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Ce fut à la suite de cette entreprise téméraire que les Russes, battus en Morée, livrèrent aux Turcs la mémorable bataille navale qui eut lieu en face de Chios, dans le détroit de Tchesmé (1). Rulhières nous en a donné une description digne de Thucydide; mais les malheurs du Péloponèse se prolongèrent long-temps après cette victoire et au-delà de la paix qui la suivit au bout de quelques années. Les Schypetars, conduits par Mahmoud Bazaklia, visir de Scodra, qui avait expulsé les Russes de cette province, demandèrent à être payés. Le baron de Tott, alors en tournée dans le Levant, trouva le pacha, commandant à Nauplie, presque assiégé dans cette place par les Épirotes, qui voulaient leur solde arriérée. L'argent manquait, ou du moins on ne leur en donna pas; et cette circonstance leur fournit un prétexte plausible pour se débander et se payer par leurs mains en pillant le pays. Les plus empressés de partir s'étant réunis sous la conduite de leur pacha, que la Porte avait déclaré Fermanli, s'il ne sortait de la presqu'île, dévastèrent les villages, et chassant devant eux les paysans comme des troupeaux de bestiaux, ils franchirent l'isthme de Corinthe, pour regagner leurs montagnes, avec les malheureux qu'ils traînaient en esclavage. D'autres restèrent dans le Péloponèse, s'emparèrent des maisons et des terres des chrétiens, privant par là le sol de ses cultivateurs, et l'empire turc de ses impôts. Enfin, quand ils ne trouvèrent plus de Grecs à opprimer, ils dirigèrent leurs

(1) Alexis Orlof reçut, à cette occasion, le surnom de Tchesmensky; ainsi le voulait Catherine. L'histoire, qui rend à chacun ses droits, dira, au contraire, que l'incendie de la flotte ottomane, à Tchesmé ou Cyssos, fut l'ouvrage des Anglais Elphingston, Greig et Dugdale. L'impératrice prétendait que l'idée en était due à Alexis Orlof; elle l'écrivit à Voltaire, quoiqu'elle sût le contraire. Elle s'était sans doute rendue à l'évidence, quand elle n'eut plus d'intérêt à ménager le principal agent de son élévation, car le congé de démission accordé à Dugdale, en 1790, par l'impératrice, portait qu'elle lui accordait sa pension, en considération surtout du service signalé qu'il lui avait rendu en incendiant la flotte turque à Tchesmé.

violences contre les musulmans, qu'ils attelaient à la charrue, et faisaient travailler à coups de fouet, ainsi que cela s'était passé quand Pierre le boiteux, accouru avec ses Arnaoutes au secours des Moraïtes dans le treizième siècle, accabla du poids de son patronage armé ceux qu'il était appelé à défendre alors contre les musulmans.

Neuf années consécutives avaient vu se succéder onze gouverneurs dans la Morée, avec les ordres les plus positifs d'exterminer les Albanais, et tous avaient été révoqués sans y avoir réussi. Les uns alléguaient qu'ils n'avaient pas de forces suffisantes pour exécuter une pareille entreprise; les autres n'avaient pas su résister aux présents des rebelles, quand la Porte fit partir le célèbre Hassan pacha, qui avait sauvé l'empire ottoman après la défaite de Tchesmé.

Le corps principal des Schypetars (1) qu'on évaluait à dix mille hommes, était commandé par deux Toxides nommés Bessiaris (2), nés dans les environs de Tébélen. Ils étaient retranchés sous les murs de Tripolitza, et Hassan n'ayant pu réussir à leur faire accepter une capitulation, se décida à les soumettre par les armes. Ce serasker, qui était campé depuis un mois à Argos, en partit le dix juin 1779, après la prière qui suit le passage du soleil au méridien, et ayant marché une partie de la nuit, il parut le jour suivant avec l'aurore devant Tripolitza. Il attaqua aussitôt les rebelles, qu'il mit en déroute, et avant la fin de la journée,

(1) Les exactions des Albanais furent poussées à un tel excès, qu'ils contraignaient les paysans à prendre de l'argent d'eux au taux inouï de cinq pour cent par semaine. Ils les obligeaient à leur faire un billet du capital, et quand ils ne pouvaient plus payer les intérêts, ils les vendaient comme esclaves aux Barbaresques. Cet exemple de la traite des blancs, qui eut lieu pendant huit ans, dépeupla le Péloponèse et n'excita les réclamations d'aucune puissance chrétienne. La Russie, qui avait sacrifié tant de malheureux, ne témoigna pour eux aucune commisération; et comme il n'y avait alors de publicité par les journaux que pour le cérémonial des cours, l'Europe ignora les crimes d'une politique barbare. (2) C'étaient les ancêtres de Hagos Bessiaris, dont il est question dans cette histoire.

il fit dresser devant la porte orientale de la ville une pyramide de plus de quatre mille têtes, dont j'ai encore vu les débris en 1799, quand j'étais esclave des Turcs, par le sort de la guerre, dans le Péloponèse. Ce qui s'échappa d'Albanais à la suite de cette bataille, poursuivis à outrance, traqués dans les versants des monts OEniens, furent exterminés au fond d'une gorge boisée, qui, depuis ce temps, a pris le nom de défilé du Massacre (1).

Les Maniates, qui avaient soulevé des tempêtes, retranchés au milieu des escarpements du Taygète, furent respectés parce qu'ils étaient inexpugnables; mais il n'en était pas ainsi des chrétiens que la barbarie des Schypetars avait contraints de fuir dans la Romélie, et de refluer dans les montagnes d'Agrapha, où ils avaient trouvé un asile inviolable parmi les armatolis. C'était contre ces hommes libres qu'Ali pacha allait entrer en lice. Il connaissait les principaux d'entre eux; et la conduite qu'il tint attesta la profondeur des vues qui ont dirigé sa conduite.

Tricaca, Moscolouri, presque tous les bourgs et villages situés au fond du bassin de la Thessalie, avaient été brûlés ou pillés par les mahométans et par les janissaires de Larisse, lorsque Ali pacha arriva au chef-lieu de son gouvernement. « J'avais laissé dans la basse Albanie, » lui ai-je entendu raconter souvent, « un fantôme de pacha qui était >> le jouet des beys de Janina, et j'évitai de passer par cette >> ville pour me rendre à mon poste. Je traversai le Zagori, » où le fidèle Noutza, dont Dieu veuille avoir l'ame, car » c'était un brave homme, ravitailla ma bourse. Sans pren>> dre permission de Suleyman, qui était alors sangiac-bey » d'Épire, nous levâmes, avec l'aide de Dieu et de mes bra>> ves Schypetars, une petite contribution; ce dont bien >> me prit, car en mettant pied à terre à Tricala, je ne trou>> vai qu'un pays épuisé. On avait pendu une foule de pay

(1) Défilé du Massacre. Voyez, tom. IV, ch. cx, du Voyage dans la Grèce.

>> sans, dont les travaux enrichissent des personnages tels » que nous. Les agas de Larisse avaient inventé des pro»jets de révolte pour enlever des moutons, des femmes >> et des enfants. Ils mangeaient les uns et vendaient les >> autres! Pour moi, je compris sur-le-champ qu'il n'y avait » presque jamais de rebelles et de brigands que les Turcs : » oui, les Turcs, » me dit en souriant Ali, qui avait remarqué mon étonnement; « nous sommes faits comme cela »> nous autres gens d'épée. Je me trouvai donc en état » d'hostilité avec les beys de Larisse. Cependant je com» mençai au préalable à faire main basse sur les partis d'ar>>matolis qui infestaient la plaine, et je les forçai à rentrer » dans leurs montagnes, où je les tins comme des corps de » réserve à mes ordres. J'envoyai en même temps quel» ques têtes à Constantinople, pour amuser le sultan et la » populace, de l'argent à ses ministres; car l'eau dort, mais » l'envie ne dort jamais. » Ces plans d'Ali étaient judicieux, et la terreur de son nom fut telle à son début, que l'ordre reparut depuis les défilés de la Perrhébie du Pinde, jusqu'au fond du Tempé et au pas des Thermopyles.

Ces faits de police prévôtale, grossis par l'exagération des orientaux, justifièrent les idées de capacité qu'on avait d'Ali pacha. Né avec une espèce d'impatience de célébrité, il prenait soin de propager lui-même sa renommée, en racontant ses prouesses à tout venant, en faisant des largesses aux officiers du Sultan qui le visitaient, et en montrant aux étrangers les cours de son palais ornées de têtes, appareil le plus magnifique dont puisse s'environner un despote. Mais ce qui contribuait surtout à consolider sa puissance, c'étaient les trésors qu'il amassait sous le voile de la justice. Ainsi jamais il ne frappait pour le plaisir de frapper, et dans ses proscriptions son glaive ne s'appesantissait que sur les grands et les personnes opulentes, dont il confisquait les biens à son profit. Enfin, après avoir passé plusieurs années dans la Thessalie, Ali pacha se trouva dans

le cas de pouvoir marchander le gouvernement de Janina, qui, en lui livrant l'Épire, le mettait à portée de se venger de ses ennemis, de les écraser, et de régner en maître sur les Albanies, chose nécessaire à ses projets ultérieurs.

L'intrigue procure une charge par la calomnie comme par le poison, on se défait d'un antagoniste. Ces moyens usités dans les cours de l'Orient sont vulgaires; mais quand un génie actif les combine avec la puissance de l'or, il est rare que ses entreprises les plus audacieuses ne soient pas couronnées du succès. Aussi personne ne sut mieux qu'Ali pacha, donner sans enrichir, donner pour faire dépenser, et surtout donner si à propos, qu'on était compromis en recevant de sa part, parce que l'argent des tyrans est toujours le salaire d'une bassesse ou d'un crime. Ses discours familiers n'étaient pas plus purs que ses actions. Chaque ministre disgracié était, à l'entendre, un homme de mérite puni de la supériorité de ses talens; et chaque ministre étranglé, une victime de l'envie; tout ministre en place était incapable du poste qu'il occupait, et les aspirants qu'il prévoyait devoir monter au banc du divan, des hommes de la plus haute espérance. Il en était de même de la dynastie des Sultans, qu'il traitait avec moins de réserve encore que le ministère. Tant qu'Abdulhamid avait vécu, le satrape soupirait après l'avénement de Selim III, qui n'eut pas plutôt ceint le sabre d'Ottman qu'il conjura sa perte. Enfin, mécontent, ou plutôt ennemi de tout pouvoir, le mot de liberté s'échappait parfois aussi naïvement de sa bouche, que celui d'humanité des lèvres impures de Néron, et il n'en fallut pas davantage pour séduire un homme qui commandait alors les armatolis des montagnes d'Agrapha.

C'est ici le lieu de faire connaître succinctement les débris vénérables de l'antique race des Hellènes, dont la longue résistance et les guerres sans cesse renaissantes ont fait dire, avec raison, que l'autorité des sultans dans la Grèce

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