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mousqueterie des Albanais, fut pour leur visir Ali une visite fatale. Le souvenir des lauriers de Miltiade ne fut jamais aussi sensible à la pensée de Thémistocle, que les égards témoignés par les Anglais au satrape de Janina le devinrent au successeur des Caliphes, Mahmoud II. La renommée, qui grossit tout dans la bouche des Orientaux, ne parlait pas seulement d'un parc assez ordinaire d'artillerie, que le ministère britannique lui avait envoyé; c'était un arsenal entier, et de plus, des trésors immenses qu'il avait fait verser dans son épargne. L'ame avide du sultan s'enflammait à l'idée de l'or donné à Ali, et il disait comme son aïeul Abdouhamid au baron de Tott, qui lui vantait les présents faits par la Russie à Krim Gueray, et on ne me donne rien à moi; sans penser que la gloire seule est l'apanage d'un roi.

Ali, plus favorisé et non moins rapace que le Grand-Seigneur, n'avait pas manqué de faire rendre compte à son envoyé Seïd Achmet de Salone, non pas des détails diplomatiques de sa mission, qui ne l'intéressaient qu'accidentellement, mais des cadeaux qu'il avait reçus, dont il le dépouilla, prétendant qu'un esclave ne pouvait exploiter une mine qu'au profit de son maître. Le Grand-Seigneur aurait pu faire le même raisonnement, mais ses commandements n'étaient depuis long-temps reçus que pour la forme à Janina; et, pour arracher de l'argent à un Turc puissant, il faut lui arracher la vie. Ceux qui portaient envie au satrape, le nombre en était d'autant plus considérable qu'il avait de grandes richesses, profitèrent de la jalousie de Mahmoud pour remettre sur le tapis l'affaire de Bérat, non sous le rapport de l'intérêt qu'un monarque équitable devait aux vertus d'Ibrahim, mais en laissant entrevoir que son ennemi avait dû trouver des richesses considérables dans les coffres d'un visir du Musaché, province regardée comme la plus opulente de l'empire ottoman. L'or de l'Angleterre donné à Ali pacha, des plans d'in

dépendance et d'hérédité dans sa famille hautement publiés par ses imprudents amis, qui rêvaient le projet de fonder, aux dépens de la Porte, une grande vassalité dans l'Épire, afin de contre-balancer l'influence russe dans les provinces Ultra-Danubiennes, dessillèrent les yeux de Sa Hautesse. Elle aperçut, au pied de son trône, le poignard qui avait frappé Sélim, et l'abîme où ce prince infortuné était tombé; mais n'ayant pas de données exactes pour parvenir à châtier le régicide satrape de Janina, elle s'adressa au chef de la légation de France, pour obtenir de celui qui observait le grand criminel, depuis plusieurs années, un plan destiné à purger la terre du plus fourbe de ses dévastateurs. Le secret fut promis à celui qui vivait sous le glaive de Damoclès, sans être assis à son banquet; car il dédaigna toujours les caresses du tyran avec plus de soin qu'il n'en mit à éviter ses embûches. Les moyens demandés furent communiqués par le consul de France et agréés par le sultan, au mois de juillet 1810. Sans préciser le temps où il les mettrait à exécution, la perte d'Ali et de sa race sanguinaire fut érigée en maxime par le sultan, et elle devint, pour lui, un apophthegme pareil à l'anathème prononcé par l'inflexible Caton contre Carthage, dans le sénat romain.

L'impénétrable secret qui environne le divan, et la duplicité unie au parjure qu'on érige en principe dans ce conseil de haute tyrannie, ont fait dire à Machiavel que, pour apprendre à faire de la politique, il faut aller l'étudier à Constantinople. A peine Mahmoud II avait-il arrêté son plan de vengeance contre la famille de Tébélen, qu'il feignit de lui rendre ses bonnes graces. Il avait en tête les Russes qui venaient de recommencer les hostilités, des rebelles voisins de sa capitale à réprimer, et il voulait cerner de loin le satrape de Janina, afin de l'atteindre plus sûrement. Ses firmans annuels lui furent donc expédiés suivant l'usage, et les anti-chambres des ministres devinrent acces

sibles à ses capi-tchoadars, qui y reparurent avec la puissance corruptrice des richesses. Cependant on évita de se laisser aller à une indulgence excessive, afin de ne pas éveiller le soupçon du condamné qui vivait sous le poids d'un sursis. On resta avec lui sur le pied de ces réconciliations qui suivent toujours les dissensions civiles; amis sans intimité, et satisfaits sans contentement, de sorte qu'en connaissant l'humeur du sultan et celle d'Ali, l'historien ne saurait dire lequel était le plus perfide et le plus faux, du maître ou de l'esclave. On tint la main à ce que Mouctar et Véli entrassent en campagne, et ils se rendirent pour la seconde fois à l'armée du Danube, aux frais, disait-on, de leur père, qui trouva moyen de s'indemniser de ce qu'il n'avait pas déboursé, en vendant aux Turcs de Janina la dispense de servir contre les Russes, dont le nom seul les effrayait au point de les faire consentir aux plus grands sacrifices pécuniaires. Mouctar versa des larmes en quittant son palais; son frère, plus adroit, ne manifesta que le regret de s'éloigner de ses plaisirs; et leur père, que je complimentai quelques jours après sur le courage de ses fils, me répondit ironiquement: Nos tchélébis (petits maîtres) sont partis; malheureux Ali pacha! tu n'as élevé que des poules, φιῦ, καϋμένε ̓Αλή Πασά, ἔθρεψες κώτταις.

Pour compenser la contrariété secrète que le pacha éprouvait du départ de ses fils pour l'armée, malgré le peu de fond qu'il faisait sur leur appui, l'amitié fervente des Anglais vint le consoler. Non contents de lui vendre à vil prix et de lui donner parfois en présent les captures faites sur les Ioniens qui naviguaient alors avec nos couleurs ils protégeaient ouvertement ses propres pirateries, en nous empêchant, au moyen de leurs forces navales, de les réprimer. Ainsi, ce fut à la faveur du pavillon de S. M. B. que le satrape s'empara d'une corverte hydriote, sortie de Corfou avec des expéditions françaises. Elle était commandée par un capitaine hydriote nommé Sahini, et

deux de ses fils, que je m'empressai de réclamer. La justice était en notre faveur, le crédit de notre légation, qui s'était relevé à Constantinople, me donnait lieu d'espérer que ce grief, ajouté à tant de griefs que la France avait contre Ali, déciderait le divan à nous accorder une satisfaction éclatante. Hélas! Sahini était Grec; son ennemi l'accusait d'avoir servi sur les vaisseaux de l'amiral Sinawin, au combat de Ténédos, en 1807, et la Porte, qui se complut toujours à verser le sang chrétien, ordonna de faire tomber sa tête.

Je n'avais pas attendu après ce forfait du despotisme pour être persuadé que le gouvernement turc est sans foi, lorsqu'il peut violer impunément le droit public. Je ne vis donc, dans l'assassinat de Sahini et dans l'emprisonnement d'un diacre de Carpenitzé nommé Aristide (1), arrêté sous pavillon français, qu'un accès insensé de fanatisme.

Cependant on pouvait concevoir de plus sérieuses alar— mes. Une grande expédition qu'on croyait dirigée contre Corfou se préparait en Sicile; on recrutait jusque dans les montagnes de la Grèce afin de l'alimenter : l'attentat contre la corvette l'Orphée pouvait être le prélude d'une attaque concertée de longue main avec la Porte Ottomane, qui n'avait jamais voulu consentir à renoncer à ses droits de suzeraineté sur les îles Ioniennes ; le pacha de Janina était peut-être réservé à servir de boute-feu à un vaste incendie. On m'invitait à surveiller et à me tenir sur mes gardes, en m'assurant toutefois que s'il osait attenter à mes jours, je serais amplement vengé.

Comme ce qui pouvait se passer sur mon tombeau m'était

(1) Ce diacre, pour se délasser des ennuis de sa prison, faisait retentir les voutes de son cachot de chants religieux, qu'on entendait au dehors. Ali informé de la beauté de sa voix, le fit amener en sa présence pour l'entendre, et le rendit ainsi au bout de deux ans à la liberté avec autant d'indifférence qu'il l'aurait fait pendre sans cette circonstance,

Je tiens ces détails de M. Aristide que j'ai rencontré au mois de juin 1824 à Paris,

plus qu'indifférent, je m'appliquai à détourner l'orage. On se souvint de la proposition faite l'année précédente, pour sauver Leucade, qui n'en valait pas la peine; on força le roi de Naples à menacer la Sicile; et ces raisons ayant été goutées, Murat dut former un camp à Reggio, et mettre des barques canonnières en mouvement. Ainsi la saison se consuma en démonstrations, l'expédition annoncée par les Anglais s'en alla en fumée, Corfou resta tranquille; et Ali, accusé d'avoir compromis son gouvernement vis-àvis de la France, se trouva, sans l'avoir prévu, livré à sa propre fortune; car l'aveugle fatalité guide seule et perd les usurpateurs.

Elle semblait aussi planer sur la France, cette aveugle fatalité, depuis l'envahissement de l'Espagne; et Napoléon, parvenu à son apogée, au lieu de suivre la marche harmonieuse des astres qui s'abaissent vers l'occident dans l'éclat de leur gloire, était prêt à s'éteindre comme les météores, effroi de la terre. Sa destruction était inhérente à la nature de son élévation. Au moment même où l'alliance de la fille des Césars d'Autriche semblait sanctionner l'usurpation du trône des Bourbons, un parti méditait sa ruine dans le cabinet de Vienne; et lorsque Paris saluait, au lieu de ces dauphins, enfants de la patrie, un roi de Rome, la Hongrie était inondée de prétendues excommunications du pape contre celui qu'il avait naguère sacré au pied des autels, et salué Auguste. Ces pièces, qui me furent envoyées par paquets (sans que j'aie jamais su quelle main me les adressait), fabriquées pour parler à l'esprit et aux yeux de la multitude, disaient les saintes angoisses du souverain pontife dans les fers, tandis que des estampes, jointes à ces relations, le représentaient extatiquement ravi au milieu des nuages sur les ailes des anges, qui l'assistaient ensuite dans la célébration du plus redoutable de nos mystères...

Je ne pouvais en croire mes yeux : tant il est vrai, comme le dit un émule de Machiavel, que tout le monde

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