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sait depuis long-temps de cet avantage, même auprès des Anglais, depuis que le vaincu de Capri, qui contribua au malheur de l'auguste Caroline (1), s'était éloigné des rivages de Leucade, avec ses espions, en remettant le régiment Royal-Corse à un officier que sa probité ne rendait guère propre à commander un ramassis d'aventuriers tels que ceux de cette bande hétérogène. Mais cessons de parler en tiers. Je devais tarir la coupe des douleurs, lorsque je vis s'éloigner de Corfou mes plus chers amis avec cette vieille garnison dont les drapeaux ployaient sous le poids des lauriers, car on comptait dans ses rangs au-delà de cinq mille soldats, illustrés par plus de quinze campagnes.

A peine notre pavillon avait disparu des îles de la mer Ionienne, que de nouvelles pensées semblèrent s'éveiller dans la Grèce. Les Turcs alarmés demandaient ce que signifiait la Sainte-Alliance, sans qu'il fût possible de leur persuader qu'elle n'était pas dirigée contre leur barbarie, tant leur instinct les porte à ne voir que des ennemis dans tout ce qui est chrétien. Les Grecs, à leur tour, portaient leurs regards vers le congrès réuni à Vienne; ils tenaient un langage si extraordinaire, qu'on aurait cru le labarum déjà arboré sur les minarets de Sainte-Sophie...... Et, pour la première fois, on entendit articuler dans l'Épire, le nom

de société des Hétéristes ou amis.

Ses statuts, si l'on en croit les Grecs, avaient été rédigés à Vienne, sous les auspices d'un grand monarque; plusieurs rois de la Sainte-Alliance y avaient adhéré en fournissant des sommes considérables; sa caisse était à Munich (2). Elle avait pour but de répandre parmi les chrétiens de l'Orient les dons de la société biblique, destinés par la propagation de l'évangile à réunir tous les enfants de la rédemption sous le signe auguste de la Croix. Ce regard porté par des princes

(1) Hudson Lowe. Indè mali labes.

(2) Il est bon de se rappeler que le tribunal Vémique de Mayence n'cxistait pas encore à cette époque.

paternels sur un peuple jusqu'alors frappé d'une sorte de réprobation politique, ranima les espérances de régénération toujours présentes à son souvenir. La tyrannie des Turcs lui semblait frappée de vétusté. Leurs revers en Égypte; leurs revers plus récents lorsque huit mille Russes avaient triomphé de trente mille Mahométans sur les bords du Danube; la torpeur dévorante de leur gouvernement; son iniquité désespérante; l'abrutissement d'un maître endormi au sein de la mollesse; la stupidité arrogante de la plupart de ses visirs, ou leur action sanguinaire; la vénalité de ses tribunaux; l'état de pauvreté de la basse classe des Musulmans, avaient inspiré aux chrétiens le sentiment le plus dangereux aux tyrannies, le mépris, principe ordinaire de toutes les insurrections contre une autorité arbitraire. En se mesurant avec ceux qu'ils regardèrent longtemps avec épouvante, les Grecs s'aperçurent qu'ils les avaient jugés trop supérieurs, parce qu'ils ne les avaient jamais envisagés que de bas en haut ; et ils comprirent que les superbes Osmanlis ne pouvaient même exister sans le secours des chrétiens. Mèlés aux conseils suprêmes de l'empire, que les princes grecs du Phanal dirigeaient; associés aux armements maritimes du sultan, dont les Hydriotes conduisaient les escadres; maîtres du commerce, de l'industrie, de l'agriculture, des richesses; numériquement plus forts dans la Hellade, où l'on comptait au-delà de dix chrétiens contre un Turc, les opprimés se demandèrent pourquoi ils étaient esclaves depuis tant de siècles?

L'étonnement était encore plus prononcé dans l'Archipel. La mer Égée, couverte de vaisseaux grecs, semblait séparée de l'empire ottoman par l'activité de ses insulaires, dont plusieurs, non contents de naviguer dans le bassin de la Méditerranée s'étaient élancés au-delà de l'Atlantique. Quelques-uns de leurs capitaines, embarqués sur des navires étrangers, avaient fait la circum-navigation du globe; d'autres s'étaient trouvés aux marchés des Grandes-Indes,

en qualité de subrécargues; tous avaient, ainsi qu'Ulysse, vu les villes, l'opulence et les moeurs d'une multitude de peuples; leur ame s'était fortifiée par d'innombrables dangers; mais un trait empoisonné, le souvenir de leur servitude, les suivait partout. Au retour de leurs expéditions, lorsqu'ils saluaient, à travers les nuages, les montagnes du sol natal, leur joie n'était point celle des nautoniers qui entrevoient, au terme d'un long voyage, le calme et le bonheur des foyers domestiques. La patrie leur apparaissait brillante de l'éclat des grands hommes qui l'illustrèrent, mais esclave et avilie par d'infâmes oppresseurs, et leurs chants d'allégresse étaient des hymnes à la vengeance. Souvent ils reconnaissaient à la même place et dans les attitudes où ils les avaient laissés, les mêmes Turcs qui les avaient humiliés au départ, qui les attendaient au retour pour les humilier encore; et rois sur leurs vaisseaux aussi rapides que les vents, ils se retrouvaient esclaves en rentrant au port.

L'indignation n'était pas moins profonde sur le continent, lorsque les chrétiens comparaient leur condition avec celle de plus de vingt mille enfants de la Grèce employés en Russie. On racontait dans les villes, dans les hameaux, au milieu des tribus belliqueuses des montagnes, comment les enfants de telle ou telle bourgade esclave siégeaient aux conseils de l'empereur orthodoxe; l'honneur que quelques autres avaient de parler en son nom comme ambassadeurs; l'avantage qu'un grand nombre retiraient d'être élevés dans ses colléges et dans ses écoles militaires, et le bonheur d'une foule d'autres qui servaient sous ses drapeaux depuis les grades supérieurs de l'armée jusqu'à celui de sous-lieutenant. On avait des rapprochements plus directs et par conséquent plus douloureux à faire, en voyant la légation russe de Constantinople remplie en partie par des raïas émancipés, ainsi que la presque totalité des consulats de l'empire ottoman, exploités par des Grecs.

Ce fut pis encore, lorsque des régiments tirés des provinces de l'Herzégovine et de la Bosnie, des phalanges enrolées sous les drapeaux de la France, de la Russie et de l'Angleterre, rentrèrent dans leurs villages, où des hommes, accoutumés au joug de la discipline, mais aussi fiers que braves, se retrouvèrent en contact avec une soldatesque barbare qu'ils méprisaient. Ils durent cependant, pour ne pas compromettre le salut de leurs familles, courber leurs têtes devant les Turcs, revêtir de nouveau le costume de la servitude, déposer leurs insignes militaires, et reprendre la charrue nourricière de tyrans ignobles, qui se complaisaient d'autant plus à les humilier qu'ils étaient loin de leur pardonner leur gloire. Mais un esprit plus redoutable pour les Mahométans, que celui des militaires accoutumés à exhaler hautement leurs plaintes, et qui sont par cela seul peu propres à conspirer, agitait sourdement la Grèce. On peut le dire maintenant : c'était celui de plusieurs jeunes Hellènes élevés dans les universités d'Allemagne, d'Italie et de France.

Tous étaient des hommes de bien, éclairés, mais enthousiastes de leur patrie, sans être de l'école de ceux qui prétendaient y introduire les maximes anti-sociales de l'anarchie. Ils sentaient que la Grèce ne pouvait être régénérée que par l'union de la morale avec la religion. Ils connaissaient la puissance de la Croix sur un peuple toujours prèt à se dévouer pour elle; et plusieurs d'entre eux s'astreignirent à la règle austère des religieux Basilidiens, afin d’imprimer une autorité sacrée à leurs préceptes, et de diriger d'une manière efficace l'instruction publique vers un but d'enseignement politique et religieux. Ainsi, l'Esprit saint descendit au milieu des écoles nationales de Janina, de Chios, de Cydonie; et, à l'exception d'Athènes, où quelques cerveaux en délire prétendirent ramener les jours du Portique, le feu sacré de la liberté brûla sur les autels du vrai Dieu.

Ce n'est point sur le sol des richesses, mais sur celui de la pauvreté, que croissent les sublimes vertus! Les rochers stériles de la Grèce ont produit plus de grands hommes que tous les vastes et riches empires de l'Orient, parce que la véritable gloire n'est autre chose que l'acclamation de la reconnaissance publique. L'étincelle de la régénération devait jaillir du sanctuaire de l'Éternel!

Le patriarche, le synode et les chefs de l'église, répandirent leurs bénédictions sur les nouvelles écoles helléni

ques. On poursuivit les projets de Grégoire, qui s'était occupé à multiplier les livres de piété, en se faisant imprimeur, lorsque descendu pour la seconde fois du trône œcuménique, il avait été exilé au mont Athos. Des presses furent apportées à Cydonie et dans le mont Liban; d'habiles ouvriers, formés dans la typographie de l'Elzevir moderne, M. Firmin Didot (1), imprimèrent des ouvrages de religion à l'usage des fidèles; les lumières se propageaient, et annonçaient une ère de régénération aux belles contrées de la Grèce et de l'Ionie. Ceux des jeunes Hellènes qui n'avaient pas été admis dans les colléges, s'étaient disséminés pour fonder de petites écoles. D'autres exerçaient la médecine, qu'ils avaient étudiée à Paris, à Padoue et à Vienne, où de laborieux traducteurs reproduisaient dans le langage moderne nos classiques, pour les répandre parmi leurs compatriotes. Enfin, quelques jeunes gens instruits se livraient au commerce, et il n'y eut bientôt plus de village, de factorerie, de caravane, ni de vaisseaux en commission, où il ne se trouvât, ainsi qu'aux siècles de l'église primitive, quelque disciple qui enseignât les doctrines de l'évangile et de la liberté promise aux nations par son divin auteur, lorsque la société des Hétéristes vint enflammer des hommes prédisposés à de grands changements politiques.

(1) Son fils Ambroise Firmin Didot, élève du respectable Coray, ramena du collège de Cydonie le jeune Dobra, à qui il enseigna la gravure et tous les procédés de la fonderie des caractères et de l'imprimerie.

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