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traces du père de l'Histoire, je montrerai comment les Grecs, déchus de leur splendeur, subjugués par les Romains qu'ils amollirent, dégradés sous le sceptre de leurs Césars théologiens, conquis par les Turcs qu'ils ne purent civiliser, limant insensiblement leurs chaînes, enveloppant le despotisme dans ses propres filets, s'emparèrent de l'héritage de la tyrannie et du crime, pour remonter au rang des nations. Cet exposé me conduit à mettre sur le premier plan de mon tableau un homme long-temps dominant dans la Grèce, et qui en remplissait à lui seul la scène, tandis qu'elle préparait ses hautes destinées à l'ombre de l'ambition de ce tyran. On verra dans mes récits ce que put le génie fatal d'un Scythe mahométan qui n'employa les calculs de la raison que pour agiter l'empire; et les talens extraordinaires d'une nature sauvage, qu'afin de s'élever, de forfaits en forfaits, au rang des souverains, qu'il osa braver en se croyant leur égal. Mélange d'esprit et d'ignorance, de naïveté et de perfidie, de prudence et d'audace, de bravoure et de circonspection, d'impiété et de superstition, de tolérance et de fanatisme; je dirai comment Ali Tébélen Véli Zadé (1), après s'être créé une de ces effrayantes réputations qui retentiront dans l'avenir, est tombé du faîte de la puissance, en léguant à l'Épire, sa patrie, l'héritage funeste de l'anarchie, des maux incalculables à la dynastie tartare d'Ottman, l'espérance de la liberté aux Grecs, et peut-être de longs sujets de discorde à l'Europe.

Inaperçu comme les germes de l'indépendance qui se développaient dans la Grèce, Ali Tébélen naquit avec eux vers l'année 1740. Les descendants malheureux d'Hellen comptaient alors trois cents ans d'esclavage, tandis que vingt-cinq siècles de traditions historiques conservées parmi eux, leur rappelaient leur origine. Ils étaient comme ces dieux bannis de l'Olympe, réduits à la condition des

(1) Ali Tébélen Véli Zadé, c'est-à-dire, Ali, fils de Véli, natif de

Tébélen.

pâtres et des manoeuvres, en servage, mais libres de toute antiquité, et du sang des héros. Ils foulaient la cendre des Romains, qui leur avaient légué leur nom; et ils étaient parvenus à échapper au naufrage, parce qu'ils avaient jeté leur ancre d'espérance au sein d'une religion à laquelle le Très-Haut a promis la durée des temps. Il n'en était pas ainsi de leurs oppresseurs. L'empire des Turcs, fondé et maintenu par la violence, caractérisé par l'injure envers les vaincus, puisant sa force dans l'injustice et la terreur, ne devait avoir que le cours des fléaux qui s'épuisent en vieillissant. Son despotisme s'usait, et il se serait enseveli sous les décombres amoncelés autour de son trône, s'il n'avait pas eu les chrétiens qu'il foulait aux pieds pour l'alimenter. Ainsi tombèrent Ninive, Suze, Ecbatane, Babylone; mais il n'en devait pas être de même d'un peuple qui, quoique asservi, conservait son langage et ses mœurs.

Tandis que les Grecs, séparés des Turcs par leur croyance, se retrempaient dans le malheur, ils étaient plus intéressants à étudier que la chronique de Paros; car leur physionomie nationale tenait lieu d'inscriptions pour reconnaître le passé et pour lire dans l'avenir : on y retrouvait les traits des Hellènes, et il suffisait d'envisager les montagnards, qu'on ne domine jamais dans aucun pays du monde, pour en conclure que les destins de la Grèce changeraient un jour. Échappés à tous les conquérants, les enfants du Pinde et du Parnasse chantaient encore les victoires de Miltiade, de Pyrrhus, et d'Alexandre, quand ils apprirent qu'il existait une nation nombreuse, baptisée par un de leurs évêques, chrétienne comme eux, commandée par un monarque qui n'avait pas dédaigné de redevenir homme, pour délivrer son peuple des ténèbres de l'ignorance et de la barbarie. Au nom de Pierre-le-Grand, la Hellade aperçut d'autres cieux et un nouvel horizon! Les insulaires de l'Archipel osèrent, nouveaux Argonautes, porter leurs regards vers la mer de Colchos: ils découvraient le labarum

dans un lointain mystérieux, quand le nouveau Constantin qu'ils attendaient, Pierre I, accablé par les Turcs, sur les bords du Pruth, trop heureux d'obtenir sa liberté d'un visir, au prix de quelques-unes de ses conquêtes, les laissa sans avenir. Une seule peuplade chrétienne parvint alors à attacher sa destinée à l'empire des Czars: les habitants du Czerna Gora, ou Monténégro, tribu Slave, qui donna à ses co-religionnaires le premier exemple d'une scission publique avec la Porte Ottomane.

Plus d'un demi-siècle s'était écoulé depuis cet événement, quand on vit paraître dans la Grèce des émissaires de l'impératrice Anne, ou plutôt de son ministre Munick, qui parlaient aux chrétiens de patrie, de religion et de liberté. Le cabinet de Pétersbourg préludait ainsi secrètement à une guerre qu'il souhaitait, quoiqu'il feignît de la redouter. Il s'y était préparé, en se liguant avec Charles VI, empereur d'Allemagne, pour combattre les Ottomans. Des raisons d'état semblaient prescrire à la France de s'opposer à cette entreprise ; mais Louis XV, et le cardinal de Fleury, son ministre, répugnaient tellement à une alliance avec les Turcs, qu'ils ne contribuèrent à les secourir que par des conseils tardifs, et l'envoi de quelques officiers, que les barbares ne surent pas employer utilement. La Grèce resta spectatrice des convulsions de la Turquie, auxquelles le traité d'Aix-la-Chapelle mit fin. Mais depuis ce temps, frappé de caducité, l'empire ottoman sembla dévolu à l'anarchie. On n'entendit plus parler que de rébellions au sein de la capitale et des provinces ; et la secte des Wahabis (1), qui avait paru dans l'Arabie, fit craindre un bouleversement jusque dans le dogme des mahométans que les réfor

(1) Mohammed Ebn-Abdoul-Wahab, auteur de la réforme, naquit au village d'El-A'yeyneh, l'an de l'hégire 1116, correspondant à 1696 de notre ère. Ce fut l'an de l'hégire 1159 (1745) que ses sectateurs commencèrent à prendre une attitude menaçante dans l'Arabie.

Voyez l'appendice au T. II de l'Histoire de l'Égypte, sous le gouvernement de Mohammed Ali; par F. Mangin. Paris, 1823.

mateurs attaquaient, en niant l'apostolat de Mahomet. La Grèce, au contraire, renaissait insensiblement. J. OEconomos, religieux de l'ordre de S.-Basile, venait, avec l'autorisation de la Porte, de fonder un collége à Cydonie, pauvre village de l'Asie-Mineure, qui ne tarda pas à devenir une ville florissante. Le gymnase de Janina acquérait des dotations (1) pour l'entretien de ses professeurs et d'un certain nombre d'élèves. Chios fondait une académie ; mais quelle main devait régir et diriger tant de membres épars et dissemblables d'une société opprimée? quelle voix pouvait être entendue des peuplades guerrières de l'Épire, de la Thessalie, de la Macédoine, et de ces enfants de Tubalcain qui épurent dans leurs fournaises ardentes les métaux du mont Pangée ? Où se trouvaient les nouveaux Orphées capables d'adoucir des moeurs agrestes, de tempérer des passions exaspérées par des siècles d'injures, et de faire descendre les lions du mont Olympe dans les vallons, pour en faire un peuple homogène digne de reconquérir sa liberté, sans qu'on entrevît le moyen d'y parvenir ? Nous l'avons dit, ces modérateurs devaient sortir du sein de la religion, suprême espérance de toutes les infortunes.

Depuis le temps de la conquête, l'église orthodoxe (2) était restée dépositaire d'un pouvoir très-étendu sur les fidèles de la communion grecque. C'était vers cette mère que s'adressaient leurs soupirs, et jamais ils ne cessèrent d'y trouver d'inépuisables consolations. Le patriarche œecuménique, monarque spirituel, entouré d'un synode, correspondait, par l'entremise de ses exarques (3), avec les árchevêques, métropolitains, évêques, hégoumènes (4), qui formaient le chaînon de la hiérarchie régulière avec le

(1) En vertu de fonds déposés dans les banques de Vienne et de Moscou par Kapelanis et les frères Zozimas.

(2) L'église d'Orient prend ce titre, comme celle d'Occident celui de catholique.

(3) Éxarques, "Eğapzo, visiteurs ou inspecteurs.

(1) Hégoumènes, Hyouμero, abbés d'un monastère.

clergé séculier. Celui-ci s'appuyait en troisième ligne, par ses logothètes (1), ses sacellares (2) et ses anagnostes (3), sur les chefs des vieillards, préposés à l'administration publique ; de façon qu'il existait une aristocratie chrétienne sous le glaive du despotisme, qui n'était régie que par des admonitions et des censures ecclésiastiques.

Les chrétiens se trouvaient de cette manière, comme aux premiers siècles de l'église, séparés des adorateurs de Moloch, que quelques-uns d'eux approchaient cependant pour assister à leurs conseils. La Porte Ottomane, sortie avec ses sultans des flancs du Caucase, avait dû recourir aux Grecs pour la direction de sa haute diplomatie, que quelques familles privilégiées, réunies dans un quartier de Constantinople qu'on nomme le Phanal, étaient en possession d'exploiter, de la même manière à peu près que les Cophtes administrent encore de nos jours les finances des modernes Pharaons. Ainsi les Grecs n'avaient point perdu, comme les Juifs, le trône et l'autel; l'église n'était pas, comme la synagogue, le temple des exilés pour les chrétiens à qui la patrie et le vrai Dieu se présentaient de toutes parts. Ils étaient un peuple, mais subjugué, tribu— taire. Un vainqueur prévoyant aurait pensé qu'il ne pouvait pas toujours le régir par le droit de conquête, sans s'exposer à ce que des hommes initiés à ses affaires, ne devinssent les auxiliaires de la Russie qui feignait de leur tendre les bras. A la vérité, le Phanal ne pouvait rien sans l'église celle-ci, essentiellement soumise, n'apprenait à son tour aux fidèles qu'à mourir pour la Croix; et, pour leur faire oublier leurs devoirs politiques, il fallait quelque sacrilége éclatant contre la maison du Seigneur. L'édifice social semblait donc durable encore pour long-temps. Quelle main pouvait l'ébranler? celle d'un (1) Logothètes, Azobéra, référendaires.

(2) Sacellares, Σaxeλλάpo, officiers du fisc ou gardes du trésor. (3) Anagnostes, 'Aragvõsai, lecteurs.

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