Cette nou» velle ayant retenti jusqu'au fond du harem, j'entendis >> aussitôt les cris, de ma mère et de ses femmes, qui se mê>> laient aux vociférations des vainqueurs. J'attendis qu'ils » fussent ivres de vin et de joie; et, après avoir désabusé » ma mère, aidé de mes partisans, je tombai sur mes enne>> mis. Le droit était de mon côté; tous furent exterminés >> avant le retour du soleil; je distribuai leurs biens à mes » créatures; et, dès ce moment, je pus croire que Té» bélen était à moi. » C'était effectivement le premier pas d'Ali vers la fortune; et son affabilité, sa patience à écou– ter les réclamations de ses soldats, persuadé que la fonction la plus importante d'un prince est de rendre la justice, lui ont gagné plus de partisans que son or.

J'ai dit précédemment qu'il nourrissait une haine sourde contre son beau-frère Ali, pacha d'Argyro Castron. En vain cet homme honorable, qui avait déjà deux enfants (1) Bentcha, rivière qui se décharge dans l'Aous.

de Chaïnitza, avait essayé de s'attacher Ali Tébélen par des bienfaits, et de le consoler de son obscurité; quelque chose de faux dans ses rapports intimes lui apprenait à chaque instant qu'il n'avait pu gagner son affection. Il s'en affligeait; mais combien il était loin de pouvoir soupçonner ce que ce cœur dénaturé méditait contre lui! il ignorait (et comment imaginer un pareil crime?) qu'Ali Tébélen avait plusieurs fois sollicité sa sœur de l'empoisonner; car celle-ci, partagée entre ses devoirs, avait dû cacher cet horrible secret. Éconduit par Chaïnitza, le perfide feignit de se repentir; et cette ruse donna tellement le change à celle même qui le connaissait, qu'elle le crut revenu à de meilleurs sentiments. Il ne parlait plus de son beau-frère qu'avec égards; mais cette modération cachait la plus horrible des trames. Ali avait trouvé un complice dans la personne d'un certain Soliman, frère du pacha, auquel il promit, s'il voulait commettre le fratricide, objet de ses désirs, de lui donner en mariage Chaïnitza, avec l'héritage de son époux, ne réservant que ses prétentions au titre de pacha qu'il ambitionnait.

par ce

Cette proposition ayant été acceptée, on s'en garantit le secret, et on avisa au moyen d'exécuter un attentat digne de la coupable famille des Atrides. C'était un frère qui allait tremper ses mains dans le sang d'un frère, et un beau-frère qui devait récompenser un fratricide par l'hymen incestueux de sa soeur avec l'assassin de son mari. Liés que le sang a de plus sacré, les conspirateurs, maîtres de leur secret, étaient reçus dans l'intimité de la famille. Ils se présentaient chaque jour au palais, lorsque, dans une audience particulière, Soliman, trouvant le moment favorable, assassina son frère d'un coup de pistolet. Au bruit de l'arme meurtrière, le harem s'ouvre; on accourt, et Chaïnitza trouve son époux étendu sans vie, entre Soliman et Ali Tébélen. Elle veut appeler; on l'arrête, on la menace de la mort; et son frère, faisant signe à l'assassin

de la couvrir de sa pelisse (1), la déclare sa femme. Ainsi cet hymen épouvantable fut conclu, et, dit-on, consommé à côté du cadavre encore palpitant d'Ali, pacha d'Argyro Castron, dont on publia la mort, comme étant la suite d'une apoplexie foudroyante.

Malgré cette précaution, qui fait partie du bulletin né– crologique ordinaire des despotes de l'Orient, la vérité fut bientôt connue : et comme on vit la douleur de Chaïnitza s'apaiser dans les bras de Soliman; un fils, né de ses premières nôces, mourir peu de temps après cet événement, on ne manqua pas de dire qu'elle avait été consentante du meurtre de son premier mari. Il ne lui resta de cette union qu'une fille (sexe sans conséquence en Turquie), qui fut mariée, dans la suite, à un bey de Cleïsoura, réservé à figurer tragiquement dans les annales funèbres de cette histoire.

Ali, débarrassé de son beau-frère, dont il convoitait le poste, ne fut point appelé à lui succéder. Sélim bey Côka, issu d'une des premières familles de la Iapourie, reçut de la Sublime Porte (2) l'investiture du sangiac de Delvino, dont le siége fut rétabli dans cette ville, qui est le cheflieu de l'antique Chaonie. Malgré ce mécompte, le nom d'Ali bey Tébélen devint de plus en plus fameux. L'attentat qu'il venait de commettre, loin de le couvrir d'opprobre, lui

(1) La pelisse, donnée par un Turc, à une femme non mariée ou veuve est le gage de son hymen, et le signe qu'il la prend pour épouse.

(2) Porte: la porte de la ville était le lieu où se traitaient toutes les affaires dès le temps des patriarches. Chez les Grecs et les Romains, elles se discutaient dans le marché, appelé agora et forum. Chez nos ancêtres, les vassaux de chaque seigneur s'assemblaient dans la cour de son château; et de là vinrent les cours des princes. En Orient, comme les souverains et les seigneurs vivent renfermés, les affaires se font à l'entrée de leur sérail; et cette coutume de faire la cour à la porte du palais existait dès le temps des anciens rois de Perse, comme on le voit en plusieurs endroits du livre d'Esther.

Mœurs des Israëlites, par l'abbé Fleury; c. 25, p. 115 et 116; édit. in-12; Paris.

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