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italien, l'avertissait qu'un assassin était attaché à ses pas. II n'en connaissait point l'écriture; mais céder au danger! cette idée était loin de sa pensée. Il attendit donc les événements avec autant de tranquillité qu'on peut en conserver dans un grand péril, convaincu qu'Ali, qui commit rarement un crime contraire à ses intérêts, ne se perdrait que par l'abus de ses prospérités; il devait tomber de plus haut. Le rebelle, frappé de l'anathème civil, fut à peine informé de nos revers, qu'il revint à Janina. A son attitude, on aurait imaginé qu'il avait aussi triomphé de ces armées vaincues par le climat, qui seul pouvait renverser tant de héros; et il insulta lâchement aux manes de nos légions sacrifiées à l'inclémence des saisons; car l'honneur français était intact au milieu de nos désastres. Je m'abstins d'aller visiter le tyran, et mon frère, qui venait de me rejoindre, tempéra son arrogance, en lui apprenant que, loin de le redouter, le général Donzelot se glorifiait de donner asile aux familles patriciennes de l'Épire, qu'il avait proscrites. Cette réponse énergique à une extradition que le tyran sollicitait, le détermina à envahir la partie occidentale de la basse Albanie. Ainsi, dès l'ouverture du printemps, il acheva la conquête de la Thesprotie, en s'emparant de la ville de Margariti; et, à l'exception de Parga, il fut maître absolu de l'Épire, qu'il avait désolée.

Des ruines, tels sont les monuments de la tyrannie; et le satrape, guidé par une furie vengeresse, allait bientôt ajouter aux tombeaux élevés autour de lui, celui de la jeune Aïsché, sa petite-fille, qu'il venait à peine de couronner du bandeau nuptial. Désespéré de n'avoir pu attirer dans ses filets Jousouf, bey des Dibres, que son influence, plus encore que son courage, lui rendait redoutable, il résolut de le faire assassiner. La chose était difficile; car tout homme puissant était sans cesse alors en réserve contre ses embûches, et il fallait des moyens nouveaux pour parvenir à ses fins. Mais que ne peut pas le génie du crime? Janina

était remplie d'aventuriers; et un de ces scélérats repoussés de la société, qui trouvent toujours accès chez les princes auxquels ils ressemblent, avait offert de lui vendre le secret de la poudre fulminante. Ce brûlot portatif, plus meurtrier que le poignard, et surtout plus commode pour commettre des assassinats, fut reçu avec empressement par Ali pacha. On en fit l'essai en sa présence, sur un pauvre religieux de l'ordre de St.-Basile, qu'il tenait depuis long-temps en prison pour le forcer à une simonie sacrilége; et l'expérience ayant répondu à ses désirs, il résolut d'en faire l'application. Il se hâta d'expédier par un Grec qui ne s'en doutait nullement, un prétendu firman scellé suivant l'usage dans un étui cylindrique, à Jousouf bey, qui en l'ouvrant eut le bras emporté par l'explosion de la poudre fulminante, et mourut de sa blessure après avoir fait écrire à Moustaï, pacha de Scodra, de se tenir sur ses gardes. 1

Sa lettre arriva à ce visir au moment où une pareille machine infernale venait de lui être adressée sous le couvert de sa jeune épouse. Le paquet fut saisi, et la belle-mère d'Aïsché, femme jalouse et cruelle, dénonçant aussitôt la plus innocente des créatures, qu'elle accusait d'un crime que ses vertus auraient seules démenti, un poison violent coula dans les veines de celle qu'on ne daigna ni interroger, ni mettre en présence de son juge. Ainsi la fille de Véli et de Zobéide, enceinte de six mois, mourut pour expier l'attentat de son aïeul, qui éprouva plus de chagrin d'avoir échoué dans son entreprise, que du sacrifice dé lá jeune et douce Aïsché.

Les régions sauvages de la Guégaria, épouvantées du meurtre de Jousouf bey, tremblaient devant Ali Tébélen; et la Thesprotie, réunie à ses domaines, ne lui montrait plus dans le lointain que Parga, resté étranger à sa domination. Ce promontoire, sur lequel s'élevaient les autels du vrai Dieu, entourés d'une population de quatre mille chrétiens paisibles, était pour le tyran le rocher de Sisyphe.

Son aspect faisait le tourment de son existence, lorsque la révolte d'Agia, bourgade limitrophe, qui demanda à faire cause commune avec les Parguinotes, porta sa colère au plus haut degré d'exaspération. Aussitôt le cri de guerre retentit au sérail, et sans les victoires de Lutzen et de Bautzen, il est probable que les hostilités allaient éclater dans un pays où l'on s'était appliqué à maintenir une neutralité parfaite. Le consul de France eut le bonheur inespéré de faire évoquer à Constantinople la connaissance d'une affaire que l'épée seule pouvait plus tard décider, et l'année 1813 se termina sous ces auspices.

La Porte, accoutumée à dissimuler, crut devoir garder le silence, en se référant à une plus ample information, parce que les affaires de la Servie appelaient alors son attention.

Le traité de Bukarest avait garanti l'oubli du passé aux Serviens, que la Russie avait soutenus pendant douze ans contre ce qu'elle appelait alors l'autorité illégitime du sultan, et qu'elle abandonnait au moment où ils n'étaient plus utiles à sa politique, en leur recommandant de se soumettre à Sa Hautesse. Des cœurs ulcérés ne se calment pas avec des manifestes. Comme on vit qu'il fallait plus que des firmans pour faire rentrer les descendants des Daces dans l'obéissance, le divan jugea convenable d'appuyer ses raisons du concours de la force armée. Le soin de réduire Czerni Georges fut en conséquence confié à Khourchid pacha, qu'on faisait reparaître en scène toutes les fois qu'on avait quelque entreprise difficile à terminer. Son ennemi Khalet effendi, qui avait été long-temps stipendié par Ali pacha, avait cru se venger de Khourchid (1), en le forçant à faire attaquer les Serviens; mais les événements ne répondirent pas à ses vœux.

Le vieil ennemi de la race tébélénienne, Khourchid,

(1) Khourchid avait été nommé grand-visir après le traité de Bukarest en 1812.

bien convaincu qu'il ne tirerait de Constantinople que des embarras, songea à se créer des ressources particulières. Il appela en conséquence autour de lui les Timariots et les Spahis de la Turquie d'Europe. Content de ces milices, qu'il sut plier à une discipline sévère, et des secours tirés de la Bosnie, qui se leva en masse à ses ordres, il ne voulut pas qu'Ali pacha ni aucun de ses fils fussent conviés à l'honneur d'une expédition qu'il eut la gloire de terminer, avec une étonnante rapidité, par l'entremise de son lieutenantgénéral Redget aga (1).

C'est pour la première fois que j'ai nommé Khalet effendi, courtisan délié du sultan, qu'on verra figurer dans la suite de cette histoire, au milieu de la commotion qui ébranla l'empire Ottoman. Il mandait à Ali de surveiller les desseins des Français, et de profiter des circonstances, pour tenter un coup de main contre Parga, en le prévenant d'agir de manière à pouvoir être désavoué sans se compromettre, s'il échouait dans son entreprise.

Dès ce moment les vociférations, signe ordinaire de l'impuissance, cessèrent, et on s'aperçut bientôt des préparatifs d'une expédition extraordinaire. Pendant les mois de janvier et de février, les routes furent couvertes de troupes qui arrivaient à Janina, et on dut à l'indiscrétion de Mouctar pacha d'être prévenu des desseins de son père. On entrait dans le mois de mars, quand le visir, levant le

(1) Belgrade, Schabatz, et toutes les principales forteresses de la Servie se rendirent à Redget aga. Sept mille hommes, qui défendaient le camp de Negotiu, furent tués ou pris, et leur commandant Velko resta au nombre des morts. Les troupes placées vis-à-vis du vieux Orsova se retirèrent dans l'île de Borechs, où elles furent passées au fil de l'épée. Lonitza, Kladova, Persa Palanka furent dévastés par les Turcs. Ce qui échappa de Serviens se retirèrent dans les montagnes. Czerni Georges s'enfuit en Russie, obtint le grade de général, l'ordre de Sainte-Anne, et fut pendu quelque temps après avec ses décorations. Telle fut l'issue d'une insurrection provoquée et alimentée par le cabinet de Pétersbourg. Le grand-visir Khourchid, plus humain, employa ensuite les voies de douceur pour ramener ce qui restait de Serviens dans leurs foyers.

masque, appela le consul de France au sérail, pour lui notifier qu'il allait porter du côté de Parga un corps d'armée de cinq à six mille Albanais, commandé par ses lieutenants Hagos Muhardar et Omer Brionès, qui seraient subordonnés à son fils Mouctar. A cette déclaration, le consul demanda au visir ce qu'il prétendait en dirigeant des troupes vers cette frontière? « M'emparer d'Agia, combattre ses >> habitants rebelles, et les poursuivre jusque dans Parga, » s'ils s'y réfugient! - Les choses étant ainsi, reprit celui» ci, mon rôle de négociateur finit, et je vous prie de me » donner des passeports pour sortir à l'instant de l'Épire. >> Déjà le consul se levait pour sortir, lorsqu'Ali le retint, en le saisissant avec force par le bras: « Suis-je votre prison»> nier?- Non, écoute... Je suis informé que les Parguino>> tes traitent dans ce moment, pour livrer leur ville aux » Anglais, tandis qu'ils négocient auprès du général Donze>> lot, afin d'en obtenir de l'argent et des munitions. Juge >> et prononce si tu peux me laisser prévenir dans l'occu>>pation d'une place cédée à la Porte par un traité, et qui » doit faire partie de mes domaines. Mes troupes partent >> cette nuit; elles s'abstiendront de toute hostilité; mais » si l'œuvre de la trahison s'accomplit, je les placerai de » manière à gagner les Anglais de vitesse. »

Dans toute autre circonstance, le consul aurait répliqué au visir que son stratagème serait considéré comme un acte d'hostilité; mais il feignit de se payer de ses raisons. Fronçant alors le sourcil, Ali lui demanda une lettre pour le commandant de Parga Hadgi Nicole, colonel des chasseurs d'Orient (1), afin de l'engager à remettre la place; et, lui ayant répondu qu'il ne pouvait le faire, il changea brusque

(1) Nicole, surnommé Hadgi, à cause qu'il avait fait le pèlerinage de Jérusalem, natif de Tchesmé, dans l'Asie Mineure, s'était illustré au service des beys d'Égypte, et depuis sous les drapeaux français. La vie de cet homme, mort à Marseille en 1816, fournirait une histoire très-intéressante, si on parvenait à retrouver les mémoires qu'il avait dictés à un officier-général de notre armée d'Orient.

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