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qu'une main invisible leur prodiguait pour consommer un forfait dont l'empire ottoman ébranlé ne se relèvera jamais.

(1) On avait laissé, comme on l'a dit, la garde des batteries du Bosphore aux Nizam-Dgédites, auxquels on adjoignit deux mille yamacks épirotes et quelques Lazes des environs de Trébizonde. Le sultan s'était flatté par ce rapprochement qu'ils se fondraient dans les nouveaux corps, mais son espoir ne tarda pas à tourner contre lui-même. Le Caïmacan, qui avait eu soin de réveiller la haine des janissaires contre les Nizam-Dgédites, ayant préparé de concert avec le Mouphti la conspiration, ordonna à Mahmoud, ancien reis-effendi, de se rendre aux châteaux pour payer les yamacks, et porter avec lui quelques uniformes de Nizam-Dgédites, afin d'essayer s'ils seraient disposés à

s'en revêtir.

Étranger à ce qui se tramait, Mahmoud effendi se rend à Roméli-Cavack, la plus considérable des batteries du Bosphore sur la côte d'Europe, paie les yamacks, et, profitant de la satisfaction qu'ils éprouvaient de recevoir leur solde, leur fait connaître le désir du Grand-Seigneur. Il ordonne de dérouler devant eux quelques habits de NizamDgédites; il les invite à s'en revêtir, il leur ordonne !.... On répond par un cri de fureur. Les yamacks se précipi– tent sur lui pour l'étrangler. Les Nizam-Dgédites le protégent; une lutte sanglante s'engage. Mahmoud, justement effrayé, se jette dans son bateau, aborde à Bouïouk-Deyré, où une horde d'Albanais, initiés au complot, l'atteignent et l'égorgent en mettant pied à terre.

La nouvelle du meurtre arrivé à Bouïouk-Deyré vole de bouche en bouche; le commandant en chef des batteries est assassiné et jeté à la mer, et les Nizam-Dgédites expulsés des châteaux par les janissaires réunis aux yamacks, rentrent dans leurs casernes de Constantinople.

(1) Voyez pour de plus amples détails, l'Histoire des révolutions de Constantinople, par Juchereau de Saint-Denis, t. 2, Paris, 1819.

Ces crimes devaient être punis; les Caïmacan avait des forces suffisantes pour en imposer aux révoltés; mais il trompa le sultan, en produisant de faux rapports. Il abusa également les ministres, en les assurant que le mouvement de deux mille misérables, le rebut de la nation, n'avait rien de dangereux, et en promettant de châtier les plus coupables. L'indolence des grands fonctionnaires se contenta de cette déclaration et plongea le sultan dans une sécurité fatale.

les

Sur ces entrefaites le Bostandgi-bachi, à qui la police du Bosphore appartient, s'étant présenté à Bouïouk-Deyré pour prendre des renseignements sur l'assassinat de Mahmoud effendi, avait été reçu à coups de canon par les yamacks, qui avaient tiré à boulets sur son bateau. Ce nouvel attentat, rapporté au sultan, aurait dû lui dessiller yeux; mais on lui persuada que les séditieux n'avaient d'autre but que d'éviter d'être contraints de faire partie du Nizam-y-Dgédid, et qu'ils rentreraient dans le devoir si on les rassurait à cet égard par une proclamation officielle. Le criminel Mousta pacha, qui donnait ces conseils soulevait les janissaires en leur faisant sentir que le moment d'anéantir les Nizam-Dgédites était venu. Ses émissaires avaient soin d'exalter la fureur du peuple contre les ministres. Au milieu de cette sourde rumeur, le mouphti et les princes de l'ouléma semblaient tranquilles, quoiqu'ils laissassent déclamer les imans qui leur étaient subordonnés.

Mille rapports contradictoires se succédaient, les faubourgs s'agitaient sans but apparent; on remarquait que le peuple recevait de l'argent aux portes des mosquées, lorsqu'on apprit que les yamacks, réunis dans la vallée de Bouïouk-Deyré, venaient d'élire pour chef CabakdgiOglou, qui était un de leurs camarades.

Cette mesure n'avait altéré en rien la sécurité du divan, quand le marquis d'Almenara, envoyé d'Espagne, l'avertit des dangers qui menaçaient son existence et les jours

de Sélim III. On lui répondit qu'on savait à quoi s'en tenir, et on ne crut à l'insurrection que le 29 mai, au moment où Cabakdgi-Oglou s'acheminait vers Constantinople à la tête de six cents yamacks.

Il y était appelé par le Caïmacan Mousta-pacha, qui faisait inviter ses collègues à se rendre à son palais. Il ordonnait simultanément de consigner les Nizam-Dgédites dans leurs casernes, et les révoltés entrèrent en ville aux acclamations générales d'une populace effrénée. Ils apprennent que Mousta-pacha a fait décapiter les ministres qu'il venait de mander auprès de lui. Cabakdgi se rend aussitôt à l'hôtel de l'aga des janissaires, où sa bande se grossit de huit cents hommes. Il réunit avec un égal bonheur les ga— liondgis ou soldats de marine, ainsi que les canonniers d'élite, tandis que les Nizam-Dgédites, informés de cette défection et de ce qui était arrivé chez le Caïmacan, se barricadaient dans leurs casernes et se préparaient à une vigoureuse résistance.

Libre de toute crainte, et traînant à sa suite une soldatesque aussi vile que la race des Turcs de Constantinople, Cabakdgi vient s'établir sur l'hippodrome. On lui dresse un tribunal non loin du trépied antique de Delphes conservé sur cette place, et il mande les colonels des janissaires, auxquels il ordonne de faire apporter sur-le-champ les Kasans ou marmites de chaque chambrée des prétoriens cir concis. On lui obéit. Les crieurs publics ou Muezzins an noncent du haut des minarets la sortie des marmites: on court aux armes, Constantinople est sur pied.

Pouvoir fragile du despotisme, chimère des tyrans, les rois ne sont véritablement grands que par les lois : car la religion même, entre les mains des hommes, n'est souvent qu'un glaive homicide qui arme le bras des factieux, surtout quand ses ministres s'élèvent au-dessus du prince en lui parlant de droit divin pour en faire leur esclave.

Cependant chaque marmite, précédée de son colonel et

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,

suivie de ses officiers, portée à pas lents et en silence, venait d'être déposée sur l'hippodrome, par ordre de numéautour du siége de Cabakdgi, qui prit la parole en ces termes « Frères et compagnons, la réunion de nos mar>> mites est le signe évident de la concorde des enfants de » Hadgi-Bektadgé. Le moment est venu d'écraser nos en» nemis. Le ciel nous favorise; arrachons du milieu de >> nous la secte qui avait résolu de détruire le corps invin» cible des janissaires et de nous assimiler aux infidèles. >> Que le Nizam-y-Dgédid soit aboli, que ses soldats ren» trent dans leurs foyers, et que notre vengeance retombe » sur les ministres qui furent nos persécuteurs. >>

En achevant ces mots, Cabakdgi-Oglou montre une liste de proscription qui lui avait été adressée par le Caïmacan; et, le 30 mai au soir les têtes des ministres à portefeuille, sans portefeuille, ou retirés depuis long-temps des affaires, figuraient, au nombre de dix-sept', autour des vénérables marmites. Il n'en manquait qu'une seule c'était celle du Bostandgi-bachi. Il était renfermé 'àu sérail et réfugié dans le sein même de Sélim III, auquel les courtisans conseillaient vainement d'abandonner cette victime à la rage du peuple. La lutte se prolongeait, lorsque le Bostandgi-bachi se prosternant aux pieds du sultan le supplia de le faire mourir pour conserver ses jours pré

cieux.

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<< Puisque tu consens à ce sacrifice, s'écria le malheu>> reux Sélim en versant un ruisseau de larmes, meurs, >> mon fils, et que la bénédiction du ciel t'accompagne. »

par

les

L'infortuné se dérobe aux regards du padicha, appelle le bourreau, s'incline sous le glaive, meurt, et sa tête jetée à travers un des créneaux du sérail est recueillie yamacks, qui la déposent aux pieds de Cabakdgi-Oglou. Le Nizam-y-Dgédid fut ensuite supprimé par un rescrit impérial; les janissaires triomphaient, mais Sélim III ré– gnait encore, et le chef de l'insurrection résolut d'en finir

avec un prince que ses lumières rendaient odieux aux défenseurs des abus et de l'antique anarchie militaire de la Turquie.

Arrivé le 31 mai, au lever du soleil, sur l'hippodro– me, l'agent du crime félicite les janissaires sur les concessions qu'ils ont obtenues, leur peint les dangers sans cesse renaissants pour eux de la part d'un souverain intéressé à se venger de leur rébellion, et s'écrie: «Si Sélim cessait » de régner, toutes nos craintes s'évanouiraient. Mes pa>>roles vous plaisent, braves janissaires; mais ce n'est pas » à nous seuls qu'il appartient de décider cette impor>> tante question: consultons le mouphti, il nous révélera » si Sélim a mérité d'occuper plus long-temps le trône des >> Osmanlis, ou s'il convient de lui donner à l'instant un

>> successeur. »

Le traître donne ensuite lecture de la question destinée à être soumise au Mouphti: Tout empereur qui, par sa conduite et ses réglements, combat les principes religieux consacrés par le Koran, mérite-t-il de rester sur le tróne?

Le mouphti, qui avait dicté ce cas religieux, reçut les députés du peuple avec une sorte d'abattement. Il gémissait, et, pour commenter indirectement sa sentence, il s'écria en soupirant: Malheureux prince, tu as été égaré par les vices de ton éducation; la faiblesse de mon prédécesseur a comblé ton aveuglement. Les conseils perfides des ministres que la justice du peuple vient de frapper t'ont entraîné loin de tes devoirs. Pourquoi as-tu oublié que tu étais le chef des vrais Croyants? Au lieu de mettre ta seule confiance en Dieu qui peut pulvériser les plus fortes armées, tu as voulu assimiler les Osmanlis aux infidèles. Allah, que tu as négligé, t'abandonne ; tu ne peux plus régner d'après nos lois que tu as voulu changer et que tu méprises. Les soldats qui devaient te défendre n'ont plus confiance en toi; ta présence sur le trône ne servirait qu'à perpétuer nos discordes.

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