Images de page
PDF
ePub

lorsque la Porte, frappée de terreur, osa demander des explications à Bulgakof, ambassadeur de Russie.

Il hésita; il n'avait pas d'instructions pour répondre : il finit par proposer de nommer des commissaires chargés d'examiner les griefs dont on s'accusait mutuellement. C'était le moyen de tout embrouiller, et on n'était encore venu à bout de s'entendre sur aucun point, quand par un manifeste, en date du 10 avril 1783, la Russie changea son droit équivoque de suzeraineté sur la Crimée en possession absolue, au titre de souveraineté pleine et entière.

Potemkin avait repris l'élévation, l'énergie et le zèle, qui l'animaient pour le service de cette souveraine, dont la gloire lui était si chère. Poursuivant l'accomplissement de ses grands desseins, il n'eut pas plus tôt réuni à son empire la Chersonèse Taurique, qu'il provoqua de nouveau les Turcs, en leur demandant la conclusion d'un traité de commerce qui avait été proposé en 1779.

Au point où en étaient les choses, on ne devait guère présumer que la Porte fût disposée à accorder de nouveaux avantages aux Russes; mais Abdulhamid, trompé par son divan que Potemkin avait corrompu à prix d'argent, accéda à tout. Non content de cette condescendance, il abandonna la rédaction du traité aux soins des princes grecs du Phanal, qui dressèrent quatre-vingt-un articles, dont chacun pouvait offrir le prétexte plausible d'une guerre à la Russie, à la première occasion qu'elle voudrait saisir. En vertu de ces principales dispositions, la Moldavie et la Valachie se trouvaient, à proprement parler, sous la suzeraineté de l'impératrice; la marine grecque de l'Archipel pouvait prendre son pavillon; les raïas qui s'habillaient d'un frac vert, devenaient ses sujets au moyen de brevets qu'on

de la tolérance qu'elle accordait à tous les cultes, qui n'étaient pour elle que des instruments de sa politique, le jour de la bénédiction des eaux (6 janvier v. st.), elle rassemblait à une table commune les ministres de toutes les religions de son empire.

[ocr errors]

leur délivrait gratuitement; et il y eut en Turquie deux autorités de fait; dont la moins influente n'était pas l'ambassadeur de Russie à Constantinople.

Marchant à découvert, on vit bientôt après Potemkin, sapant les bases du trône d'Ottman, réduire et subjuguer les Tartares-Lesguis, sujets des sultans, troubler le royaume d'Imirette, obliger Héraclius, Czar de la Kertaline, à se reconnaître vassal de la Russie, et étendre ses machinations jusqu'en Égypte (1), afin de susciter de toutes parts des embarras à la Porte, quand il voudrait lui porter le grand coup qu'il méditait. Il croyait tout prévu! Les Turcs étaient consternés, les Grecs vivaient pleins d'espérance; il ne restait plus qu'à étonner l'Europe par une de ces pompes qu'on n'entrevoit qu'à travers le prisme des temps mythologiques de l'Orient. Un rival dangereux qu'il venait de renverser, Yermolof, lui avait suggéré l'idée de faire triompher Catherine, en la conduisant entourée de prestiges depuis Pétersbourg jusque dans la Chersonèse Taurique.

Voltaire avait salué Catherine, fière de ce titre, du nom de Sémiramis! Ninus reposait dans la tombe; le malheureux Ivan et la princesse Taracanof étaient effacés du livre de vie ; aucun fantôme n'agitait la paix du palais de la souveraine, à laquelle on s'était préparé à présenter des scènes plus grandes que les jardins suspendus de Babylone, ses enceintes et les canaux dans lesquels l'Euphrate portait ses ondes captives.Des rois allaient accourir sur son passage et grossir son cortége! Catherine sortit le 2 janvier 1787, de sa résidence impériale avec les grands-ducs Alexandre et Constantin (2),

(1) Il s'y était ménagé des intelligences par le moyen du baron de Tholus, consul-général de Russie à Alexandrie. Pierre Fiêri, autre consul de cette puissance à Smyrne, agitait l'Asie Mineure. L'empire ottoman était en combustion.

(2) La rigueur de la saison et les fatigues de la route ne permirent pas de faire continuer le voyage à ces deux jeunes princes, qu'on fut obligé de reconduire à Pétersbourg. Parmi les courtisans qui formaient la suite de Catherion citait le grand écuyer Narislhkin, Ivan Tchernichef, les deux Schou

ne,

au bruit du canon, long-temps suivie des acclamations d'un peuple innombrable, qui faisait retentir les airs de vœux pour son voyage et son prompt retour. Les comtes de Cobentzel, ambassadeur d'Autriche, Ségur et Fitz Herbert, l'un ministre de France, et l'autre d'Angleterre, l'accompagnaient, fort honorés de s'asseoir tour à tour dans son carrosse, à côté de Momonof qui était le favori du jour. Au milieu des glaces de l'hiver, on trouvait à chaque station des maisons commodes, des palais élégants dans les solitudes, où l'on était servi jusqu'à la profusion, sur de la vaisselle plate et en linge neuf, qu'on abandonnait en présent aux hôtes, et on ne séjourna, à proprement parler, qu'à Smolensko, au sein de la famille de Potemkin. Des manoeuvres brillantes, l'hommage du chef des Kirguis que l'impératrice reçut dans cette ville, firent que le printemps la surprit bien loin du terme de son voyage.

Ce retard ménagé à dessein par Potemkin, lui procurait la facilité de faire naviguer sa souveraine sur le Borysthène, dont le lit avait été rendu praticable jusqu'à la grande cataracte. Un ciel pur, un rivage fleuri, les enchantements que le ministre avait fait naître sur ces bords conduisaient Catherine d'illusions en illusions. Des maisons de campagne, des villages, des bosquets, disposés sur une ligne de cent lieues; des populations aussi étrangères au pays que ces merveilles construites pour la fète d'un moment; des troupeaux bêlants (1), l'aspect de l'allégresse et de la prospérité qui l'entouraient, l'escortèrent jusqu'à Kaniof, où le roi de Pologne, Stanislas Auguste, se présenta pour lui rendre ses hommages. C'était encore Poniatowski; valof. Le cortége se grossit à Kiof des princes Sapieha, Lubomirski, Potocki, Branitzky, et d'une foule de Polonais; du prince de Nassau Siegen, etc.

(1) Il y avait même des troupeaux de chèvres en bois et des moutons en carton plantés sur les coteaux qui bordent le Borysthène. Ses courtisans imitaient ainsi, sans s'en douter, ce qui eut lieu dans un pareil voyage de Sémiramis, où l'on vit figurer, dit Diodore, de faux éléphants pour grossir son cortége militaire. Diod. lib. II, §. xvi.

mais ce n'était plus cette Catherine qu'il avait tant aimée, et qui le paya d'un si tendre retour. L'étiquette des cours les réunit sans les rapprocher. Stanislas, fèté, caressé, abusé, se retira, en saluant son auguste protectrice par un magnifique feu d'artifice, emblème de l'éclat des grandeurs humaines, qui fut presque aussitôt suivi d'un naufrage dans lequel Sémiramis manqua de trouver son tombeau dans les flots du Borysthène. Cet accident, sans l'avertir de sa condition mortelle, car tout est menteur pour les rois, ne rendit son voyage que plus piquant jusqu'à Kaïdak, où elle fut reçue par l'empereur Joseph II, qui fit son entrée avec elle à Kerson.

Le port était rempli de vaisseaux, les chantiers bien pourvus, les magasins fournis de marchandises, qu'on avait fait venir à grands frais de Moscou et de Varsovie, les rues pleines d'une population nombreuse (1), qui s'arrêtait devant une porte au dessus de laquelle se trouvait une inscription que l'impératrice lut avec ravissement : C'EST ICI QU'IL FAUT PASSER POUR ALLER A BYSANCE. L'expulsion des Turcs fut mise sur le tapis. On en parlait, dit le prince de Ligne, avec une légèreté admirable; enfin, on divaguait, on se perdait en projets, quand un courrier vint annoncer à Joseph II la révolte du Brabant.

Le ciel voulait sans doute que le signal de la délivrance de la Grèce ne sortît pas d'un congrès politique, et ce fut en vain qu'on persista dans ce dessein; les temps n'étaient pas accomplis. Les fètes cependant continuaient; Catherine parcourut la Crimée, reçut les adorations des peuples; et Potemkin, désirant à tout prix obtenir le cordon militaire de St-Georges, le seul dont il n'était pas encore décoré, persista à faire la guerre aux Turcs, afin de le mériter : vanité des vanités! A son retour, l'impératrice prit sa route

(1) On remarquait parmi les étrangers de distinction accourus à cette pompe, Édouard Dillon, Alexandre Lameth, et Miranda, qui fut depuis général au service de France, sous le commandement de Dumouriez.

par Pultava, où son ministre lui donna le simulacre de la mémorable bataille dans laquelle Pierre Ier vainquit Charles XII; et Joseph, qui l'accompagna jusqu'à Moscou (1), promit, dit-on, à la czarine, de l'aider à faire couronner son petit-fils à Constantinople.

Potemkin s'était arrêté à Pultava; il voulait la guerre pour gagner un cordon. Elle fut déclarée le 18 août 1787, par la Turquie. La nouvelle en parvint à Pétersbourg le jour de la fète de Saint - Alexandre-Newski, au moment où la cour allait se réunir pour un bal, auquel cet événement tant désiré donna une vivacité toute particulière. Aussitôt, les émissaires de la Russie entrèrent en campagne, pour inviter les Grecs à se soulever et à reconquérir leur indépendance. Mais le souvenir des désastres de la Morée et de la plupart des îles de l'Archipel était encore trop récent, pour qu'ils s'attachassent à une puissance qui les avait sacrifiés jusque dans les prétendues garanties qu'elle avait stipulées en leur faveur. La Hellade resta donc tranquille jusqu'à la fin de 1789, époque à laquelle de soi-disant députés, qui s'annonçaient comme ses madataires, partirent pour Pétersbourg, sans l'aveu de leurs compatriotes, afin de solliciter des secours que le peuple ne demandait pas.

Ce fut à leur retour que Sotiris, primat de Vostitza, s'adressa aux Souliotes, que le visir Ibrahim de Bérat et les agas de la Thesprotie venaient de soulever contre Ali pacha, pour commencer des hostilités qui devaient être le signal d'un embrasement général. Il leur raconta, et c'était le dire à tous les mécontents, comment les envoyés du Péloponèse et des îles de l'Archipel avaient été accueillis (2), en leur annonçant qu'un nouveau Constantin, fils

(1) Où elle rentra à la fin de juillet 1787, après une absence de six mois quatre jours, pendant lesquels la dépense se monta à sept millions de roubles.

(2) La pétition des Grecs présentée à l'impératrice Catherine est du mois d'avril 1790; elle était signée par trois de leurs députés, appelés Panos Kiris, Christos Lazotis, et Nicolas Pangalos, natif de l'île de Zéa ; ils furent présentés

« PrécédentContinuer »