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était un problème qu'il fallait résoudre annuellement les armes à la main.

L'Écriture sainte nous montre en plusieurs endroits que le brigandage est aussi ancien que les monarchies absolues de l'Orient, où l'on ne compte que des oppresseurs et des opprimés, résultat inévitable de la conquète qui, traçant une ligne de démarcation par le culte public et les intérêts opposés des conquérants et du peuple subjugué, em– pêcha toujours toute espèce de fusion politique. A la suite de ce mécontentement, on voit souvent en Turquie, ainsi qu'il arrivait parmi les Juifs, les chefs s'exercer (1) à l'ap— prentissage du gouvernement, en s'associant à des voleurs de grand chemin. D'un autre côté, il résulte que le sultan est menacé au sein de sa capitale par ses visirs devenus chefs de bande, comme le fut Joakim (2), roi de Juda, par les Ammonites, et Catherine II par Pugastchef; parce que rien n'est aussi vacillant que le despotisme, dont l'essence est un outrage flagrant contre les lois divines et humaines!

En lisant l'histoire, on remarque également que les tours élevées dans le désert (3) pour tenir en bride les Syriens expropriés et les exploits d'Hérode (4), qui fit trembler les indigènes, ne servirent qu'à obtenir des trèves, bientôt suivies d'insurrections partielles et de représailles sanglantes. La Grèce avait offert les mêmes scènes à l'époque des colonies qui dépossédèrent les naturels des acropoles pélasgiques; et on pourrait, sans forcer la lettre des traditions, montrer qu'il exista des peuplades insoumises dans la Hellade, au temps de sa plus brillante civilisation. Elles reparurent surtout avec énergie à l'époque de la conquête du territoire classique par les Romains. Vers ce temps Thucydide, Polybe et Justin (5) parlent des brigands de l'Acar

(1) Juges, x1, 3.

(2) 2. Reg. 111, 22.

(3) Paral. xxv1, 7, 10.

(4) Joseph, Antiq. Jud., c. 25, §. 4 et 5.

(5) Thucyd. I, c. 5 et 6. Polyb., l. iv. Just., 1. XLIII, c. 3.

nanie et de l'Étolie, dans les mêmes termes que le font les écrivains de la Byzantine (1), en les représentant tels qu'ils le sont encore aujourd'hui, sous les dénominations de klephtes ou voleurs du Xéromeros, du Valtos, du Macrinoros, d'Agrapha, du Pinde et des montagnes de la Thessalie.

La chronique de Nepota Ducas (2) laisse entrevoir comment il est sorti de ces bandes des corps avoués par la Porte ottomane, qui prirent le nom d'Armatolis ou gendarmes, sur le continent, et celui de Cernides ou gardes-côtes dans les îles de la mer Égée. L'idée première de ces milices appartient aux chevaliers français et aux Vénitiens qui les instituèrent lors du démembrement de l'empire d'Orient. Les Turcs les trouvant établies, s'en servirent pour étendre leur domination dans les montagnes. Plus tard, Amurat IV leur accorda des capitulations, qui, bien que violées, laissèrent, sans qu'on s'en doutât, des cadres ouverts aux défenseurs de la religion et de la patrie, toujours prêts à saisir le moment opportun pour relever l'étendard auguste de la Croix et de la liberté.

Démétrius Paléopoulo (3), né à Carpenitzé, dans l'Étolie, d'une de ces familles grecques restées debout au milieu des ruines de leur patrie, s'était lié d'amitié avec Noutza Macri-Mitchys, lorsque cet agent d'Ali fut envoyé par son maître pour porter des paroles de paix aux bandes guerrières répandues dans la chaîne du Pinde et du mont OEta. Éprouvé par l'adversité, car après la mort de son père,

(1) Phrantzès, 1. 111, c. 23.

(2) Voyez le tome v de mon Voyage dans la Grèce, où cette chronique se trouve imprimée pour la première fois.

(3) Dans la première partie de l'Histoire d'Ali pacha, publiée en 1820, je n'avais pas jugé convenable de parler de Paléopoulo, que je craignais de compromettre, parce que je le croyais encore vivant. J'en ai fait mention dans la notice jointe au tome cinquième de mon ouvrage, imprimé en 1821, et je rétablis maintenant ce qui concerne cet homme, dans l'ordre chronologique des événemens de la vie d'Ali pacha, et de l'histoire de la régénération de la Grèce.

qu'il perdit dans sa quatorzième année, il avait été forcé de s'expatrier, afin de se dérober aux poursuites des ennemis de sa maison et réduit à errer avec les proscrits, il ne tarda pas à se distinguer au milieu d'eux, par une prudence aussi rare que son courage était remarquable. Dans les siècles héroïques, Paléopoulo eût été aussi illustre que Thésée : il aurait fondé Athènes, policé son pays; tandis que parmi les Grecs, humiliés et non pas dégénérés, il ne pouvait jamais être qu'un chef de partisans, flétris par les oppresseurs du titre immérité de klephtes ou voleurs. Malgré la fausse attitude dans laquelle l'injustice de l'ordre social l'avait placé, le bruit de sa valeur volait de bouche en bouche, lorsqu'un ancien ami de son père, Canavos, Grec de race historique, l'arracha à la profession aventureuse qu'il avait embrassée. Il le fixa auprès de lui, et content de sa conduite, il ne tarda pas à lui donner en mariage une fille unique qu'il possédait, et à lui faire obtenir le poste de vaivode, ou prince de l'Étolie, que son père avait rempli avec autant d'honneur que de bravoure, toutes les fois que les libertés publiques, fondées sur les capitulations accordées par les sultans, avaient été menacées de la part des Turcs.

Cette restauration d'un chef vertueux, en comblant de joie la majeure partie des Étoliens, réveilla la haine des ennemis de Paléopoulo, qui obtinrent, à force d'intrigues et d'argent, un firman de mort contre leur vaivode. Mais comme il arrive dans les gouvernements absolus que de pareilles sentences sont ordinairement sans effet quand elles ne frappent pas à la manière de la foudre, le chef des Étoliens, informé à temps du coup dont on le menaçait, s'y déroba par la fuite. Il se jeta dans les bras de ses anciens frères d'armes; et, après une guerre de deux ans contre le visir de Thessalie, auquel Ali pacha succéda, la Porte, qui absout et condamne sans discernement, lui rendit, avec l'assurance insignifiante de ses bonnes graces, l'emploi de vaivode d'Étolie.

De retour à Carpenitzé, Paléopoulo s'étant abouché avec Noutza, séduit par l'idée qu'Ali pacha, qui lui avait fait des offres de service, serait peut-être un jour le libérateur de la Grèce, crut devoir s'attacher à sa fortune. Les opprimés sont toujours disposés à se faire illusion quand quelque chose sourit à leurs désirs. Le vaivode de l'Étolie était de l'âge d'Ali; il avait éprouvé, ainsi que lui, de grandes vicissitudes; leurs pères avaient été liés d'amitié, et la ressemblance du parvenu de Tébélen avec Paléopoulo était telle, qu'on les appelait les ménechmes épirotes. Leur première entrevue eut lieu à Tricala, en 1786, et on convint du plan qui devait porter le Scythe mahométan au poste de Janina.

Suivant un rescrit impérial de Soliman-le-Magnifique, la Grèce septentrionale était divisée en quatorze capitaineries d'armatolis (1), composées de chrétiens du rit orthodoxe, car il n'y a aucun Latin dans toute l'étendue de l'É pire. Il fut donc convenu que Paléopoulo, Canavos, et Boucovallas, qui avaient obtenu en Russie le grade de major, devenus capitaines des ligues Thessaliennes et Acarnaniennes, commenceraient leurs incursions contre le fantôme de pacha de Janina, et bientôt on n'entendit parler que de dévastations et de brigandages. Le peuple qui n'est compté dans l'Orient que sur le pied des bestiaux propres à féconder la terre, faisait vainement entendre sa voix suppliante; on exigeait de lui ses impôts, et l'Épire ainsi que le canton d'Arta, furent en proie à la désolation, tandis que la Thessalie florissait sous le gouvernement d'Ali. La Porte, qui ne juge jamais des événements qu'en raison de ses intérêts particuliers, allait conférer le drapeau de Janina à l'auteur des désordres publics, pour les faire cesser; et il y comptait, lorsqu'une affaire particulière vint interrompre ces projets.

:

(1) Les quatorze capitaineries d'armatolis étaient, pour la Macédoine cisaxienne Verria, Servia, Alassona, Grévéno et Milias; pour la Thessalie : Olympos, Mavrovouni, Cachia, Agrapha, Patradgik et Malacassis; pour l'Acarnanie et l'Étolie: Vénético, Lidoriki, Xéroméros, qui embrassait la basse Épire, jusqu'à Rogous et Djoumerca.

La moderne Olympias, Khamco, atteinte depuis longtemps d'un cancer utérin, fruit de sa dépravation, termina sa carrière, après s'être défaite par le poison du dernier des frères consanguins d'Ali pacha. Telle fut la fin de sa vie, dont elle employa les derniers momens à se faire relire son testament, monument digne des Furies, par lesquelles il lui fut sans doute inspiré.

Cet acte, qui prolonge la volonté humaine au-delà du terme de l'existence, prescrivait à Ali et à Chaïnitza << d'ex» terminer, dès qu'ils le pourraient, les habitans de Cardiki » et de Cormovo, dont elle avait été l'esclave, ainsi qu'eux; >> leur donnant sa malédiction, s'ils contrevenaient jamais » à ce dessein. » Par un second article, elle ordonnait << d'envoyer en son nom un pèlerin à la Mecque, et de faire » déposer, pour le repos de son ame, une offrande (1) sur >> le tombeau du prophète. » En vertu d'autres dispositions, elle commandait « des assassinats particuliers, et » elle désignait les villages qu'on devait brûler un jour ». Enfin elle terminait par un conseil semblable à celui que Sévère mourant donnait à ses enfans: « Soyez unis, en>> richissez vos soldats, et comptez le peuple pour rien (2) ». La personne de qui je tiens ces détails ajoute que, rongée par un ulcère dévorant, elle expira dans des transports de rage, en vomissant d'horribles imprécations contre la providence éternelle.

Dicens in superos aspera verba deos.

(1) Comme on ne peut envoyer de pèlerin à la Mecque, ni offrir de présents à Médine, qu'avec l'argent d'un bien-fonds légitimement acquis, qu'on doit vendre à cet effet, on fit une recherche exacte des propriétés appartenant à Véli bey Tébélen. Après une enquête sévère, il fallut remonter jusqu'à l'état de possession de son grand-père, qui consistait en un champ d'environ quinze cents francs de rente. Mais, en vérifiant la légitimité de cette propriété, on reconnut que le chef de la race tébélénienne l'avait volée à un chrétien. Ainsi, disait Colovos, secrétaire des commandements d'Ali, de qui je tiens cette anecdote, le pèlerinage et les vœux commandés par Khamco n'ont jamais été accomplis.

(2) Estote concordes, locupletate milites, cæteros contemnite.

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