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résulta de cette épreuve qu'au lieu de cinq cent mille livres sterling, qui était le taux porté par les premiers appréciateurs, on déclara que les chrétiens n'avaient droit qu'à une indemnité de deux cent soixante-seize mille soixante-quinze livres sterling, que les agents d'Ali pacha réduisirent, par leur rapport contradictoire, à cent cinquante-six mille sept cent cinquante-six livres sterling. Jamais ironie plus cruelle ne pouvait se mêler aux douleurs d'un peuple auquel il y aurait eu plus d'humanité d'arracher la vie, que de le soumettre à des épreuves aussi humiliantes. Enfin, pour régler le sort de tant d'infortunés, dans une dernière conférence qui eut lieu à Buthrotum, entre le visir Ali pacha et le lord haut commissaire Thomas Maitland, une déclaration de ce chef apprit aux Parguinotes que les indemnités qu'on daignait leur accorder étaient fixées irrévocablement à cent cinquante mille livres sterling.

Les Parguinotes, anéantis par cette déclaration, s'obstinant à douter de sa réalité, réclamèrent, présentèrent des mémoires; et comme il s'était écoulé bien du temps depuis qu'on négociait, ils se complaisaient à croire qu'une puissante protection (1) veillait sur leurs destinées, lorsqu'ils apprirent la marche des troupes d'Ali pacha, qui s'avançaient pour occuper Parga.

Une proclamation du lord haut commissaire leur annonce, en même temps, que le 10 mai est le jour fatal où les chrétiens doivent quitter pour jamais l'Épire. Ils jettent des regards douloureux sur leurs campagnes qui étaient en plein rapport, et sur ces vastes rideaux de verdure où l'on comptait quatre-vingt-un mille pieds d'oliviers, estimés à eux seuls deux cent mille guinées. Ils lèvent les mains au ciel, en contemplant ces beaux vergers remplis de cédrats, d'orangers et de citronniers. Leurs fronts

(1) Ils comptaient, on ne sait trop pourquoi, sur l'intervention de la Russie, qu'ils voyaient partout comme un génie tutélaire.

s'inclinent dans la poussière pour saluer les monastères ef les humbles chapelles épars sur les coteaux. Il leur est interdit d'enlever, ni un fruit, ni une fleur; il est défendu aux ministres de l'Éternel d'emporter les reliques, ni les images des élus du Seigneur ; les ornements sacrés, les flambeaux, les cierges, le ciboire du viatique, sont devenus, par le traité, la propriété des Mahométans. Quelques meubles, et leurs personnes, voilà ce qui reste aux Parguinotes, maîtres naguère de tant de trésors de leur industrieuse économie, et de huit cent trente-neuf maisons, qui seront bientôt la demeure de leurs ennemis.

C'est après demain, dans deux jours, au lever du soleil, qu'il faut partir; chacun s'empresse de marquer d'une croix la porte de sa demeure!.... Un cri s'élève, l'air en est ébranlé; on vient d'apercevoir les Turcs, sur les hauteurs du mont Pezovolos. Un sombre désespoir s'empare des esprits; on court aux armes, et on jure unanimement de mourir avec la patrie, si les ennemis s'avancent, avant l'heure marquée, pour s'emparer des lieux qu'on doit abandonner. Puis, se rappelant leurs misères, tous fondant en larmes se portent vers l'image de la Vierge de Parga, palladium antique de leur acropole, lorsqu'une voix, sortie du sanctuaire, les avertit que les Anglais qui les ont sacrifiés ont oublié dans le traité de vendre les mânes de ceux qui ont vécu.

On se précipite à l'instant vers les cimetières; les tombeaux sont ouverts; on en arrache les ossements et les cadavres à demi consumés des aïeux et des familles éteintes, qu'on place sur un vaste bûcher construit avec les oliviers, ornement de la terre paternelle. Les esprits s'échauf fent; les ordres du chef anglais sont méconnus, et par une résolution unanime, on arrête d'égorger les femmes ainsi que les enfants, si les Mahométans souillent de leur présence une ville qu'ils ne doivent occuper que déserte. On charge ensuite un courrier de porter cette résolution

à la connaissance de Th. Maitland, en lui annonçant que, si la marche des hordes d'Ali pacha n'est pas suspendue, le sacrifice dont Sagonte offrit autrefois le spectacle au monde, va se renouveler à la face de l'Europe chrétienne.

Le messager, chargé de cet avis, traverse la mer, secondé par les vents, et reparaît bientôt avec le général Adam, qu'on croyait favorable aux Parguinotes, parce qu'il avait épousé une Corcyréenne, et mêlé ainsi son sang avec celui des Grecs. Il revenait plein d'anxiété, dit-on, lorsqu'en entrant au port il aperçut la flamme du bûcher qui consumait les ossements, les cadavres et les cercueils des Parguinotes, trop heureux d'avoir vécu avant l'ère de l'es-' clavage. Il prend terre, à la vue des archontes, précédés de leur pasteur et des archimandrites, qui le reçoivent avec un respect mêlé d'indignation, en lui déclarant que le projet médité s'exécutera sur l'heure, s'il ne parvient à suspendre l'entrée des troupes d'Ali pacha.

Il donne des paroles d'espérance. Il monte à l'acropole, non plus comme autrefois, lorsque les couleurs britanniques y furent arborées aux acclamations des descendants des Pélasges guerriers, mais sous les auspices du silence, précurseur du carnage. Il trouve les hommes armés aux portes de leurs maisons, qui n'attendaient qu'un signal pour égorger leurs familles, avant de tourner leurs armes contre les Anglais, et de combattre jusqu'à ce qu'il ne restát pas même un seul individu d'entr'eux pour raconter leur catastrophe. Il les conjure d'attendre; il se rend aux postes avancés, il négocie; et les Mahométans, non moins inquiets que la garnison britannique, ayant accordé le délai convenu, le dernier des malheurs réservés aux Parguinotes fut ainsi conjuré. Le 9 mai au coucher du soleil, le pavillon d'Angleterre disparut des donjons de Parga, pareil à ces phares qui n'ont brillé un moment que pour tromper les espérances du navigateur; et les chrétiens, après une

nuit consacrée aux larmes et à la prière, demandèrent le signal du départ.

Dès les premières clartés du jour ils avaient quitté leurs demeures, et, répandus sur la plage, ils s'occupaient à recueillir quelques débris de la patrie. Les uns remplissaient des sachets des cendres de leurs pères, qu'ils arra— chaient aux flammes allumées par leur religieuse piété ; d'autres emportaient des poignées de la terre nourricière de leurs familles, tandis que les femmes et les enfants ramassaient des cailloux et des coquillages épars sur la grève, qu'ils cachaient dans leurs vètements, avec la sollicitude d'un amant qui a fait à sa bien-aimée un larcin qu'il veut lui dérober. Adieu terre paternelle, disaient les vieillards; adieu temples vénérables, autels sacrés du vrai Dieu! s'écriaient les prêtres; ó mer moins redoutable que nos protecteurs, répétaient les femmes en pleurant; belle mer de Plonie, protége nos tendres enfants, et si tu nous engloutis dans les ondes, ne porte pas nos cadavres vers les rives où commande l'Anglais, il les vendrait à nos tyrans.

Ce fut à la lueur funèbre du bûcher qui finissait de dévorer les restes de leurs ancêtres que les Parguinotes appareillèrent avec les brises matinales pour s'éloigner du cap Chimærium, et que les Turcs, accueillis en frères par les Anglais, occcupèrent la ville chrétienne, abandonnée le 10 mai 1819, époque destinée à tenir rang dans l'histoire.

C'est à cet événement qu'on pourra fixer désormais l'asservissement complet des Grecs que le Ciel permit de consommer pour les rendre de plus en plus dignes d'une immortelle régénération. Le ministre anglais, qui proclama l'extinction de la traite des nègres, inventée par le pieux Las Casas afin d'arracher les Indiens aux travaux des mines et les enfants du Niger à la mort; le ministère anglais qui poursuit l'exécution de cette entreprise décevante dans ses traités, comme le peuple-roi stipulait dans les siens l'abolition des sacrifices humains, a marqué de son

sceau particulier l'ère de ses conceptions philanthropiques, en sanctionnant le malheur de quatre mille individus paisibles et industrieux. Il a livré aux Ismaélites (1) la dernière terre indépendante occupée, dans la Grèce, par les descendants de ceux qui l'illustrèrent. Des chrétiens sont immolés aux infidèles par les mêmes chrétiens qui se glorifient d'avoir brisé les fers des esclaves d'Alger. L'église fait place à la mosquée; le pavillon anglais cède au bairac des sultans, et la Croix victorieuse s'abaisse devant l'astre pâlissant du Croissant.

O honte à jamais mémorable! le ministère anglais, à l'apogée de sa puissance, a consenti à une cession qu'un général et un consul de France, l'un au comble des inquiétudes (2) les plus affreuses, et l'autre placé sous le couteau, repoussèrent avec indignation. Généreux Anglais, écrivains de tous les pays, accusez les auteurs d'une action qui flétrit le nom européen aux yeux même des Mahométans, étonnés d'un succès qu'on n'aurait jamais obtenu d'eux contre d'autres Mahométans. Demandez qu'une prompte justice venge l'innocence, la morale et la religion outragées. Enfin, si ces nobles efforts étaient inutiles, que la cause des vieux chrétiens de la Grèce, quoique perdue devant le tribunal de la politique, soit du moins sanctifiée par la protestation unanime de tous les amis de

(1) Ismaélites, surnom donné aux Tures par les Byzantins, d'après l'Aséer, livre qui contient la vie de Mahomet, fils de Motalib et d'Éminé, dans lequel on fait descendre ce sectaire d'Abraham par Ismaël, fils d'Agar.

(2) Tandis qu'Ali pacha demandait Parga, en 1814, le feu fut mis à l'arsenal de la fortezza nuova de Corfou. Un magasin de bombes, d'obus chargés, etc., sautait de toutes parts; l'énorme dépôt des poudres, qui n'en était séparé que par une ruelle, allait s'embraser; déja sa porte en bois de sapin commençait à brûler. C'en était fait de Corfou, lorsque nos soldats, sc précipitant au milieu des obus et des bombes qui éclataient, les saisissant entre leurs bras, les jetèrent à la mer, et sauvèrent ainsi une ville entière de la destruction. On n'a jamais su par qui un pareil crime fut conseillé et exécuté nous eûmes à regretter quelques braves; la garnison entière sc couvrit de gloire.

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