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gloire qu'on aimait à revoir au milieu des braves! Il venait de se rendre à Pétersbourg pour y obtenir le grade de major, qu'on accordait à tout Grec un peu marquant, aussi facilement que Pierre-le-Grand donnait des titres de noblesse à ses boïards (1), et il ne fut pas difficile de le perdre. Dénoncé à la Porte Ottomane par Ali pacha, il n'en coûta à ce gouvernement que la peine de le demander au provéditeur de Venise, pour qu'il le lui livrât. Andriscos, arrêté à son retour, au moment où il abordait à Cattaro, fût traîné à Constantinople et renfermé dans le bagne (2). Cet affront ne tarda pas à être vengé!

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Dès le printemps de l'année 1791, on vit les Souliotes, qui s'étaient tenus tranquilles pendant l'absence d'Ali pacha, sortir de leurs retraites, pour le braver et ravager l'Amphilochie. Pillant amis et ennemis, ils poussèrent l'imprudence jusqu'à se brouiller avec les chefs des armatolis et les Turcs de la Thesprotie. Le commerce fut interdans la basse Albanie. On ne pouvait plus passer les rompu défilés des Cinq-Puits, ni de Coumchadèz, sans de nombreuses escortes, qui étaient souvent battues par ces audacieux montagnards. Ils osèrent même se répandre dans le Pinde, et ils ne regagnèrent leurs rochers qu'aux approches de l'hiver, temps où les neiges rendent inaccessibles les régions escarpées de l'Épire.

Ali pacha profita du répit que lui donnait cette saison, afin de faire des alliances. Potemkin, qui disposait en maître du pouvoir d'un vaste empire, venait de mourir loin des champs de bataille, au bord d'un grand chemin (3), après avoir obtenu ce cordon ensanglanté, prix de sa folle

(1) Boyard, Miles, soldat, chevalier, titre honorifique du moyen âge. (2) Il y mourut de la peste en 1797, malgré toutes les sollicitations du général Aubert-Dubayet, auquel le capitan - pacha Kutchuck Hussein répondit: Je vous donnerais trois millions, plutôt que de relâcher cet

homme.

(3) Le 15 octobre 1791, âgé de cinquante-deux ans, dans les bras de sa nièce, la princesse Galitzin.

vanité; et la Russie n'ayant pas réalisé l'annonce des secours qu'elle avait promis aux chrétiens, la Grèce était demeurée calme. Alors Paléopoulo ramena les armatolis dans le parti du satrape, qui lui donnait toujours à entendre qu'en se rendant un jour indépendant, il n'y aurait plus dans ses états de différence entre les Turcs et les Raïas. Ali eut moins de peine encore à persuader à Ibrahim visir de Bérat, qu'il était de leur intérêt commun de lui laisser anéantir la puissance des guerriers de la Selleïde, qui tendaient à détruire celle des mahométans. Ces raisons n'étaient que spécieuses; car les Souliotes, sans l'appui d'une grande puissance, n'avaient pas des forces suffisantes, et étaient surtout trop décriés, pour changer la face des choses. Ibrahim, en faisant ces réflexions, aurait évité de se rendre aux avis de son antagoniste. Mais telle est la haine de tout musulman contre les chrétiens, qu'il crut faire une œuvre méritoire en abandonnant ceux qui, les premiers, avaient embrassé sa défense. Il fit plus, il scella ce nouveau rapprochement par le mariage de la seconde de ses filles avec Vély bey, fils d'Ali, et cette alliance mit le comble aux vœux d'Éminé.

Ces sortes de solennités se passent ordinairement avec beaucoup de pompe chez les satrapes d'Albanie; Cervantès avait assisté à quelqu'une de ces fètes barbares, quand il écrivait la scène des noces de Gamache. On était dans l'allégresse à Janina; mais les flambeaux de l'hymen devaient, avant de s'éteindre, éclairer une scène digne de la cour des Atrides.

On a dit que Chaïnitza avait marié sa fille à Mourad bey de Cleïsoura. Ce seigneur, que rien n'avait pu détacher de ses devoirs envers le visir Ibrahim, était, depuis la mort ds Sépher bey, l'objet de la haine d'Ali, qui ne voyait que lui pour obstacle à ses desseins. Cette antipathie n'était point ignorée à Bérat; et, afin de lui ménager une réconciliation honorable avec son oncle, les chefs des deux

familles, Ibrahim et Ali, l'avaient choisi pour être (1) le parrain de la couronne. A ce titre, il était chargé de conduire, et de remettre la fille bien-aimée d'Ibrahim entre les bras du jeune Vély bey. Sa commission était remplie et les fètes continuaient, lorsqu'on apprit inopinément qu'Ali pacha avait été manqué d'un coup de fusil. Des témoins irrécusables attestaient le fait; on n'avait pu saisir le coupable; et, comme il arrive en pareil cas, on en conclut qu'il existait une conspiration. Afin de donner à ces bruits un air complet de vraisemblance, on feignit de faire des recherches; et le soupçon, qui n'atteignait personne en particulier, plana sur toutes les têtes. Le satrape, prétextant alors d'être environné d'ennemis, fit annoncer qu'il ne donnerait que des audiences particulières, où l'on serait admis sans armes et dans un local construit à cet effet auprès du lac.

Cette salle de réception était une chambre bâtie sur voûte, à laquelle on arrivait par une échelle aboutissant à une chausse-trape qui y donnait entrée. Ce fut dans cet antre aérien, qu'au bout de plusieurs jours Ali pacha manda son neveu Mourad, sous prétexte de l'entretenir d'affaires importantes. Celui-ci, plein de confiance dans les saintes lois de l'hospitalité, se rendit à l'invitation, croyant, comme il le dit à son frère et à quelques amis, qu'il s'agissait de recevoir les cadeaux d'usage. Il monte sans hésiter; la porte s'ouvre devant lui et se referme sur ses pas; le page qui l'introduit dans la salle de réception disparaît; le bey se

(1) Les Turcs de l'Épire ont emprunté cet usage aux Grecs. J'ai dit, t. I, p. 130, et t. IV, pag. 383, de mon Voyage, que dans les cérémonies nuptiales, il y a un parrain de la couronne appelé Nonos, Novos et Пάpoxos; quand le témoin du mariage est une femme, on la nomme Paranymphe ; l'un ou l'autre montaient anciennement sur le char nuptial, entre l'époux et l'épouse; ils recevaient pour ceux qui se présentaient, ainsi cela a que lieu de nos jours, les présents de noces, Fauna, et ils entonnaient l'épithalame, Taxior, qu'on chante en se rendant à la maison de l'époux Γαμβρός.

trouve seul, et il allait se retirer, lorsqu'un coup de pistolet, tiré d'un lieu obscur, lui traverse l'épaule d'une balle, et le renverse. Revenu de la commotion, il se relevait, quand Ali pacha, sortant de sa cachette, fond sur lui avec la fureur d'un tigre. Malgré sa blessure, Mourad, se défend; il lutte pour fuir, il veut crier, lorsque son oncle, saisissant une bûche enflammée qu'il arrache du foyer, le terrasse, l'en frappe au visage, et l'assomme avec cette arme que le feu rendait plus terrible et plus meurtrière. L'assassinat consommé, le tyran pousse des hurlements, demande du secours se montre couvert de sang, en disant qu'il vient de tuer à son corps défendant le scélérat qui en voulait à ses jours, et par lequel il avait été manqué précédemment.

Il le prouva au moyen d'une lettre qu'il avait eu soin de glisser dans la poche de celui qu'il venait d'immoler. Comme cet écrit enveloppait le frère de la victime dans le complot qui s'y trouvait détaillé, on s'assura de sa personne ; et sans autre forme de procès, le même jour vit, par un double forfait, éteindre la seule famille qui portait ombrage au satrape de Janina. On prétend que, depuis cette catastrophe, Éminé se sépara de son homicide époux, et conçut de tristes pressentiments sur son propre avenir.

La joie reparut dans le palais du meurtrier! On remercia le ciel de la découverte d'une trame pareille, par un courban ou sacrifice, cérémonie pratiquée lorsqu'on a échappé à quelque danger imminent. Ali mit des prisonniers en liberté, afin, disait-il, de rendre graces à la Providence; reçut des visites de félicitation, et composa son apologie, qui fut sanctionnée par un Ilam ou déclaration juridique du cadi, dont cette sentence réhabilita la mémoire de Mourad et de son frère. L'assassin envoya en même temps des procureurs et des troupes, afin de s'emparer du bien des beys qu'il avait égorgés ; et son crime lui valut la possession de la partie de l'Épire qui s'étend depuis les sources

de la Desnitza jusqu'à son confluent avec l'Aous (1). Il releva à cette époque, pour tenir les Albanais en bride, le château de Cleisoura, qui commande l'entrée orientale des monts Asnaus et Ærope. Quant à Ibrahim pacha, abandonné de ses plus braves défenseurs, il dut se contenter de lever les yeux au ciel, et se résigner à souffrir ce qu'il n'était pas en son pouvoir d'empêcher; enfin, il eut même la faiblesse de coopérer à l'extension de la puissance de son infatigable ennemi, en contractant avec lui une ligue of fensive et défensive, qui le mettait à peu près à sa discrétion.

Depuis que Janina était tombée sous le joug d'Ali, les mœurs sévères de ses habitants y avaient fait place à la dissolution. Le satrape délaissé par Éminé, qu'il avait reléguée dans l'intérieur du palais (sort assez ordinaire aux femmes légitimes, qui n'ont guère en partage que les peines domestiques), remplissait son harem d'une foule d'odaliques empressées à lui plaire; et celui qui se glorifiait de n'avoir pendant long-temps connu que son épouse s'abandonna à la fougue de ses sens. Je n'aimais qu'Éminé, lui ai-je entendu dire plusieurs fois, et Janina me perdit! ajoutait-il, en roulant des yeux enflammés de colère. Des plaisirs faciles lui faisaient chaque jour désirer de nouveaux plaisirs, et de désordres en désordres il parut tomber dans une dé– bauche effrénée. Déguisé en marchand, il parcourait la ville de nuit, pour se livrer aux malheureuses que la prostitution rendrait les plus viles des créatures, si des hommes encore plus méprisables ne favorisaient leur opprobre pour s'enrichir; car dans la Turquie les lieux infames sont sous la protection de la police et de ses agents. On le reconnut un jour, sous le voile, dans les tribunes où les femmes grecques assistent aux offices de l'église, et dès lors chaque maison devint pour le sexe une prison, d'où il ne lui fut plus permis de sortir.

(1) Voyez chap. xvii et xix de mon Voyage dans la Grèce.

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