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prévôt des routes, il entrait dans ses attributions de les réprimer; et il dirigea ses attaques contre les habitants de Bossigrad (1), dont les déportements étaient connus jusqu'à Constantinople. Il confia en conséquence, le soin de les réduire, à Paléopoulo et à Canavos, au grand scandale des Albanais mahométans, irrités d'être commandés par deux chrétiens, et accoutumés surtout à ne voir dans le brigandage que l'exercice d'un droit naturel. Aussi cette entreprise fut-elle sans succès ; et Ali, loin d'en témoigner du mécontentement, envoya complimenter les Bossigradiens sur leur bravoure. Il leur députa Noutza Macry-Mitchis, qui leur remit une lettre par laquelle il leur mandait, << qu'admirateur sincère de leur courage, il désirait les >> compter au nombre de ses serviteurs, en leur offrant, » s'ils voulaient entrer à sa solde, de leur donner des em>> plois agréables et lucratifs! »>

Séduits par cette offre, et surtout par l'appât du gain, les Schypetars de Bossigrad se rendirent auprès d'Ali pacha, qui, en les caressant et en les comblant de ses dons, eut bientôt dégarni leur ville de ses plus braves défenseurs. Chaque jour voyait arriver à Janina quelque heureux mortel, qui ne manquait jamais d'être avantageusement pourvu. Mais pendant ce temps, le tyran marchait à son but; et au moment où tout paraissait réconcilié, un corps de ses troupes d'élite, commandé par Jousouf, Arabe, pénétra dans Bossigrad, et fit main-basse sur ses habitants. L'impitoyable mulâtre donna pour la première fois, aux Macédoniens, le spectacle d'hommes enduits de poix, brûlés vifs, de prisonniers torturés avec des tenailles rougies à blanc, et de vingt malheureux empalés et rôtis au milieu d'une double ligne de bûchers.

Les peuplades Albanaises des Monts Devols furent épouvantées, et crurent que l'ange exterminateur était descendu dans les vallées, où ils se regardaient jusqu'alors comme (1) Voyez t. II, c. LV du Voyage dans la Grèce.

invincibles. On apprit ces nouvelles en même temps que les supplices des Bossigradiens, auxquels le pacha avait donné charges et emplois : tous, sans exception, passèrent par la main du bourreau. Telle fut la fin d'une peuplade intrépide, heureuse dans sa barbarie, dont la destruction ouvrit au pacha le chemin du canton de Caulonias, position importante, qui lui donnait entrée dans la moyenne et la haute Albanie, qu'il ne tarda pas à envahir du côté de l'Illyrie macédonienne.

Au temps où finissait cette expédition du satrape contre les Bossigradiens, l'Albanie supérieure, habitée par les peuplades féroces de Gog, éprouvait un de ces orages politiques qui agitent souvent la Turquie. Scodra était le centre de la rébellion ; et Mahmoud-Basaklia, son visir, avait, à force de désordres publics, encouru la disgrace de la Porte Ottomane, qui l'avait déclaré fermanli, ou excommunié, et mis au ban de l'empire. La première partie de cet arrêt, regardé autrefois chez les Turcs, ainsi que parmi nos ancêtres (1), comme plus grand que les supplices, ne suffisant plus aujourd'hui pour attirer le châtiment sur la tète des rebelles, les pachas, les beys, ayans, et autres tenanciers relevant du Romili-Vali-cy, reçurent l'ordre de marcher contre CaraMahmoud, épithète ajoutée à son nom, pour marquer sa réprobation.

Ali, qui se trouvait appelé dans cette ligue, y voyant un but applicable à ses intérêts, ne fut pas un des derniers à entrer en campagne, parce qu'il pouvait, en paraissant agir pour la cause impériale, piller, et s'agrandir, sans crainte de se compromettre vis-à-vis du sultan. On allait se mesurer contre des mahométans, et, selon sa politique, il ne manqua pas d'appeler sous ses drapeaux les armatolis. Tous les capitaines du mont Olympe, de l'Othryx, de l'Étolie et de la Cassiopie, accoururent, et Paléopoulo avec son beaufrère Canavos parut à la tête du drapeau des vieux chrétiens (1) V. Cæs. de Bell. Gall., lib. vi,

c. 13.

de la Hellade. On s'achemina à travers les vallées du Pinde. en suivant la direction du canton de Caulonias, pour éviter de se joindre au Romili-Vali-cy, qui avait pris le chemin des Dibres. Ali évitait, par ce moyen, de se trouver sous les ordres de ce Béglier-Bey; et chemin faisant, il réduisit plusieurs bourgades des peuplades Schypes, à l'attaque desquelles Paléopoulo donna tant de preuves de courage, que les soldats du pacha conçurent pour lui une affection extraordinaire. Son nom devint le sujet des chants guerriers des Épirotes; et comme il n'y a pas d'esprits plus susceptibles de jalousie que ceux qui n'ont point un mérite égal à leur rang, Ali conçut contre lui une envie que son ambition, qui rapportait tout à ses vues, put seule lui faire dissimuler.

Il ne fut pas moins jaloux de la valeur brillante que Canavos, Euthyme Blacavas, Boucovallas, et Christakis de Prévésa, déployèrent à la prise de Ghéortcha, et à l'assaut d'Ochrida, ville alors dépendante de Scodra, qui fut emportée par escalade et le sabre à la main, à la manière des anciens soldats de Scander-Beg. Suivant sa coutume, le pacha fit égorger les vaincus par ses Iapyges; et tirant de l'obscurité un nommé Dgéladin bey, auquel il donna en mariage sa nièce, veuve de Mourad bey de Cleïsoura, qu'il avait assassiné, il lui conféra le gouvernement de cette place, dont il ne s'est plus dessaisi. Tels furent les services qu'Ali pacha rendit au Grand-Seigneur, dans cette campagne, et il rentra à Janina avec le projet formel (ré– vélation que je tiens de sa bouche criminelle) d'exterminer en détail les armatolis et leurs chefs.

La guerre contre le pacha de Scodra ne présenta pas d'autres événements remarquables pour Ali, mais ce que nous ne connaissons pas assez en détail, pour en rendre compte avec exactitude, ce fut la courageuse résistance de Cara Mahmoud. Renfermé avec soixante-douze hommes dans le château de Scodra, il résista à plus de vingt mille hommes des troupes du sultan qu'il parvint à faire massa

crer, en fomentant une insurrection générale des Guègues et des Merdites, fatigués des excès des Turcs. Un même jour vit renouveler les scènes de carnage dont la Sicile fut deux fois le théâtre, au temps des prospérités militaires de Carthage (1) et de la France. La Porte, comprenant alors qu'il lui était impossible de soumettre ce pacha, le maintint dans ses honneurs, et lui conféra, de plus, le titre de RomiliVali-cy, qu'elle ôta à celui qui n'avait pas su ou pu réduire cet homme intrépide, réservé à périr sous les coups des Monténégrins (2). Ainsi, la rébellion triomphante reçut le prix de la fidélité malheureuse.

Cette conduite, qui nous paraît étrange et dont on ne voit guère d'exemples que dans les monarchies de l'Orient, est le coup d'état ordinaire du cabinet ottoman, dont la politique consiste, en pareil cas, à récompenser ceux qu'il ne peut soumettre, croyant les gagner par ce moyen, et couvrir l'honneur du souverain. C'est aussi le terme ordinaire des prétentions des sujets les plus ambitieux, convaincus qu'ils peuvent tout entreprendre, excepté de parvenir à l'empire, l'immuabilité de la dynastie ottomane étant une maxime d'état à jamais consacrée par les Turcs.

L'occupation d'Ochrida devenait de la plus grande importance pour Ali pacha, qui, débordant, au nord, les possessions d'Ibrahim de Bérat, lui permettait de l'inquiéter de toutes parts, excepté du côté de la mer. Il allait entreprendre l'exécution de ce projet ; mais il dut en ajourner l'exécution, afin d'observer les desseins de Cara-Mahmoud sous les ordres duquel il se trouvait placé, à cause du titre de Romili-Vali-cy, qu'on venait de lui conférer. Il s'occupa

(1) Le premier exemple de ces massacres arriva en Sicile, dans la xcv olympiade, l'an de la fondation de Carthage 485. Diod. Sic,, lib. xiv, c. 14; av. J.-C. 398.

(2) Il fut pris en 1795, dans les gorges de Cettigné, par les troupes de Pierre Pétrovich, évêque ou vladika du Montenegro, qui commandait en personne dans cette journée. On lui trancha la tête, qu'on voit encore dans la chambre du vladika, au couvent de Cettigné, qui est sa résidence habituelle.

donc à fermer à ce visir devenu sérasker de Romélie la route de Monastir, en lui opposant une ligue composée des principaux beys de la Macédoine Cis-Axienne. Ces intrigues auraient pu déterminer l'autorité à prendre quelques mesures énergiques; mais le sultan feignit de les ignorer, afin de porter son attention vers Passevend Oglou, qui venait d'arborer l'étendard de la révolte sur les remparts de Vidin.

Dans les gouvernements modérés il y a un droit de naissance, de cité, de patrie, qui, en unissant les sujets aux princes, est le gage le plus sûr de leur fidélité. Dans les États absolus, où un eunuque, des esclaves achetés à prix d'argent, et tout ce qu'il y a de plus abject dans la société est compté sur le pied de l'égalité pour parvenir aux emplois, on ne peut s'attendre qu'à un choc perpétuel d'ambitions et d'intérêts. Sélim III, en parvenant au trône, avait senti les vices d'une pareille administration sous ses rapports les plus importants. Doué de plus de prévoyance que son prédécesseur, il ne considérait la paix avec la Russie que comme une suspension d'armes. Aussi, au milieu des fêtes célébrées à ce sujet à Constantinople, parut-il consterné d'un événement que la sodatesque célébrait avec enthousiasme, parce que le prix du pain et du riz était baissé de quelques centimes.

Sélim portait avec autant de douleur ses regards vers la Syrie révoltée. L'Égypte était en proie aux brigandages des Mameloucks; les Wahabites, maîtres du Nedgib, menaçaient la Mecque et Médine; la Romélie était infestée de haïdouts ou voleurs de grands chemins; l'Archipel, inondé de pirates; lorsqu'on découvrit que les agents secrets du cabinet de Pétersbourg étaient les auteurs de ces menées anarchiques. Les idées révolutionnaires, qui étaient alors en France au plus haut point d'exaltation, fermentaient en même temps dans quelques têtes musulmanes ravies d'apprendre le renversement des autels dans l'antique patrie des rois très-chrétiens. A la faveur de ces idées nouvelles, des Jacobins, échappés de Marseille, avaient planté l'ar

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