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Cependant les émissaires que le satrape avait attachés sur les traces d'Ismaël Pachô bey, étant de retour, lui apprirent que le fugitif était retiré dans la Romélie. Après avoir erré de contrées en contrées, les uns l'avaient perdu de vue au Caire, et croyaient qu'il s'était rendu à la Mecque avec les hadgis ou pèlerins de la grande caravane de l'émir; d'autres prétendaient l'avoir reconnu à Smyrne. En effet, il avait parcouru les principales échelles commerciales de l'Asie-Mineure et de l'Égypte, couchant quelquefois à l'abri des portiques des mosquées, ou, parmi les pauvres, sur les cendres chaudes des bains publics. Souvent il avait été réduit à languir dans les palais des grands, confondu avec leurs clients et leurs esclaves, dont il partageait la nourriture sans laisser paraître les chagrins qui le dévoraient, lorsque, fatigué de traîner une vie misérable, il résolut de se rendre auprès du nazir de Drâma, qui était un des seigneurs les plus magnifiques de la Thrace.

Se présenter à la cour de Mouhamet-Dramali et lui plaire, fut, pour Pachô bey, l'unique nécessité de décliner son nom; et ce fut là que son implacable ennemi, qui venait d'apprendre son arrivée dans cette cour, résolut de lui porter un coup auquel le proscrit était loin d'ètre préparé. Il y avait quelques mois qu'il se trouvait à Drâma, lorsqu'au milieu d'une de ces parties de chasse que les seigneurs aiment passionnément, on vit arriver un capigi-bachi, qui, s'adressant à Ismaël, s'informa où était le nazir, auquel il avait une affaire importante à communiquer.

Tout capigi-bachi est assez souvent porteur de fâcheuses nouvelles ; et Dramali se trouvant éloigné, Pachô bey, se donnant pour être le nazir, répliqua à l'envoyé de la Porte qu'il pouvait s'expliquer. Ils se retirèrent dans un khan voisin, où le confiant envoyé du sultan lui apprit qu'il était porteur d'un firman obtenu à la requête d'Ali, pacha de Janina. «< De Tébélen! Sois le bien-venu; c'est mon ami. » En quoi puis-je lui être agréable? En faisant exé

>>cuter le commandement dont je suis porteur, par lequel >> le suprême divan vous enjoint, seigneur, de faire tran» cher la tête à un mauvais sujet nommé Pachô bey, qui » s'est glissé depuis quelque temps à votre service. - A >> cela ne tienne; mais je te préviens que c'est un homme >> difficile à saisir, brave, violent, aimé de ses serviteurs, » et il faut l'attirer adroitement dans nos filets. Il peut » paraître d'un moment à l'autre, il est essentiel qu'il ne » te voie pas, et que mes gens ne puissent soupçonner » qui tu peux être. Il n'y a que deux heures de chemin » d'ici à Drâma; va m'y attendre ; ce soir j'y serai de re>> tour, et tu peux regarder ta mission comme remplie. »

Le capigi-bachi, tournant aussitôt du côté de Drâma, s'éloigne, tandis que Pachô bey prenait la fuite en sens contraire, craignant que le nazir, qui ne le connaissait que de fraîche date, ne sacrifiât, avec cette froide indifférence naturelle aux Turcs, un malheureux injustement condamné à mort. Au bout d'une nuit de marche, pendant laquelle le proscrit évita les chemins battus, il prit les vêtements d'un moine bulgare, auquel il paya sa dépouille, et se présenta à la porte du grand couvent des caloyers serviens, situé dans les montagnes qui donnent naissance à l'Axius. Il y fut reçu, sous son costume religieux, comme un frère venant du saint Tombeau. Il composa son roman; et on se félicita de trouver dans le nouveau venu un homme aimable, parlant de la Palestine, de ses monastères, en pèlerin consommé, et qui de plus avait une bourse d'autant mieux arrondie que, chemin faisant, il avait vendu à un juif de Samacova son cheval et ses armes.

Deux hommes féconds en expédients, égaux en ruses; disputant, l'un des moyens de satisfaire sa vengeance, et l'autre du soin de défendre sa vie, sont un de ces spectacles ordinaires aux arènes politiques de l'Orient, où l'on voit l'innocence et le mérite sans cesse opprimés.

Ali pacha, ardent à poursuivre son ennemi, avait aus

sitôt accusé Mouhamet-Dramali d'avoir favorisé l'évasion de Pachô bey; mais il ne fut pas difficile au nazir de se justifier auprès du divan, auquel il donna des renseignements précis sur ce qui s'était passé.

C'était ce que voulait le satrape, qui partit de ce document pour faire suivre les brisées du fugitif par ses espions, et sa retraite fut éventée. Comme, dans les explications qui avaient été données à la Porte, l'innocence de Pachô bey avait été prouvée, on ne pouvait plus solliciter le firman de mort contre lui; son ennemi sembla l'abandonner à son sort, afin de cacher le coup qu'il voulait lui porter. Il s'agissait de l'assassiner; et Athanase Vaïa, le chef des meurtriers des Cardikiotes, auquel il fit part de son projet, le supplia de lui accorder l'honneur d'une pareille entreprise, en jurant qu'il n'échapperait pas à son poignard.

Cet accord étant fait, le plan du maître et du sicaire fut voilé sous l'apparence d'une disgrace, qui étonna la ville entière de Janina. A la suite d'une scène terrible, Ali chassa du sérail le confident intime de ses iniquités, en l'accablant d'injures, et en disant que, s'il n'était le fils de la mère nourricière de ses enfants, il le ferait pendre. Vaïa, feignant une profonde affliction, courut vainement chez tous les grands de la ville, en les suppliant d'intercéder en sa faveur, et la seule grace que Mouctar pacha put obtenir fut un bouïourdi d'exil qui lui permettait de se rendre en Macédoine.

Muni de cet ordre, Vaïa quitta Janina avec les démonstrations du plus grand désespoir; et, arrivé à Vodèna, il feignit de ne trouver de sûreté qu'en prenant le froc des caloyers, pour se rendre en pèlerinage au mont Athos. Chemin faisant, il rencontra un des frères quêteurs du grand couvent des Serviens, dont il fit son ami. Il lui peignit sa disgrace sous les couleurs les plus vives, en le priant de le faire recevoir au nombre des frères laïcs de son monastère.

Le frère quêteur s'étant hâté de faire part de cette pro

position au supérieur, celui-ci s'empressa d'annoncer à Pachô bey le compatriote et compagnon d'infortune Athanase qu'on allait recevoir au nombre des servants. A ce récit, et au portrait que lui en fit l'abbé, Pachô bey reconnut Vaïa; et, ne pouvant se dissimuler qu'il était envoyé pour l'assassiner, il se décida à se rendre à Constantinople, résolu d'y affronter l'orage et à combattre ouvertement son ennemi.

Une haute stature, une physionomie pleine de noblesse, une assurance mâle, le don précieux de presque toutes les langues usitées dans l'empire ottoman, que Pachô bey parlait avec facilité, ne pouvaient manquer de le faire distinguer. Parvenu à s'établir dans la capitale, il se trouvait à portée de déployer le genre de talents qui convenait au pays, et sa conduite mesurée promettait de lui acquérir des amis puissants. Malgré cette légitime ambition, son penchant le porta d'abord à rechercher les bannis de l'Épire, qui étaient ses anciens compagnons d'armes ou ses amis: car il tenait aux principales familles, et il appartenait même au visir Ali par les liens du sang, puisqu'il avait épousé une de ses parentes.

Cette alliance, qui avait fait le bonheur de Pachô bey, dans sa jeunesse, était devenue pour lui une source d'amertumes depuis qu'il avait été éloigné de Janina, où son épouse et ses enfants se trouvaient retenus en otage. L'idée des dangers auxquels ils étaient exposés depuis le fatal secret qu'il avait révélé à Véli pacha, le tourmentait. Il hésitait à attaquer de front le criminel, lorsqu'il apprit que son épouse avait été arrachée de sa demeure, sur le refus qu'elle avait fait de consentir à un divorce qui devait la faire passer entre les bras d'un des agents du tyran, qu'on disait être Omer Brionès. Une lettre que cette femme infortunée fit parvenir à Pachô bey, en lui racontant les peines qu'elle endurait, lui traçait les devoirs qu'il avait à remplir. « Tes >> enfants sont dans les fers, lui écrivait-elle, et ton épouse,

>> reléguée dans une cabane, est réduite à filer pour gagner » son pain. Les religieuses chrétiennes la soutiennent des >> deniers de l'aumône, quand les infirmités qui l'accablent >> ne lui permettent pas de subvenir à ses besoins. Son lit, >> autrefois couvert d'étoffes d'or, ne se compose plus » que d'une natte de paille et d'une triste velendja (1). » Elle t'envoie le dernier ornement qui lui reste, sa che» velure. Ne songe plus à moi que pour venger ta famille » et ton épouse. » Peu de temps après, l'épouse d'Ismaël Pachô bey ayant disparu, le ciel, pour le consoler, ou plutôt pour châtier Ali, lui envoya un ami qui était destiné à relever ses espérances.

Un Turc, quel qu'il soit, semble conduit par une sorte de nécessité à être dirigé par quelque Grec. La science des affaires, malgré la profonde humiliation des Hellènes, s'est conservée parmi les descendants d'Aristote et d'Euclide, admis dans tous les conseils des Tartares mahométans. Rien ne marche dans le divan sans les princes grecs du phanal, et il n'y a pas de satrape, de bey, ni de grand dans l'empire, qui n'ait un Grec pour conseiller. L'Étolien Paléopoulo qui vivait depuis plusieurs années à Constantinople sous la protection de France, était au moment d'aller former un établissement dans la Bessarabie russe, lorsqu'il rencontra Pachô bey, et que se forma entre eux la singulière coalition qui devait changer les destinées de la race tébélénienne.

Paléopoulo communiqua à son compagnon d'infortune un mémoire présenté au divan en 1812, qui avait été le signal d'une disgrace à laquelle Ali pacha n'échappa, comme on l'a dit ailleurs, que par les événements d'une plus haute importance qui occupaient alors le cabinet ottoman. Comme le Grand-Seigneur avait juré par les tombeaux de ses glorieux ancêtres de réaliser ce projet, dès qu'il le pourrait, Ismaël Pachô bey et son ami avisèrent aux moyens de le (1) Velendja, couverture de cheval.

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