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armes devant les dévastateurs de la Grèce. Les services que les Turcs en exigeaient, les redevances que ces atroces dominateurs leur arrachaient, n'étaient pas un aveu de la faiblesse de ces fiers courages, mais les signes d'une transaction temporaire, qui leur permettait de réserver leurs bras pour des temps plus heureux.

Le passé est, comme l'avenir, le patrimoine des malheureux. S'ils aiment à porter leurs regards vers des jours plus fortunés, ils se consolent également en entendant le récit de leur gloire historique. Les ministres du vrai Dieu n'osaient dire que les sultans étaient des tyrans impitoyables, mais ils en insinuaient la pensée, par les tableaux séduisants des beaux siècles de la Hellade, qu'ils rattachaient au règne de la Croix, et ils excitaient des regrets qui n'étaient tempérés que par l'espoir d'un changement inévitable. Ainsi, en leur parlant au nom d'une religion qui, en faisant un devoir des souffrances, n'aurait inspiré qu'un courage passif et aurait avili les opprimés, leurs discours corrigeaient ce que ce précepte d'humilité pris à la lettre avait de dangereux.

Les peuplades des montagnes de la Hellade ne perdirent donc jamais l'espoir d'une noble émancipation, lors même qu'elles n'entrevoyaient, ni les chances, ni même la possibilité d'un pareil événement.

Cette pensée plus dissimulée existait également chez les chrétiens qui habitent les plaines et les villes, où les Turcs envient aux vaincus maisons, biens, et jusqu'aux tombeaux (1)! A la vérité ceux-ci se contentaient, au lieu de tenir une attitude armée, de chanter le règne de J. C., la restauration de la Sainte Sion, et le triomphe céleste de l'église militante, emblèmes sous lesquels ils ne soupiraient pas seulement après les jouissances ineffables de la cité de Dieu. Leurs mélodies, pareilles aux chants d'Orphée, suspendaient les douleurs du Tartare et endormaient la fureur des princes de l'Érèbe, tandis que la seule insurrection

(1) Μηδὲ γεωργεῖν τὸν μὲν πολλὴν, τῷ δ ̓ εἶναι μηδὲ ταφῆναι. Aristoph., Eccl.

légitime se formait en faveur des enfants de J. C., contre des barbares que l'humanité désavoue aussi solennellement, la morale et la religion réprouvent leur existence politique.

que

On prétend communément que le règne d'une femme est toujours glorieux, parce que ce sont alors les hommes qui siégent au timon de l'état, et que tous les sujets prennent alors le rôle d'adorateurs. L'avénement de Catherine au trône ensanglanté de Pierre III semblait avoir justifié cet adage; et, comme il arrive dans presque toutes les révolutions, l'ascendant du génie reprenant ses droits, chacun s'était mis à sa place.

Il n'entre pas dans mon sujet de rapporter comment Potemkin, né en 1736 de parents obscurs, quoique nobles, si l'on veut, parce qu'ils possédaient quelques serfs, quitta l'éducation monacale de l'université de Moscou, pour se rendre à Pétersbourg, afin d'y suivre la carrière militaire. Je passerai également sous silence les vicissitudes d'adresse, d'intrigue, et la persévérance qu'employa cet homme, repoussé d'abord par sa souveraine, devenu bientôt après l'arbitre de son cœur, auquel il renonça sans l'offenser, pour. s'asseoir à côté du trône de celle que l'histoire a déjà placée au-dessus de cette reine de Babylone qui traîna, dit-on, des monarques et l'Orient tout entier enchaînés à son char de victoire.

Potenkin était âgé de trente-huit ans quand il abdiqua le favoritisme, et dès ce moment, son histoire fut liée à celle de son pays: grand par instinct et par calcul, aussi étonnant par la hauteur de ses projets que par les moyens hardis et souvent bizarres qu'il employait pour les exécuter, occupé d'affaires publiques et de passions particulières, actif et indolent, rapace et dissipateur, ambitieux et égoïste, fastueux sans magnanimité, plus flatté de rendre la Russie imposante qu'heureuse. Une circonstance, insignifiante au fond, qui exalta l'imagination de l'impératrice

et de ce ministre, porta leurs vues vers l'accomplissement du projet, regardé alors comme gigantesque, de chasser les Turcs de l'Europe.

Catherine, qui était en correspondance avec Voltaire, lui ayant mandé la première grossesse de sa bru la grandeduchesse, le patriarche de Ferney, pour répondre d'une manière galante à sa souveraine, lui annonça, d'un ton solennel et prophétique, que l'enfant à naître serait un fils, un nouvel Alexandre, lequel, marchant à grands pas dans la route ouverte par le génie de la Sémiramis du Nord, renverserait l'empire des Turcs, leur arracherait leurs usurpations, et rétablirait les anciennes républiques de la Grèce (1).

L'impératrice, qui reçut cette prédiction avec enchantement, la communiqua à Potemkin; celui-ci en fut également transporté. Le prince dont Voltaire avait été en quelque sorte le parrain, reçut le jour, et fut nommé Alexandre. On frappa des légendes représentant le nouveau-né tranchant le noeud gordien. Une carte de Russie, qui renfermait la Turquie d'Europe, fut publiée. Dès ce moment la conquête de l'empire ottoman sembla arrêtée entre Catherine et son ministre, qui se promirent de diriger leur politique vers ce' but. La première y voyait un moyen de satisfaire l'amour qu'elle avait pour la gloire; l'autre y découvrait l'espoir de se former une souveraineté de quelques débris du vaste empire dont il méditait la ruine.

La force et les ressources de la Russie, sa position, le nombre, la valeur et la discipline de ses soldats, l'esprit de ses généraux, l'unité de volonté de son gouvernement, la faiblesse, l'incapacité, l'ignorance et l'imprévoyance des Turcs, la facilité d'insurger les chrétiens orthodoxes, pouvaient faire prévoir le succès de ce dessein. Tout était en sa faveur, excepté l'homme qui le dirigeait.

L'esprit de Potemkin, qui formait les plans les plus vas(1) Voyez Vie du feld-maréchal prince Potemkin. Paris, 1808.

tes, combinés avec le plus d'art et de sagacité, était, comme sa personne, une erreur de la nature. Un habit gris en soie, des culottes vert-pomme, des bottes en maroquin jaune ; des cheveux négligemment attachés avec un noeud, recouverts d'un chapeau de paille entouré d'un large ruban bleu de couleur tendre, flottant par les extrémités, lui donnaient l'air des Céladons, qu'il quittait parfois pour se revêtir de l'acier des batailles (1). Nul ministre, par la variation et la paresse de son caractère, n'était moins capable de conduire à sa fin un projet enfanté par l'enthousiasme : c'est le propre de tout homme d'état qui n'a que de l'imagination. Ainsi il est probable que des plans conçus dans un mo ment d'exaltation n'auraient eu d'autre résultat pour la Russie que la création ruineuse d'un papier-monnaie, qu'il fallut émettre afin de faire face à de ridicules profusions, et n'auraient offert aux Grecs que des illusions, si Catherine, irritée contre le roi de Prusse, qui contrariait ses vues, n'était revenue par dépit à son idée de conquérir la Turquie.

Potemkin ne s'occupa plus que de l'exécuter, et il commença à donner aux Turcs ces inquiétudes qui sont les avant-coureurs d'une rupture en forme. Dès l'année 1778, sous prétexte que la Porte avait violé le traité de 1774, en faisant assassiner le hospodar Ghikas, on fit des réclamations. Le ministre jetait pendant ce temps les fondements de deux cent quarante villes dans le gouvernement d'Asof. Elles n'existaient encore à la vérité que sur la carte; mais quand les Turcs virent s'élever les forteresses d’Ékaterinostof, de Kerson et de Marienpol, ils commencèrent à s'effrayer; et la grande-duchesse, mère d'Alexandre, étant accouchée d'un fils qui reçut le nom de Constantin, l'alarme devint générale à Constantinople. Des nourrices grecques qu'on fit venir pour allaiter ce prince, un collége qu'on composa de jeunes Hellènes destinés à être les com(1) Il Tartaro di CASTI.

pagnons de son enfance (1) et ses frères d'armes un jour, leur langue qu'on se proposait de lui apprendre, comme cela eut lieu, la carte qui englobait la Turquie dans l'empire russe, les médailles frappées à la naissance du grandduc (2) ne permirent plus de douter que l'intention de l'impératrice était de relever le trône des Constantins. Chaque jour des partis considérables de Grecs arrivaient en Russie pour y prendre du service; des grades dans l'armée de terre, ou sur la flotte, attendaient tous ceux qui se présentaient; enfin l'émigration devint si considérable, qu'on vit des papas, la croix en main, précédés des bannières de leurs paroisses, traverser la Thrace suivis de leurs ouailles, pour se rendre dans les états de la czarine. L'image de cette souveraine était suspendue dans l'intérieur des autels de chaque église, entre celles du Christ et de la Vierge. On priait publiquement pour elle, et par sa tolérance, elle semblait devoir opérer un changement immense dans l'Orient (3),

(1) Ce corps de cadets est composé de deux cents élèves. Ils sont admis dans cette institution à l'âge de douze à seize ans, après avoir été agréés par les consuls russes résidant en Turquie, qui les envoient à Pétersbourg aux frais du gouvernement. Ils portent un uniforme. Ils ont vingt-cinq instituteurs qui leur enseignent, indépendamment de ce qu'on apprend aux jeunes militaires, les langues hellénique et italienne. Quand leur éducation est finie, les élèves ont le choix de devenir officiers, interprètes, ou de retourner dans leur pays.

(2) Les médailles frappées à la naissance du grand-duc Constantin représentaient les trois vertus cardinales tenant un enfant, et l'étoile du Nord guidant un vaissaau vers Sainte-Sophie, basilique couronnée de croix. A l'exergue on lisait ces mots : AVEC ELLES, MET' ATTÎN. D'autres montraient une ville turque renversée d'un coup de foudre parti d'une croix élevée dans les airs. Une troisième désignait la Religion indiquant aux Grecs enchaînés une ville où son culte était rétabli. — Voyez Extrait du journal d'un voyage fait en 1784, dans la partie méridionale de la Russie. Paris, 1798, chez Déterville.

(3) Elle avait nommé un archevêque catholique et établi un séminaire de ésuites à Mobilof, en même temps qu'elle favorisait l'islamisme en Crimée, où elle faisait répandre le Koran avec autant de ferveur qu'on propage maintenant la Bible dans l'Univers connu. Voulant donner un exemple solennel

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