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Les fils du tyran, marchant sur ses traces, ouvrirent à leur tour maison de débauche; leurs fètes étaient des saturnales; et la ville, accoutumée au bruit des armes lorsque l'anarchie régnait dans son enceinte, ne retentissait plus que des chants des Bohémiens, et du son discordant de leurs violons. Mouctar avait la palme parmi les buveurs les plus intempérants; il aurait vidé, comme Alexandre, la coupe d'Hercule, car je l'ai entendu se vanter d'avoir englouti une outre entière de vin, à la suite d'un repas où il avait largement bu et mangé. Ce n'était pas au reste le seul trait de ressemblance qu'il eût avec le conquérant macédonien; car il avait assassiné dans une orgie son sélictar, qui était son confident et son camarade d'enfance. Véli, pour lequel on avait traduit les livres les plus obscènes de l'Europe, n'était guidé que par les conseils d'un Grec nommé Kyricos, qui mettait au nombre de ses prouesses d'avoir tenté l'inceste auquel le destin poussa le malheureux OEdipe, et qu'il aurait accompli sans la résistance de celle à qui l'infâme devait le jour. Plus cruel que le tigre, Véli se complaisait à mêler la douleur aux plaisirs, en ensanglantant par des morsures les lèvres de la beauté qu'il profanait, en déchirant avec ses ongles les formes qu'il avait caressées ; et de mon temps on voyait encore à Janina une victime de sa lubricité (1), à laquelle il avait fait couper les oreilles au sortir de ses bras.

De pareils désordres devaient amener la perte rapide de la race Tébélénienne; mais leur terme était calculé par Ali, qui avait pour motif d'avilir une population entière, afin de se l'attacher en séparant, par leurs mœurs, les Janiotes du reste des habitants de l'Épire, où le lit conjugal et la vie du foyer rustique sont aussi irréprochables qu'au temps où les chastes Chaoniennes reposaient à côté de leurs époux rustiques, qui ne connaissaient d'aliments

(1) Kataspívn äværn, Catherine l'es-oreillée, ou sans oreilles ; c'était le surnom qu'on avait donné à cette femme.

que les fruits du chêne nourricier (1) de leurs montagnes.

Au milieu de ces débordements, Ali pacha, dominé par l'ambition, marchait à son but. Non content d'avoir attaché Ibrahim de Bérat à sa cause, il y avait réuni directement ou indirectement les capitaines des armatolis outragés par les Souliotes, en les prenant à sa solde. Ne pouvant cependant se fier entièrement à eux, on était convenu que Nicolas de Cojani (2), Boucovallas, son gendre Stathas, Euthyme Blachavas, Zitros d'Olosson, Macry-Athanasios et Macry-Poulios de Grévéno observeraient une neutralité armée. On avait traité sur le même pied avec Christakis de Prévésa, et quelques compagnons d'armes de Lambros Catzonis, pirate, à la manière de ce brigand du Pont châ– tié par Alexandre-le-Grand, parce qu'il n'avait pas une armée nombreuse à lui opposer, et le droit du glaive exterminateur réservé aux conquérants qui sont nés sur la pourpre. Il fut statué que l'Étolien Jean Hyscos (3), ami particulier de M. de la Salle, consul de France, qu'il assassina ensuite dans une rue de Prévésa, Paléopoulo et son beau-frère Anagnostis Canavos, dont le dévouement était connu, se réuniraient aux troupes du satrape.

Ces dispositions des armatolis étaient le résultat de la paix conclue entre la Porte Ottomane et la Russie. Le général Tamara leur avait fait annoncer que les temps propices à leur délivrance n'étaient pas encore arrivés. Avant de se retirer d'Ithaque, il fit signifier à Lambros Catzonis de cesser les hostilités, et de retourner à Trieste pour y désarmer. Mais il en était alors de ce chef comme du polémarque de la Selleïde auquel on avait intimé l'ordre de déposer les armes. Ils avaient compris que leurs seules forces devaient conquérir la liberté, ou bien qu'après de longs combats ils (1) Glans chaonia; c'est le fruit du quercus esculenta.

(2) Voyez t. III, C. LXXIII, de mon Voyage dans la Grèce.

(3) Fils de Hyscos Valtinos, mort à Dounitzas. Son fils Cara a été nommé capitaine par Ali pacha en 1817.

n'auraient fait que changer de maître, s'ils ne s'attachaient qu'à la Russie. Le navarque surtout, qui avait à se venger du lâche abandon des agents chargés par Catherine de fournir à ses besoins, répondit fièrement à Tamara que si l'impératrice avait conclu la paix avec les osmanlis, il n'avait pas fait la sienne ».

Appareillant presqu'en même temps du port de Ceos, Lambros fit voile pour Porto-Caillo, dans le Magne, où il fut reçu à bras ouverts par les Éleuthero-Lacons. Il s'y fortifia, et, ayant pris le titre de roi de Sparte, il déclara la guerre au sultan, en invitant les Grecs à seconder ses efforts contre les infidèles. Il fit baptiser, sous le nom de Lycurgue, aux mèmes lieux où l'antiquité plaçait le berceau des Dioscures, un fils que son épouse lui donna, et bientôt après il établit ses croisières dans l'Archipel. Les Turcs étaient consternés; mais Lambros, plus brave que judicieux, ayant inquiété le commerce français, Gaspard Monge, alors ministre de la marine, ordonna de détruire ses armements. Attaqué dans sa position de Porto-Caillo le 17 juin 1792, ily fut forcé, et, obligé de prendre la fuite, il se retira en Épire, d'où il passa à Trieste et bientôt à Pétersbourg, où Catherine essaya de le consoler en lui conférant le titre de brigadier de ses armées.

Telle fut l'issue des tentatives de la Russie dans la Grèce. La révolution française venait de changer la politique des cabinets de l'Europe; elle terminait les querelles des rois, pour commencer la lutte des rois avec les peuples. Les chrétiens de la Selleïde et le satrape de Janina allaient se trouver en champ clos pour décider la question de la régénération ou de la servitude absolue de la Hellade.

On entrait alors dans le printemps de l'année 1792, lorsque Ali ayant joint ces compagnies d'armatolis aux forces des agas du Chamouri, et à un corps de troupes auxiliaires arraché au visir Ibrahim, se disposa à attaquer les Souliotes. Son armée, dans cette seconde expédition,

était de près de quinze mille hommes (1), la plupart mahométans, auxquels il fit de magnifiques promesses, et qui s'engagèrent, par serment sur le Koran, à vaincre ou mourir, pour exterminer les chrétiens de Souli. Il partit ensuite de Janina le 1er juillet, à la tête de ses hordes; il établit son camp à Paramythia, afin de diriger les attaques, et quinze jours après il arbora ses queues au pont de l'Achéron, fleuve que les modernes appellent Glychys.

Les Souliotes venaient de célébrer l'Érosantie (2), fète antique conservée dans la Thesprotie, depuis le temps des Pélasges, qui n'avaient pour dieux que le ciel et les éléments, auxquels ils sacrifiaient sur les plus hautes montagnes. Suivant leur coutume, ils avaient abandonné les villages de la plaine, aux approches de l'ennemi, et réuni leurs troupes, qui se montaient à treize cents hommes, dans les défilés où ils attendirent les Turcs. Ali retint les armatolis pour sa garde, en donnant le 20 juillet le signal du combat aux Schypetars mahométans.

Ceux-ci, enorgueillis de quelques succès d'avant-postes, et fiers d'avoir vu les chrétiens se replier à leur approche, formèrent une attaque générale contre les Souliotes. Ils s'avancèrent le sabre à la main, en repoussant les chrétiens jusqu'aux défilés de Trypa et de Sainte-Vénérande, dans lesquels ils parvinrent à pénétrer. Jamais les mahométans n'avaient porté leurs pas aussi loin; et les Souliotes, à cette vue, poussèrent un cri qui retentit dans les parties les plus éloignées de leurs montagnes.

A cette clameur, qui annonçait le danger public, les femmes, sous la conduite de Moscho, épouse du capitaine

(1) Pérévos, historien de Souli, rapporte qu'Ali pacha avait vingt-huit mille hommes dans cette expédition. Le fait est inexact, puisque dans sa plus grande puissance il n'en a jamais pu lever vingt mille.

(2) "Hpoσávbera, elle se célébrait au printemps. Je présume que c'est de là que les Parguinotes ont tiré leur fête de la Rosalie, aussi bien que les habitants de Palerme, en Sicile. Voyez Hist. de Souli, par PEREVOS.

Tzavellas, et de la moderne Penthésilée, Caïdo, accoururent et prirent part à l'action, en faisant rouler des quartiers de roche dont les secousses, formant des avalanches de pierres, rompirent et écrasèrent la colonne assaillante par son centre. Dans cette position, la tête des bandes turques engagées dans le défilé, fut battue isolément sans obtenir de quartier; et l'arrière-garde ne se débarrassa qu'en laissant sur la place sept cent quarante morts, dont on coupa les têtes, afin d'en former un trophée.

Cette défaite inspira tant de frayeur aux troupes mahométanes, qu'elles se débandèrent, et Ali, ayant pris les vêtements de Paléopoulo, s'enfuit après avoir rallié un millier d'hommes, dont les armatolis formaient la majeure partie. Paléopoulo qui commandait ce corps, ayant jugé par la conduite du pacha, que loin d'être le libérateur de la Grèce, il en serait le plus cruel oppresseur, proposa pendant cette retraite, à son beau-frère Anagnostis Canavos, de se défaire du tyran, mais il renonça à ce dessein par des considérations qu'on ne trouve guère que dans le cœur d'un chrétien. Le satrape rentra de nuit à Janina. Afin de cacher son désastre, il se fit précéder d'une proclamation, par laquelle il défendait aux habitants de se tenir aux fenêtres, ni de se présenter dans les rues; et il alla ensevelir sa colère au fond de son palais, sans permettre à personne, pendant plus de quinze jours, de l'approcher, ni de lui apporter des consolations.

Cette campagne, préjudiciable aux projets d'Ali, couvrait les Souliotes de gloire; et s'ils avaient su tirer parti de leurs succès, ils auraient peut-être constitué leur indépendance, ou obtenu de la Porte des garanties, comme peuplade autonome; car, suivant un de leurs chants, la liberté fut toujours fille de la victoire ! Mais son culte sacré exige des mains pures; et les Souliotes, irréfléchis comme tous les Schypetars, n'avaient rien de ce qui constitue une association politique. Les vices de leur caractère les rap

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