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lui.... Ils reposent, s'écrie-t-il; eh bien! qu'ils ne se réveildescendre dans la nuit éternelle, 'r va narax-. que pour Cóvia! Il appelle aussitôt un de ses grammatistes, auquel il dicte leur arrêt de mort, et, par une sorte de débauche de sang, il comprend les beys d'Avlone dans l'ordre fatal qu'il lance. Qu'ils périssent, ajouta-t-il, et que ne puis-je !... Il s'arrêta, et on comprit qu'il voulait désigner le beau-père de ses fils.

Pendant ce temps que l'absence du sommeil lui permit de consacrer tout entier au crime, le visir Ali dépêcha un courrier à son fils Véli pacha, pour l'engager à faire exterminer les habitants de Cardiki attachés à son service (1), et il expédia des circulaires partout où il se trouvait des hommes nés dans cette ville (2), afin de les faire périr. Il retrouva ainsi la gaîté en se repaissant de l'idée d'exterminer jusqu'au dernier des citoyens de l'Abantide, et le jour naissant le vit occupé à dresser la liste de proscription de ceux qui avaient trahi Ibrahim pacha, contre lequel sa bouche n'avait osé articuler l'arrêt fatal resté suspendu au bord de ses lèvres.

Dès que l'ordre du tyran, adressé à Mouctar pacha, fut parvenu à ce stupide enfant du meurtre, les supplices des otages et des beys d'Avlone, qui avaient trompé le visir Ibrahim, commencèrent à Janina. Démir Dost, et soixantedix beys ou barons, passèrent successivement par la main des bourreaux, qui épuisèrent sur eux tous les raffinements de la cruauté. Comme on employait, avant de les faire mourir, le moyen des tortures, afin de leur faire révéler les trésors qu'ils possédaient et le nom de leurs débiteurs, la marche des supplices fut lente et sinistre. Chaque

(1) Véli pacha refusa d'obtempérer aux ordres de son père, et pour pallier son refus, il se contenta de licencier les Cardikiotes qui étaient à son service.

(2) Il écrivit à Méhémet Ali, pacha d'Égypte, pour le prier de seconder ses fureurs; mais celui-ci refusa de tremper ses mains dans le sang des proscrits.

jour révélait au peuple effrayé les crimes de la nuit qui l'avait précédé. Le lac rejetait les cadavres de personnes inconnues; on trouvait, sur les routes, des troncs sans tète, dévorés par les chiens; on voyait, dans plusieurs endroits, des trous nouvellement recomblés, et la consternation était générale. On tremblait de se parler dans les rues; on évitait de se saluer, craignant que de simples politesses ne fussent prises pour des signes d'intelligences secrètes; des marques de compassion ou de larmes auraient été un délit capital, et tous les yeux étaient secs. Les marchés publics étaient déserts; on ne se rendait plus aux églises, et les mosquées étaient abandonnées. Des patrouilles nombreuses parcouraient les rues; des délateurs travestis épiaient les moindres discours; l'espionnage s'était établi dans les tavernes, et le soupçon planait sur toutes les têtes qui étaient aussitôt frappées qu'accusées. On n'osait tenir de feux allumés chez soi, dès que le soleil était couché; et on appréhendait, même en famille, de se livrer aux épanchements de la confiance: persuadé que, sous un gouvernement immoral, les pierres mêmes des prisons ont de l'écho.

Je m'étais rendu au sérail le matin qui suivit la dernière nuit des supplices, car les oeuvres de mort du despotisme ne s'accomplissent jamais que dans les ténèbres. Mouctar pacha, qui gouvernait pendant l'absence de son père, me reçut d'un air égaré; ceux dont il était entouré semblaient frappés d'épouvante. Après les saluts d'usage, je m'aperçus que le moment n'était pas propice pour parler d'affaires; le pacha ne me répondait que par monosyllabes; ma présence le gênait. Il était distrait, inquiet, lorsque deux Bohémiens, sales et hideux, se présentèrent en rampant, à la porte du conseil. Il sourit convulsivement en leur demandant si tout était fini? « Oui, seigneur. — Ont-ils beauComme vous voilà faits! » coup pleuré? - Beaucoup. >> -Ils avaient tant de sang.... ». Je m'esquivai pour ne pas en entendre davantage.

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Je vis, au retour de son expédition, le visir Ali qui, feignant d'ignorer ce qu'il m'avait dit au moment de son départ, débita devant ses conseillers une apologie fastidieuse de sa conduite, afin de m'ôter l'envie de confondre sa duplicité. Reprenant ensuite le cours de ses vengeances, il ne tarda pas à frapper Moustapha, pacha de Delvino, sur la nouvelle que la Porte venait, quoique prisonnier, de le réintégrer dans son emploi. Il le condamna à périr de faim dans sa prison, et cet infortuné eut le sort d'Ugolin. On le trouva adossé contre un mur, les mains appuyées sur ses genoux, tel qu'un homme paisiblement plongé dans un sommeil profond. Le tyran n'osa cependant attenter aux jours d'Ibrahim pacha, qu'un ordre du sultan lui ordonnait d'élargir et de remettre en liberté. Il se contenta de faire disparaître ce vieillard et son fils, qu'il renferma dans les cachots les plus inaccessibles de son palais.

Ce dernier forfait portait la désolation dans l'ame de ses deux filles, épouses de Mouctar et Véli pacha; mais leurs larmes ne purent engager les deux pachas à faire une démarche honorable, quoique probablement inutile, pour changer le sort de leur beau-père. La voix seule d'un derviche osa s'élever en faveur de la vertu, et annoncer les malheurs destinés à fondre sur la tête du satrape. Ce philosophe, le cheik Jousouf, vénéré des mahométans à cause de l'austérité de ses mœurs, aussi peu inquiet des menaces du tyran que de la terreur de son nom, monte, sans se faire annoncer, au palais. Les gardes se lèvent à son aspect, les portes s'ouvrent; le satrape quitte son sopha pour s'avancer au-devant de celui que le respect précède, et auquel il fait signe de s'asseoir, sans qu'il veuille prendre place à ses côtés.

Ali, tremblant, le conjure en vain de s'asseoir sur le divan; il est frappé du calme du derviche et comme ébloui de l'éclat qui semble jaillir de ses yeux. Le criminel est en présence de son juge, qui lui reproche le sang répandu, ses

attentats contre l'humanité, et les malheurs du visir Ibrahim, regardé comme le plus vertueux des Islamites. Il tonne contre les déprédations du tyran : « Les biens que le vul>> gaire envie prouvent bien, dit-il, le cas qu'on en doit » faire, puisque le sort les prodigue à un homme tel que » toi. Je ne foule pas un pan de tapis, je ne vois pas un >> meuble qui ne soit arrosé des larmes des malheureux. Ce >>sopha où tu m'invites à m'asseoir est trempé de sang; il >> fume de celui de tes propres frères, que ta mère assassina » aux jours de leur enfance. Ces glaives suspendus aux » parois de tes salons sont émoussés sur les cranes des Sou»liotes et des Acrocérauniens, dont notre religion nous >> commandait de plaindre les erreurs, tant qu'ils se te>> naient dans les bornes de la soumission. J'aperçois d'ici >> le tombeau d'Éminé, épouse vertueuse dont tu fus le » meurtrier. Mes regards se reposent, au-delà, sur ce lac, » dans lequel tu fis précipiter dix-sept mères de famille >> (plus chastes que la bouche qui prononça leur arrêt) (1), » et qui dévore chaque jour, comme les enfers destinés à >> t'engloutir, les victimes de tes fureurs insensées. La fille » de Bélial, ta coupable sœur, t'encourageant au crime, a >> profané nos lois les plus sacrées, en arrachant le voile » aux mahométanes de Cardiki. Elle a déchiré; tu frémis! » elle a déchiré le sein d'une de ses femmes (2) pour en » arracher un fruit innocent, parce qu'il avait pour père » un proscrit. Malheureux, souffre la vérité! Dans la ville, >> hors de la ville, au sein des montagnes, tout parle de tes » forfaits; tu ne peux faire un pas sans marcher sur le » tombeau de quelque ètre créé à l'image de l'Éternel, » qui t'accuse de son trépas. Tu vis environné de pompes,

(1) Les paroles textuelles du cheik Jousouf, en parlant de la noyade des femmes, furent les suivantes : Castiora erant muliebria earum, quàm os liguriens tuum.

(2) Ce fut avec un rasoir, et de ses propres mains, que Chaïnitza ouvrit les flancs d'une des femmes attachées à son service, qu'elle croyait enceinte d'un Cardikiote auquel elle était mariée.

» de luxe, de lubriques adulateurs, et le temps, qui mar» que les enfants d'Adam du sceau ineffaçable des années, >> ne t'a pas encore averti que tu étais mortel, et que tu » devais un jour.....-Arrête, mon père, s'écrie le visir en >> sanglottant; tu viens de prononcer le nom d'Éminé (1): » ne m'accable pas du poids de ta malédiction (2) ». Le cheik, sans lui répondre, sort de ses appartements; et, secouant la poussière de ses pieds contre le palais, retourne vers sa cellule, sans espérer d'avoir changé le cœur d'Ali, mais satisfait d'avoir rendu hommage à la justice divine, devant celui qu'elle devait punir de ses forfaits.

(1) C'était là sa véritable furie, comme l'ombre d'Agrippine était celle de Néron: Sæpè confessus exagitari se maternâ specie, verberibus furiarum ac tædis ardentibus. Suet. in Nerone.

(2) Le cheik Jousouf, natif de Janina, âgé de soixante-dix ans (en 1815), est un de ces ascétiques qui mêlent aux austérités, toujours agréables au vulgaire, une raison droite et sévère. Content d'une natte de paille, d'un morceau de pain et d'un vase rempli d'eau, il passe sa vie à prier et à faire des aumônes. Il se croirait souillé, s'il approchait d'un chrétien, s'il buvait de l'eau de son puits, s'il mangeait des aliments qu'il a préparés, et s'il lui donnait le salut de paix. Mais s'il est fanatique, il est également incapable de persécuter ceux qui ne partagent pas sa croyance. Informé que son père, mort depuis plus de quarante ans, avait fait tort de cinq cents francs à un Grec, il fit rechercher la famille de cet homme, à laquelle il rendit le capital et les intérêts de la somme dont on l'avait privée, dans la personne de son chef. Aussi juste que charitable, il ne fait l'aumône que de ses deniers, et sans distinction de secte. Il a refusé dans tous les temps les dons que visir voulait faire passer par ses mains, pour être distribués aux pauvres, en disant qu'avant de faire des aumônes, Ali pacha devait satisfaire à la justice divine et humaine, en rendant le bien d'autrui.

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