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cher Zobéide, ainsi que deux de ses enfants retenus jusqu'alors en otage, et que l'innocence de celle qu'il chérissait confondrait le délateur qui avait osé faire planer sur sa tête le plus injurieux des soupçons.

Pachô bey, élevé à l'école d'Ali pacha, n'avait pas attendu cette explication pour demander à son cauteleux ami la permission de résilier sa charge de selictar, et il partit sans différer pour se rendre dans l'île de Négrepont.

Les lettres de Wilna, qui m'étaient adressées par le duc de Bassano, m'avaient prévenu, dès l'ouverture de la campagne, que j'allais être spécialement en butte à de nouveaux assauts, et que les intrigues, dont Janina était le foyer, prendraient une intensité extraordinaire. On m'avertissait d'être en garde, que le salut de l'armée de Corfou reposait en grande partie sur ma sollicitude. On me tenait le même langage de Constantinople, où la fatale nouvelle de l'assassinat d'Andruzzi ne fut pas plus tôt connue, que notre ambassadeur fulmina contre son meurtrier, en remettant une note officielle à la Porte Ottomane.

A la suite de cette démarche, des reproches menaçants, accompagnés de l'ordre de se rendre en exil à Tébélen, avaient été adressés à Ali pacha, et c'était à ce sujet que nous devions avoir notre conférence du lendemain. Resté seul sur la brèche, éloigné de mon frère, que j'avais envoyé auprès du général Donzelot, pour savoir ce qui se passait. dans le nord de l'Europe, je me tins prêt au combat avec plus de calme que le tyran auquel je devais résister en face. Dès le point du jour les cahouas du visir étaient à ma porte pour m'inviter à monter au palais de Litharitza, où le visir, qui n'avait pas dormi de la nuit, me donnait rendez-vous; je ne me fis pas attendre (1).

(1) J'abrége ce long entretien, en le réduisant aux termes les plus simples. Il n'y a rien que de vrai; et ceux qui m'ont vu sur le terrain, ainsi que les ministres et les ambassadeurs témoins de ma carrière, savent que je n'ai pas dit la moitié des dangers que j'ai courus, et que je n'ai jamais supposé de ces vains discours qui sont des moyens surannés en histoire.

« Tu fus toujours mon ennemi, me dit Ali, sans préam» bule, dès que son monde se fut éloigné, écoute, et sois >> enfin satisfait. De toutes les promesses qui m'ont été faites >> au nom de ton empereur, aucune n'a été remplie. Corfou, >> les îles Ioniennes, Parga, m'avaient été montrées en es>>pérance, et rien ne m'a été accordé. Comme tu as tou» jours prétendu que ces sortes d'engagements n'étaient >> pas venus à ta connaissance, j'ai lieu de penser que tu as » été le principal obstacle à l'accomplissement de mes dé>> sirs. Je n'en veux citer qu'une preuve. N'est-ce pas toi » qui as fait arrêter à Trieste des présents considérables » que Napoléon m'envoyait, en écrivant que c'était du » bien perdu, si on me donnait quelque chose? Ce n'est pas » tout; non content d'avoir fait repousser mes agents à >> Tilsitt, à Venise, et à Paris, tu me poursuis maintenant » devant le divan, où ton ministre m'accuse du meurtre » d'Andruzzi, lorsque je t'ai si loyalement rendu son fils » et son neveu. Eh bien ! apprends tout; pour prix des >> services rendus à ton pays, on m'ordonne, d'après tes » plaintes réitérées, de quitter Janina et de me rendre à » Tébélen pour y finir mes jours. Commande maintenant >> ici es-tu content? >>

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<< S'il m'était permis de répondre au visir Ali pacha, >> repartis-je avec calme, parle-je lui dirais qu'il a rai» son de penser que je n'ai jamais eu connaissance qu'on >> lui eût promis les îles Ioniennes, parce que, n'étant pas » souverain, il ne peut posséder ni acquérir à titre de ré» trocession spéciale, un pays quelconque, sans s'élever » au rang de ses maîtres, et encourir le reproche de félo»> nie, même par une adjonction au territoire ottoman, >> faite en son nom privé. Quant à Parga, que ton altesse >>> ne cesse de réclamer, en considérant de quelle manière >> tu en uses avec les chrétiens de Prévésa, je lui dirai que, >> si une pareille concession était en mon pouvoir, j'aime>> rais mieux mourir que d'y donner mon assentiment;

» cela soit dit pour toujours. Quant aux présents que ton » altesse regrette, je conviens, qu'en voyant les Anglais » aborder à Prévésa avec des vaisseaux chargés d'artillerie >> et de munitions de guerre, j'ai eu une trop haute idée » de ton importance, pour avoir l'air de la disputer à nos >> ennemis par une sorte d'enchère mercantile indigne de » la France et de toi. » Il sourit. « J'espère donc que tu >> apprécieras ma délicatesse. Tu me pardonneras sans >> doute également d'avoir éloigné, des antichambres de >> nos ministres, des gens tirés de la fange, que tu trans>> formais en ambassadeurs. Ce n'est plus qu'à ton sublime >> empereur qu'il appartient d'opérer de pareilles méta» morphoses, en faisant d'un baltadgi ou d'un caracou» loudgi (1) un ministre plénipotentiaire, pour représen– » ter ce distributeur des couronnes. Permets-moi mainte»nant...Dis, dis, s'écria le visir en riant aux éclats.— >> Permets-moi, sans t'irriter, de t'adresser quelques re» proches. En quoi t'ai-je jamais manqué pour me croire >> assez stupide, que d'avoir ajouté foi au récit fabuleux » de la mort d'Andruzzi, que tu composas avec tant d'a»dresse? Penses-tu que j'en ignore les tristes détails, quand >> toute la ville gémit sur les excès auxquels un génie en>> nemi de ta prospérité te pousse? Je l'ai plus à cœur que >> toi, cette prospérité, en t'arrachant des malheureux qui » n'ont pas plus tôt cessé de vivre, que tu regrettes de les » avoir immolés. Remercie-moi donc d'avoir sauvé le fils » et le neveu de celui que tu avais fait périr, et n'oublie ja» mais que ta puissance à ses bornes, car si tu peux tuer, » il est au-dessus de tous tes moyens de rendre la vie même

(1) Baltadgi, fendeur de bois. Ce fut un homme de cette classe, attaché au service du sérail, qu'on envoya comme ambassadeur à la cour de Louis XV. Les Caracouloudgis, ou marmitons, sont des bas officiers du corps des janissaires. En général l'orgueil mahométan ne députe guère auprès des puissances chrétiennes que des gens qu'il dédaigne, et encore croit-il compromettre sa suprématie.

» à un oiseau (1). Enfin, souviens-toi que nous vivons dans >> un temps où les hommes ont assez de discernement pour >> savoir être mécontents, et qu'un pouvoir absolu, quel >> qu'il soit, ayant pour terme la durée de la force, son ac» tion ne peut être que passagère. « Voilà ce que j'avais » à répliquer au visir Ali pacha; qu'il me soit maintenant >> permis de traiter d'homme à homme avec Ali Tébélen. ».

Je déplorai la fausse position dans laquelle nous nous trouvions respectivement, en protestant du regret que j'avais de le voir réduit à quitter un poste conquis par son courage. Je l'engageai à se résigner aux ordres du sultan ; <«<ma Porte Ottomane sera toujours ici, poursuivis-je ; re>> viens bientôt, et puisses-tu, mieux éclairé sur tes vérita»bles intérêts ainsi que sur ceux de tes enfants, ne jamais >> oublier que le prince le plus puissant est celui qui sait le >> mieux tempérer son autorité par la modération!» Nous nous quittâmes, et, dans la nuit, le visir prit la route d'Argyro-Castron, d'où il ne serait jamais sorti sans les événements qui ne tardèrent pas à changer la face de l'Europe.

(1) Je rappelais ainsi un fait dont j'avais été témoin. Sais-tu bien, disait devant moi Ali à un pauvre religieux nommé Deli-Caloïeros, que je puis te tuer! - Et après cela? - Le satrape, bas en se tournant vers moi: Après cela? il a raison, je ne peux rien.- Tiens, prends, ajouta-t-il, en lui donnant quelque argent, et sauve-toi.

CHAPITRE VII.

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Nouveaux dangers du consul de France. — Ali revient de son exil; — fait assassiner Jousouf bey des Dibres.-Empoisonnement d'Aïsché, épouse de Moustaï pacha. -Réduction des Serviens. Lettre de Khalet effendi au visir Ali. —Ses projets nouveaux contre Parga.— Discussion violente à ce sujet. — Expédient employé pour déjouer cette entreprise. - Les troupes du satrape attaquent Parga; sont mises en déroute. Fuite de son escadrille.- Mort de six grenadiers français et de deux religieuses. — Allégresse du tyran changée en fureur. Conduite honorable de M. G. Foresti, résident de S. M. B. — Stratagème employé pour rendre le colonel Nicole suspect aux Parguinotes. — Intelligences de ceux-ci avec les Anglais; - se livrent à eux; -en reçoivent le pavillon de S. M.B. qu'ils arborent. Retour d'Ali à Janina. — Discours remarquable qu'il

tient au consul de France.-Réponse.

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L'ANGLETERRE avait à cette époque pour résident à la cour du visir Ali pacha M. Georges Foresti, qui ne vit pas plus tôt Ali pacha dans la disgrace, qu'il se rendit à Argyro-Castron. Ce n'était pas pour consoler celui qu'il n'avait jamais estimé, mais afin de l'éclairer de ses conseils et surtout de surveiller la perfidie de ses desseins.

La mésaventure du tyran n'avait pu être long-temps secrète. On se demandait comment il avait cédé, lorsque le tragique vingt-neuvième bulletin de la grande armée répandit dans la Grèce la nouvelle des désastres de Napoléon. On ne mit plus en doute à Janina que le consul français allait périr victime des ressentiments d'Ali pacha, et un de ses secrétaires, Colovos, lui conseilla de s'éloigner. « Je l'ai » entendu,» lui dit-il, « et vous ne pouvez imaginer quel >> sort épouvantable il vous réserve; fuyez, il en est temps >> encore, fuyez au nom de Dieu !— Il est trop tard,» re>> partit le consul, « il a intérêt à me ménager, » et il ne voulut pas s'expliquer plus positivement. Un billet écrit en

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