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daient négocier, et nommer des agents politiques. On vit en conséquence accréditer auprès d'Ibrahim pacha un affranchi né à Andrinople, qui fut bientôt après remplacé par un Céphaloniote francisé, auquel succéda un Créole levantin, non moins intrigant et aussi inepte que ses deux devanciers.

que

Ibrahim ne pouvait recevoir un présent plus funeste celui d'un pareil entourage, car dans sa position son rôle devait être passif. J'ignore de quel artifice son perfide antagoniste se servit pour le porter à s'adresser à Napoléon, qu'il priait de le prendre sous sa protection, parce que le divan l'abandonnait à un ennemi qui était vendu au ministère britannique. Il offrait de lui donner le commerce exclusif du port d'Avlone, de recevoir des canonniers dans cette forteresse; et ces propositions, qu'il n'avait ni le pouvoir ni la volonté de tenir, car tout Turc hait l'étranger, furent regardées comme une bonne fortune par les autorités de Corfou, avec lesquelles les consuls militaires, qu'on vient de désigner, lièrent cette intrigue. Tous étaient sans le savoir les instruments d'Ali pacha, et celui qui aurait évité une grande faute à Ibrahim ne connut ce qui se tramait que par les résultats malheureux de cette négociation, pour laquelle on avait expédié à Paris un médecin, établi à Bérat depuis plusieurs années.

Accoutumé à ne regarder aucun retard comme trop long pour parvenir à son but, Ali, bien au courant de ce qui se machinait, avait dissimulé juqu'à la fin de 1809, pour accuser Ibrahim de félonie, et exécuter son entreprise qu'il commença en employant un aventurier qu'il pouvait désavouer. Cet individu était Omer bey Brionès (1), descendant des Paléologues, derniers princes du Musaché, qui apostasièrent au commencement du XVIe siècle. Il avait été banni par Ibrahim pacha qui avait confisqué ses biens. Il s'était, pendant la durée de son exil en Égypte,

(1) C'est le même que les journaux nomment Omer Vrionis.

signalé contre les Anglais au combat d'Abou-Mandour, et il rapportait en Épire, avec une fortune colossale, la rẻ, putation d'une valeur extraordinaire, lorsqu'il parut à la cour d'Ali pacha. Dans tout autre temps ses richesses auraient causé sa perte, mais elle fut ajournée par celui qui avait intérêt à le faire servir d'instrument à ses desseins. Dans cette idée on convint avec les beys d'Avlone que ce champion ferait la guerre à Ibrahim pacha, et qu'ils l'assisteraient sous prétexte de l'aider à rentrer en possession de ses propriétés. Jusque-là il n'y avait rien que de conforme aux usages des Schypetars, accoutumés à vider leurs querelles par la voie des armes. Mais Omer Brionès, au lieu d'entrer en campagne comme un chef qui court les chances d'une entreprise particulière, à la tête de quelques hommes enrôlés à son compte, marcha contre Bérat avec un corps de huit mille hommes, traînant à sa suite artillerie, ingénieurs, fontainiers (1), et, ainsi qu'aux temps anciens, des galfats pour pétrir des briques, destinées à la construction des batteries de siége.

Tout le monde désapprouvait une pareille expédition. On était dans la consternation au palais, où je rencontrai ses conseillers, le calchas Mehemet chérif, qui ne craignit pas de laisser tomber le masque devant moi, en s'écriant: Quand le Ciel nous exaucera-t-il? quand Dieu coupera-t-il la vie du tyran? Le kiaya qui était présent, ainsi que Tahir Abas, répondirent par un amen expressif, à la suite duquel ils me firent clairement connaître qu'ils s'entendraient à l'occasion pour perdre Ali, qui venait de partir pour Tébélen, afin d'y préparer et attendre l'issue des événements, et d'en appliquer les résultats à son profit.

Sur ces entrefaites on apprit que Mouctar et Véli, complètement battus par les Russes aux environs de Rout

(1) Il y a toujours dans les armées turques un corps de souioldgis ou fontainiers publics, pour entretenir les sources, creuser des puits, et pourvoir à l'eau nécessaire à la consommation publique.

chouck, n'étaient parvenus qu'avec peine à se réfugier à Tournovo en Bulgarie. Informés du dernier projet de leur père, ils lui écrivaient pour le supplier, en lui faisant part de leurs désastres, de ne pas donner le scandale d'une guerre civile, dans un moment où l'empire se trouvait en danger. Ils le conjuraient de jeter les yeux sur leur détresse; d'épargner leur beau-père, de respecter ses vertus, les années que le Ciel lui avait accordées, et surtout de ne pas irriter la sublime Porte, qui pourrait se venger sur eux des coups qu'il porterait au vénérable visir de Musaché. Ils mandaient en même temps au kiaya, à Tahir et à Mehemet chérif, de s'unir à eux pour apaiser leur père; enfin, sur le refus prononcé par le cheik Jousouf, de se méler des intérêts d'une famille que le courroux du Ciel ne pouvait, à son gré, trop tôt anéantir, il fut décidé que Mehemet chérif se rendrait aussitôt à Tébélen.

Plein d'anxiétés, il vole, arrive et tombe aux pieds du satrape. Il lui expose humblement le vœu de ses fils, le voeu unanime de tous les hommes de bien en faveur d'Ibrahim. Raisons d'état, considérations privées, intérêts de famille, il fait vainement tout valoir. Il hasarde de lui dire qu'en accablant Ibrahim il l'a rendu intéressant, et que, s'il succombe, les Schypetars en feront un martyr!

Qu'ils en fassent, s'ils veulent, s'écria le tyran, un prophète, pourvu que mes volontés s'accomplissent. Je donne des ordres et ne reçois jamais de remontrances.. Que je triomphe, et je te chargerai ensuite d'aller faire mon apologie à Constantinople; car, poursuivit-il ironiquement, je suis prophète, moi. - Seigneur, Mahomet, l'envoyé de Dieu? Mahomet n'est plus que poussière, et je suis prophète ici!.. Si je voulais, je t'en ferais convenir. Va te reposer, sois prêt à me suivre à Bérat, et surtout garde-toi de m'offenser, tu me connais ; 'žɛúpeis rò noï μov!

Le propre de l'injustice est de ne pas souffrir qu'on lui montre ses torts. Ali pacha, irrité de l'idée d'entrevoir

l'ombre d'une opposition dans son conseil, résolut de l'épouvanter, en punissant ses propres fils. Il expédia en conséquence au chef de la police Tahir l'ordre de saisir les femmes et les enfants de Mouctar et de Véli, et de les renfermer comme otages dans le château du lac, en le rendant responsable, sur sa tête, de leur évasion et de toute correspondance qu'ils pourraient avoir sans sa permission. Il fit mettre en même temps le séquestre sur leurs revenus particuliers, en leur assignant un traitement journalier; et la terreur reprit son empire accoutumé au sérail ainsi que parmi les conseillers du satrape.

Une loi des Thébains prescrivait à tout homme de ne bâtir une maison qu'après avoir fait l'acquisition d'un terrain pour sa sépulture et celle des siens (1). Chaque Turc en place devrait avoir cette sage précaution : car Ibrahim, naguère puissant et honoré, ne savait pas sur quel coin de terre reposerait sa dépouille mortelle. La catastrophe qui devait le précipiter du rang élevé, où sa naissance l'avait porté autant que ses richesses, n'était pas douteuse. Il ne pouvait ni fuir, ni se défendre, ni mourir. Ses finances épuisées ne lui avaient pas permis de faire des recrutements parmi les Schypetars, qui ne servent que la fortune et ceux qui les paient largement, avec une fidélité si brutale, qu'on voit souvent des frères placés dans des rangs opposés se fusiller sans pitié. Réduit à son domestique ordinaire, l'infortuné dut se renfermer dans son château avec ses serviteurs et quatre canonniers, parmi lesquels se trouvait un Français, pour servir sa nombreuse

artillerie.

Aussitôt Ali, qui n'avait pu croire à une pareille détresse, voyant qu'il n'y avait qu'une victime à immoler, voulut avoir la gloire de vaincre sans péril. Il quitta en conséquence Tébélen, et arriva au camp d'Omer Brionès, comme médiateur, amenant des renforts, pour faire, disait(1) Plato, in Minoe.

il, respecter son intervention. Comme elle était de nature à être infructueuse, on se disposa à attaquer la forteresse, dont les brèches, ouvrage du temps, étaient réparées avec des fagots d'épines et des caisses remplies de terre. On tira le canon contre ces ouvrages, on lança des bombes sur la place,en même temps qu'on pratiquait une mine, afin d'engloutir Ibrahim avec son palais. Cette dernière partie des travaux, conduite avec toute la maladresse possible, car elle coûta la vie à ceux qui mirent le feu aux poudres, ayant renversé un pan considérable de mur, sans endommager le sérail, amena une capitulation. Ce n'était pas ce que voulait Ali; mais il dut, à cause du respect qu'on portait à Ibrahim, même dans son armée, lui promettre quatre mille bourses, ce qui ne lui coûtait rien, et consentir que ce vieillard eût la faculté de se retirer dans la forteresse d'Avlone avec son épouse, en donnant en otage son fils unique, qui fut transféré à Janina.

Ce fut un jour de deuil pour les Schypetars, de voir Ibrahim et la fille de Courd pacha, son épouse, abandonner pour jamais le palais de leurs ancêtres. On n'entendait de toutes parts que plaintes et murmures entremêlés de regrets. En vain le tyran essaya de provoquer un mouvement, afin d'égorger les vaincus, au mépris du pacte qu'il venait de conclure; Omer bey Brionès, il faut le dire à sa décharge, couvrit avec un corps de cavalerie la retraite du visir déchu de son autorité, et ne cessa de veiller à sa sûreté qu'après l'avoir escorté jusqu'aux portes d'Avlone.

La nouvelle de l'occupation de Bérat, par Ali pacha, fut défavorablement reçue à Constantinople. On crut que le Grand-Seigneur aurait cherché à tirer vengeance de cet attentat; mais il avait alors la guerre contre les Russes, la révolte des Serviens à réprimer, et l'embarras toujours orageux d'un avénement au trône, au milieu du conflit des janissaires. Il fallut donc dissimuler; et, comme temporiser en pareil cas est l'annonce d'un pardon différé, les mi

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