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trompé de ses prestiges, il s'abandonnait à la superstition, dernier refuge des ames lâches et criminelles. Entouré d'illuminés, il consultait les sorts; il demandait aux derviches des devises cabalistiques, qu'il faisait coudre dans ses vêtements, ou qu'il suspendait dans les endroits les plus secrets de son palais, afin de détourner les génies malfaisants dont il se croyait obsédé; un Koran était attaché à son cou pour écarter le mauvais oil; il se plongeait dans la région des fantômes; mais des songes funestes le réveillaient dans la douleur.

Enivré des faveurs trompeuses de la fortune, il s'était cru invulnérable, et il ne connut les progrès de l'âge que par ses infirmités. Il avait usé la vie sans perdre le goût des plaisirs, et il passa brusquement de l'erreur des sens dans l'impuissance de satisfaire ses désirs. La beauté fit son tourment; il osa profaner ses roses; il blasphéma contre la jeunesse, il aurait voulu effacer le printemps, et ravir à l'année les fleurs dont il ne pouvait plus savourer les parfums. Les écoles publiques de l'Épire et de la Thessalie furent dépouillées des enfants des premières familles, qu'il flétrit en les plaçant au nombre de ses éphèbes. Si parfois le mot de vieillesse échappait de sa bouche, c'était pour tâcher de surprendre des consolations dans le déni de cette vérité qui l'accablait; il souriait alors à ses flatteurs qui lui souhaitaient de longues années; mais la séduction ne parvenait plus à l'enivrer. Le temps a mis la coignée dans la racine de l'arbre disait-il en soupirant. Et ceux qui l'abhorraient murmuraient tout bas: Encore quelques jours, et Ali pacha ne sera plus.

Il avait dépassé sa soixante-dix-huitième année, lorsqu'on le jugeait ainsi, sans prévoir que le malheur allait lui rendre des forces nouvelles pour lui faire subir le châ– timent réservé à ses forfaits. Usé de débauche, flétri par les passions, sa poitrine, qui s'embarrassait aux moindres contrariétés, devait se ranimer plus brûlante que dans sa jeu

nesse; ses yeux fatigués étaient réservés à se repaître de 'nouvelles scènes de carnage, et sa voix glapissante à donner le signal de combats plus meurtriers qu'il n'en avait jamais soutenus; courbé sous le poids d'une vieillesse criminelle, il était enfin destiné à se retremper, comme Satan, dans le désespoir, pour ébranler l'empire Ottoman jusque sur ses bases chancelantes.

Ali était loin de prévoir les événements qui devaient se rattacher à son sort; son attention semblait ne se porter alors que sur le repos de ses enfants qu'il voulait assurer; heureux s'il n'eût pas prétendu y associer ses projets de vengeance contre Ismaël Pachô bey, qu'il ne feignait d'oublier que pour lui porter des coups plus certains et plus meurtriers.

Mouctar pacha était pourvu du sangiac de Bérat, au titre de beglier-bey, et son fils aîné, Hussein, jouissait de celui de Delvino; Salik, troisième fils du satrape, avait obtenu Lépante; Méhémet, fils de Véli, était décoré du titre de vali-cy de Paramythia, tandis que son père Véli, retiré à Déchani, près d'Agia, y vivait, au milieu des plaisirs et de la débauche, sans s'inquiéter de la disgrace du sultan, qu'il avait encourue. Le vertueux Ibrahim et son fils étaient dans les fers. Ils vivaient dans un cachot pratiqué sous le grand escalier du château du lac, pour que leur implacable ennemi jouît du plaisir de marcher sur leurs têtes, chaque fois qu'il montait à son palais, ou qu'il en descendait. Mais tout s'use, excepté le désir de la vengeance; et Ali, qui ne put accorder ses fils sur le partage éventuel de son héritage, attribua la cause des refus de Véli, aux conseils et à l'influence secrète de Pachô bey.

Les actes de despotisme ne s'annoncent guère que par la violence. Depuis quelque temps, l'épouse d'Ismaël avait été arrachée de son palais pour vivre renfermée dans une cabane, où elle était réduite à filer afin de se procurer quelques moyens d'existence. On se demandait quelle pouvait

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être la cause de cette rigueur, lorsqu'on apprit que son époux, qui était passé de Négrepont dans l'île de Skiatos, sur la nouvelle que son ennemi se proposait de l'y faire enlever, s'était dérobé à de nouvelles embûches sans qu'on sût de quel côté il s'était dirigé. Le non succès de cette machination était la cause du traitement exercé contre la plus innocente et la meilleure des filles issues des beys de Janina, qui craignaient de compatir à sa misère.

Le tyran avait aussitôt expédié de toutes parts des émissaires, lorsqu'un incident lui fit perdre de vue le proscrit, et suspendre le cours de ses ressentiments. La demeure de ses pères, le séjour de sa jeunesse, le garde-meuble et le dépôt de ses brigandages, son brillant palais de Tébélen, venait d'être la proie des flammes. Une imprudence du plus jeune de ses fils, Salik pacha, qu'il aimait d'une tendresse sans égale, avait causé ce désastre..

Qui oserait se charger de lui annoncer un tel malheur? Son fils, ce fils chéri, lui-même, que la frayeur avait porté à se sauver jusqu'au-delà des monts Candaviens, n'aurait peut-être pas été à l'abri de sa fureur s'il lui eût apporté un pareil message. On fut long-temps dans les anxiétés, et on ne trouva moyen de lui révéler ce fatal événement qu'en lui faisant remettre une lettre par l'entremise du cheik Jousouf, qui ne cessait d'annoncer la chute de Ninive. Tiens, dit-il au tyran, qu'il aborde au moment où celui-ci sortait de son palais, Allah, qui punit les méchants, a permis que ton sérail soit brûlé. Le monde est périssable; Alim féna (1)!

A cette nouvelle, Ali pousse son cheval, en criant à ses gardes de le suivre. Il s'élance, il se précipite, il traverse la Molosside, il arrive à Tébélen, et il ne respire qu'en retrouvant cent cinquante millions en espèces monnayées. Telle fut la somme incroyable qu'on exhuma des caveaux

(1) Alim féna. C'est le cri d'alarme que les muezzims jettent du haut des mosquées, quand les incendies dévorent Constantinople.

de son palais, et la cause qui mit, pour la première fois, au grand jour la fortune colossale du satrape, dont l'importance, encore exagérée par la voix publique, parvint, malheureusement pour son coupable possesseur, jusqu'aux oreilles du Grand-Seigneur, sultan Mahmoud, prince de haute et insatiable avidité.

Les intendants des finances d'Ali passèrent plusieurs jours à vérifier tant de richesses, pendant que leur maître déplorait la perte de son palais. Des cachemires précieux, les fourrures les plus rares, un magasin entier de montres, de pendules, de bijoux, d'étoffes, des meubles, des armes de luxe, des harnais de chevaux, devenus la proie du feu, étaient l'objet de ses regrets. Assis par terre, sur une natte de paille, tel qu'un ministre disgracié des rois de l'Orient, il s'arrachait la barbe, il se frappait la poitrine, il gémissait, et il déplorait sa misère en se recommandant à la charité publique. Se rappelant parfois qu'il était visir, il demandait d'un ton menaçant; et après avoir arraché par des larmes feintes ce qu'on craignait de lui refuser, une ordonnance, qu'il lança dans la Grèce, apprit aux habitants qu'ils devaient relever et meubler à leurs frais le sérail redoutable (rò pobepov Zspáyλov) de Tébélen. Puis reprenant bientôt après le chemin de Janina, il y rentra suivi de ses trésors, et d'un petit nombre de femmes échappées à l'incendie, qu'il vendit à ses familiers, en disant qu'il n'était plus assez riche pour nourrir autant d'esclaves.

Cependant d'amples indemnités l'attendaient. La peste, auxiliaire désastreuse de sa tyrannie, venait de lui léguer l'héritage de la population entière d'Arta, ville habitée par plus de huit mille chrétiens. Plus de la moitié étaient descendus dans la tombe; et dès que l'épidémie eut cessé de frapper, Ali pacha avait envoyé des commissaires chargés de dresser l'état des meubles et des biens-fonds, qu'il s'adjugeait en sa qualité d'héritier universel de ses vassaux.

Afin de procéder à l'inventaire, les malheureux respec

tés par la mort, au risque de réveiller la contagion, furent contraints, malgré les prières du consul de France, M. Hugues Pouqueville, de laver, dans les eaux de l'Inachus, les laines des matelas, les draps et les langes encore imprégnés de la sanie des bubons, tandis que des exacteurs ramassaient et enregistraient le peu d'or et d'argent qui n'avait pas été enfoui. Le creux des arbres, les moindres cavités furent visités; et comme on trouva autour d'un squelette une ceinture remplie de sequins de Venise, on tint un état détaillé des ossements. On les aurait sans doute mis eux-mêmes en réserve, (si on avait pu présumer que ces tristes restes seraient bientôt un objet de spéculation), pour les vendre aux économistes anglais, dont la sacrilége avidité vient de troubler les mânes des braves morts aux champs de Lutzen, pour les faire servir d'engrais aux landes de l'Écosse (1). Tous les archontes de la ville avaient été arrêtés, et bientôt après appliqués à la torture, pour dire où se trouvaient des trésors enfouis, qui ne pouvaient être éventés que par l'effet du hasard. Un d'entre eux, accusé d'avoir soustrait quelques objets, fut plongé dans une chaudière d'huile bouillante. Vieillards, femmes, enfants, riches et pauvres, tous furent interrogés, mis sous le báton, et condamnés, pour se rédimer, à faire l'abandon des débris qu'ils avaient sauvés du naufrage public. Et, comme si tant de crimes ne suffisaient pas, on recruta, par ordre d'Ali, dans les villages de la Cassiopie une population égale à celle dont Arta pleurait la perte, qu'on força de venir s'établir au sein de cette ville désolée et à payer au visir les maisons que chacun devait habiter (2).

(1) Ce fait est extrait des journaux anglais du mois de novembre 1822. (2) Machalla! disait le kiaya d'Ali à mon frère, en lui montrant la ville d'Arta repeuplée par cette colonie, vous voyez que c'est comme si la peste n'y eût pas passé.— Oui, répliqua celui-ci, mais on a dépeuplé vingt ou trente villages pour opérer cette merveille. - Qu'est-ce que cela y fait? répondit stupidement le barbare. Voilà la mesure du raisonnement d'un Turc: quel'jugement porter de leurs apologistes?

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