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Elle avait expédié courriers sur courriers à son fils, pour l'appeler et le voir à son heure suprême; mais le ciel lui refusa cette consolation!... Elle exhala son ame impie dans le sein de Chaïnitza, et Ali n'arriva à Tébélen qu'une heure après la mort de sa mère. Il versa des larmes abondantes sur ses restes inanimés; et, joignant sa main à celle de sa sœur, ils jurèrent ensemble, sur le cadavre de Khamco, d'accomplir ses volontés, de poursuivre et d'anéantir jusqu'au dernier de leurs communs ennemis.

Quel avenir présageaient ces épouvantables serments! Le terme fatal des libertés de l'Épire approchait; le crime allait couvrir ses vallons et ses montagnes de carnage et d'incendies. Ali, riche et puissant, se présentait fortifié de deux fils, Mouctar et Véli, dont Éminé l'avait rendu père. On frémissait à l'idée des vengeances qu'un pareil homme pourrait exercer, sans penser à se réunir, afin de s'opposer aux malheurs dont on était menacé. Les peuplades albanaises, accoutumées à ne résister qu'à des attaques directes, et imprévoyantes comme le sont des hommes à demi civilisés, s'attachèrent, les unes par des calculs d'intérêt, à la fortune du tyran, tandis que les autres voyaient avec une funeste indifférence son avénement au sangiac de Janina, que la Porte lui accorda au titre onéreux d'Arpalik (1), ou conquête.

Janina, qu'on pouvait considérer comme la capitale de la confédération anséatique de l'Épire, tarda trop longtemps à connaître les manoeuvres d'Ali pacha, qu'elle aurait pu faire tourner contre leur auteur. Elle caressait la chimère de l'anarchie qui flattait la vanité de ses habitants. Accoutumée au gouvernement des satrapes envoyés par la Porte, depuis la mort de Courd pacha, elle croyait jouir d'une liberté très-étendue, parce qu'on y faisait grand

(1) Arpalik; mot dérivé du grec áprútw, rapio, expression qui est parfaitement en harmonie avec les actes du gouvernement ottoman.

bruit. L'esprit grec (car les mahométans épirotes ne sont que des Hellènes circoncis) se repaissait à son aise d'intrigues et de séditions. Chacun, retranché chez soi, vivait à l'abri de la protection de quelque aga, et ne sortait que pour prendre part aux agitations du Forum (1). On reléguait les pachas dans le vieux château du Lac ; on les faisait révoquer à volonté, et on en avait vu jusqu'à trois se succéder dans un seul jour, parce que le cabinet ottoman adjugeait à tout venant le sangiac de Janina, qui était considéré plutôt comme une arène de séditieux, que comme une place soumise au Grand-Seigneur.

Ali pacha avait depuis long-temps sa faction dans cette anarchie; mais elle y était peu influente, parce qu'on redoutait son caractère; et sa nomination ne fut pas plus tôt connue, qu'on déclara unanimement qu'il ne serait pas reçu. On jura haine au fils de la prostituée (2); on fit serment de mourir plutôt que de l'admettre, et Ali, ne se trouvant pas en force pour réduire une population alors belliqueuse, se mit à piller les villages qui appartenaient à ses adversaires. Alors les riches et les usufruitiers, s'ennuyant d'être mis à exécution militaire, convinrent avec les beys, d'introduire à bas bruit le satrape dans Janina. Il y fit en conséquence son entrée de nuit; et son fidèle Noutza, avec quelques hommes dévoués, le conduisit au tribunal du cadi, duquel il requit la publication de l'enregistrement de ses firmans d'investiture. Cette formalité étant remplie, Ali fut proclamé en sa qualité de pacha à deux queues de Janina, dont il cumula les fonctions avec celles de toparque de Thessalie, et de grand-prévôt des défilés, dont il était revêtu. Cet événement, objet principal des voeux du tyran, se passa à la fin de 1788, dernière

(1) Ce mot est synonyme de celui d'agora, et en usage à Corfou et dans plusieurs villes de l'Épire, pour désigner le marché ou place publique, que les Turcs appellent le bazar.

(2) Karai-gou, nom sous lequel on désignait Khamco.

année paisible d'un siècle qui devait finir par des révolu-. tions et des guerres, qui ont désolé l'univers.

A cette époque, mourut Abdulhamid, dont les fils Moustapha et Mahmoud furent renfermés dans le vieux sérail, où des instituteurs turcs élèvent les princes destinés au trône des sultans, avec autant de soins à peu près, que les pullarii des Romains en avaient pour la basse-cour sacrée, qui présidait aux destinées du peuple-roi. Le débonnaire Sélim, tiré de la prison où ses neveux entraient, ne fut pas plus tôt parvenu à l'empire, qu'il confirma Ali Tébélen dans les titres, charges et priviléges que son prédécesseur lui avait conférés.

C'était établir un foyer d'incendie dans la Grèce ! Depuis le dernier traité de paix conclu entre la Russie et la Porte Ottomane, on ne s'était jamais cru aussi près de la guerre. On savait à quoi s'en tenir au sujet de ces paroles que Catherine aimait à répéter, lorsqu'elle prétendait <«< que c'était pour épargner le sang humain qu'elle voulait «<< vivre en bonne harmonie avec les Turcs. » Personne n'ignorait qu'elle avait goûté les projets de Munick, et que le désir d'expulser les Osmanlis de l'Europe était tel qu'elle aurait consenti à relever les républiques de la Grèsauf à les traiter ensuite comme elle traitait alors la

ce,

Pologne.

Ses émissaires ne cessaient pas de parcourir la Grèce, et Ali, consolidé par une double investiture au poste qu'il convoitait depuis long-temps, s'occupa, sans lire dans l'avenir, à réduire les beys de Janina, en les dépouillant de leurs biens; convaincu qu'en cessant d'être riches, ils ne pourraient plus former de brigues contre lui dans le divan. En même temps, il flattait les Schypetars, auxquels il donnait exclusivement tous les emplois ; et par une innovation étrange, il admit dans son conseil des Grecs, dont les talents lui furent de la plus grande utilité. Après avoir posé ces principes mécaniques d'administration, le satrape,

habile à se plier aux circonstances, afin de les maîtriser au gré de ses intérêts, joua tous les rôles auxquels un homme sans conscience peut se prêter. Musulman avec les Turcs, il caressait les plus fanatiques, auxquels il faisait, à l'occasion, donner la bastonnade comme à des esclaves; panthéiste avec les bektadgis, il professait le matérialisme quand il était dans leur compagnie (1); et chrétien lorsqu'il s'enivrait avec les Grecs, «< il buvait à la santé de la bonne Vierge ! » Il aurait même eu le courage d'être honnête homme, pour parvenir à ses fins, si la vertu était de mise dans les cours de l'Orient. Mais s'il prenait tous les masques pour décevoir ceux qu'il voulait abuser, il adopta au contraire une marche fixe et régulière dans la région des orages politiques où il s'était élevé. Obséquieux envers la Porte ottomane toutes les fois qu'elle n'attaquait pas son autorité particulière, sa règle fut non-seulement payer exactement ses redevances au sultan, mais encore de lui faire, au besoin, des avances de fonds, de pensionner, comme on l'a dit, les membres les plus influents du ministère ; et jamais il n'a dévié de ce système, sachant par instinct que, dans les gouvernements absolus, l'or est plus puissant que le despote, quoiqu'il soit l'état et la loi.

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Après avoir neutralisé les grands, et trompé la multitude par des discours artificieux, car jamais nul homme ne posséda à un plus haut degré la coquetterie de la parole, Ali pacha, afin de satisfaire aux dernières volontés de sa mère et au besoin de sa vengeance personnelle, résolut de porter ses armes contre Cormovo. C'était au pied des rochers de cette bourgade qu'il avait éprouvé la honte d'être battu dans sa jeunesse ; Khamco avait été livrée à la brutalité d'un de ses primats, au temps de son esclavage.

(1) Les derviches Bektadgis ont pour croyance que Dieu est tout, et que tout est Dieu, que la matière, étant éternelle, n'a pas eu de commencement et n'aura pas de fin; ou, comme dit Pline, idemque rerum naturæ opus et rerum ipsa natura. Hist. nat., lib. 11, c. I.

Combien de ressentiments devaient animer celui qui n'oublia jamais que les services et les bienfaits! Néanmoins la crainte de se compromettre encore une fois fit qu'il ne s'engagea dans cette entreprise qu'après s'être assuré du succès par une trahison.

Ali, parvenu au pouvoir, ne se montrant plus dans les premiers rangs des guerriers, chargea Démir Dost, que nous avons vu figurer en qualité de gérant du drapeau de Delvino, après l'assassinat de Sélim, de conduire les opérations. Il intrigua suivant son usage, promit amnistie, récompenses; et, sous le voile trompeur d'une trève, Cormovo fut surpris si inopinément, que la plupart des habitants, qui ne purent s'enfuir, périrent par le fer ou dans les supplices. L'homme accusé d'avoir fait violence à Khamco étant tombé au pouvoir du vainqueur, Ali le fit mettre à la broche, tenailler et rôtir à petit feu entre deux brasiers. Telle fut la part de la vengeance; et ce succès valut au satrape la conquête du canton de Conitza d'une partie de celui de Prémiti, de la vallée du Caramouratadéz, et de la ville de Liboôvo (1).

La chasse du sanglier de Calydon, à laquelle Méléagre convoqua les héros de la Grèce, ne fut pas plus célèbre dans l'antiquité, que la prise de Cormovo, qui est encore aujourd'hui l'objet des chants des Épirotes. Démir Dost avait emporté la ville par surprise, fondé sur cet axiome, qu'on peut violer la foi promise à des chrétiens. Sa victoire était dans les mœurs turques, et Ali, qui fut toujours doué d'une conscience facile, recueillit le prix d'un succès obtenu à la faveur de la déception et des ombres de la nuit. Mouctar et Véli qui faisaient leurs premières armes, avec le jeune Ismaël Pachô bey leur cousin, avaient paru à l'armée, sous la conduite de Jousouf, Arabe, mulâtre qu'on disait être frère naturel du satrape. Moustapha, fils

(1) Voyez, pour la topographie de ces contrées, le tome Ier du Voyage dans la Grèce, c. XIV, XVI. et xxv.

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