Images de page
PDF
ePub

votre vieux disciple.... et nous verrions ensemble ce que c'est que l'âme. S'il y a quelqu'un capable d'inventer des lunettes propres à nous découvrir cet être imperceptible, c'est assurément vous. Je sais que vous avez, physiquement parlant, les yeux du corps aussi faibles que ceux de votre esprit sont perçants, mais vous ne manquerez pas de gens qui écriront sous votre dictée. . .

en un mot, si vous pouviez venir travailler dans ma retraite à un ouvrage qui vous immortaliserait, si j'avais l'avantage de vous posséder, j'ajouterais à votre livre un chapitre du Bonheur. Je suis, etc. »

:

Plus tard, pendant l'éducation du duc de Parme, le bruit s'était répandu et accrédité, que Condillac avait été atteint et était mort de la petite-vérole. Voltaire aussitôt écrit à un de ses amis : « Vous savez sans doute que nous avons perdu l'abbé de Condillac, mort de la petite-vérole naturelle et des médecins italiens, tandis que l'Esculape de Genève sauvait les jours du prince de Parme par l'inoculation. Nous perdons-là un philosophe, un bon ennemi de la superstition. L'abbé de Condillac meurt et Omer est en vie. Je me flatte qu'il n'aura pas l'impudence de faire de nouveaux réquisitoires contre l'inoculation, après ce qui vient de se passer à Parme. » Dans une autre lettre il écrit encore : « Vous savez que l'abbé de Condillac est mort de la petite-vérole naturelle...il revenait en France avec une pension de 10,000 livres et l'assurance d'une grosse abbaye; il allait jouir du repos et de la fortune; il meurt et Omer est en vie. Je connais un impie qui trouve, en cette circonstance, la Providence en défaut. »

Mais il apprend que la nouvelle est fausse, et il se hâte d'écrire « Vous savez à présent que l'abbé de Condillac est ressuscité et ce qui fait qu'il est ressuscité, c'est qu'il n'était

1

pas mort. On ne pouvait s'empêcher de le croire mort, puisque M. Tronchin l'assurait. On peut douter à toute force des décisions d'un médecin, quand il assure qu'un homme est vivant; mais quand il dit qu'il est mort, il n'y a pas moyen de douter; ainsi nous avons regretté l'abbé de Condillac de la meilleure foi du monde..... Dieu merci, voilà un philosophe que la nature nous conserve. Il est un bon Loquiste de plus dans le monde, lorsqu'il y a tant d'animistes, de jansénistes, etc. >>

Mais il ne faudrait pas oublier, parmi les plus sérieux attachements de Condillac, car le souvenir s'en lie étroitement à l'un de ses plus célèbres ouvrages, celui qui l'unit à Mile Ferrand.

Mlle Ferrand était aussi l'amie de Mme de Vassé, chez laquelle elle demeurait, et qui, dit-on, recueillit secrètement et tint quelque temps caché chez elle le Prétendant, Charles-Édouard, ce dernier héritier d'une race royale proscrite, lorsqu'à la suite du traité d'Aix-la-Chapelle il n'eut plus d'asile permis en France. En apprenant ces rigueurs « Je ne veux point partir, avait-il dit ; je ne céderai qu'à la force, et ce ne sera pas sans résistance. » Sa jeunesse, son caractère, son héroïque aventure, un moment triomphante et puis soudain terminée par de désastreux retours, tout lui conciliait l'intérêt. On lui vint en aide de toutes parts; on lui offrit plus d'un refuge, et, parmi les personnes qui lui en procurèrent un assuré, on nomme Mme de Vassé. C'était chez cette dame que Condillac voyait Mlle Ferrand. Philosophe, géomètre même, Mile Ferrand n'en avait pas moins conservé du tour d'esprit de la femme, cette délicatesse d'analyse et cette finesse de discernement qui, bien qu'appliquées aux matières de raison, conserve encore une sorte de grâce sérieuse, dont la philosophie elle-même peut

recevoir l'empreinte. Il n'y aurait rien de téméraire à en reconnaître la trace dans cette œuvre d'un artifice plus ingénieux que solide, et d'un caractère plutôt un peu féminin que franchement viril, qui porte le titre de Traité des sensations. Car, au témoignage de Condillac, Mile Ferrand fut pour beaucoup dans la composition de cet écrit. Il s'est même, à cet égard, exprimé avec un sentiment de reconnaissance et de douloureux regrets dont on ne peut s'empêcher d'être touché : « Vous savez, écrit-il à Mme de Vassé, à qui je dois les lumières, qui ont enfin dissipé mes préjugés; vous savez la part qu'a eue à cet ouvrage la personne qui vous était si chère, et qui était si digne de votre estime et de votre amitié, c'est à sa mémoire que je le consacre, et je m'adresse à vous pour jouir tout à la fois du plaisir de parler d'elle, et du chagrin de la regretter. Puisse ce monument perpétuer le souvenir de votre mutuelle amitié et l'honneur que j'ai eu d'avoir part à l'estime de l'une et de l'autre..... Mile Ferrand m'a éclairé sur les principes, sur le plan et sur les moindres détails de cet ouvrage..... si elle avait pris ellemême la plume, il prouverait mieux quels étaient ses talents; mais elle avait une délicatesse qui ne lui permettait seulement pas d'y penser. Ce traité n'est donc malheureusement que le résultat des conversations que j'ai eues avec elle (1)... La justice que je rends à Mile Ferrand, je n'oserais la lui rendre si elle vivait encore. Uniquement jalouse de la gloire de ses amis, et regardant comme à eux tout ce qui pouvait en elle y contribuer, elle n'aurait point reconnu la part qu'elle a eue à cet ouvrage; elle m'aurait défendu d'en faire l'aveu, et je lui aurais obéi. Mais aujourd'hui, dois-je me refuser au plaisir de lui rendre cette justice? C'est tout ce qui reste de

(1) Elle était morte avant l'impression de l'ouvrage.

la perte que j'ai faite d'un conseiller sage, d'un critique éclairé, d'un ami sûr....... Ce bonheur devait finir, et, dans ces moments, qui en devaient être le terme, il fallait qu'il ne restât d'autre consolation à votre amie, que de n'avoir point à vous survivre ; je l'ai vue se croire en cela fort heureuse; c'était assez pour elle de vivre dans votre mémoire: << Entretenez-vous quelquefois de moi avec Mme de Vassé, me disait-elle, et que ce soit une sorte de plaisir. » « Que je suis flattée, Madame, qu'elle m'ait jugé digne de partager avec vous cette douleur et ce plaisir! »

Ces paroles, en même temps qu'elles témoignent du sentiment profond et grave qui unissait d'esprit comme de cœur Condillac à Mile Ferrand, prouvent aussi que, dans la sincérité de son âme, et avec cet accent de la douleur qui ne trompe pas, c'est à cette personne distinguée qu'il croit devoir rapporter l'origine du Traité des sensations, et non à tel ou tel auteur en renom de son temps. Si, en effet, cette manière d'abstraire en quelque sorte l'âme humaine, pour la mieux observer en elle-même, et la mieux analyser dans toute la pureté de ses impressions, appartient à plusieurs, à Diderot, à Buffon, à Bonnet, l'analyse elle-même avec les résultats qu'elle donne, la doctrine qui en sort est uniquement propre à Condillac, ou, selon qu'il le veut, à Mile Ferrand.

Telles étaient les relations, tel était le monde philosophique et littéraire au sein duquel il vivait (1).

(1) Il faudrait peut-être aussi compter, parmi ces relations, celles qu'il dut avoir avec Duclos, dont il parle en termes bienveillants, dans un de ses ouvrages, et qui, fort accueilli du duc de Nivernais, auquel on s'était adressé, en sa qualité d'ancien ambassadeur de France à Rome, pour le choix d'un précepteur à donner au duc de Parme, put bien lui désigner et lui faire accepter Condillac,

Qui l'y introduisit au début? en grande partie vraisemblablement son frère Mably, lui-même alors assez recherché, grâce à la position que Mme Tencin lui avait ménagée auprès du cardinal. Frappée d'abord, en effet, du succès qu'obtenuit le premier ouvrage de son jeune parent, le Parallèle des Français et des Romains par rapport au gouvernement, et ensuite des vues et des connaissances politiques qu'il développait dans les entretiens de son salon, elle l'avait désigné et donné comme aide de travail à son frère, et l'aide ne fut pas inutile; car comme le cardinal avait quelque peine à exposer et à faire valoir de vive voix ses avis dans le conseil, il avait demandé et obtenu la permission de les proposer par écrit, sous forme de notes ou de mémoires. Or, ce fut Mably qui fut chargé du soin de les rédiger et qui y mit souvent plus que son style. Il eut en particulier la conduite d'une négociation secrète avec le ministre du roi de Prusse à Paris, qui aboutit, en 1743, au traité, qu'il dressa et que Voltaire eut mission de porter à Frédéric.

Frédéric, qui ne l'ignorait pas, prit Mably en grande estime. Mais ce ne fut pas tout, et, ce qu'il y eut de plus singulier, c'est que, des deux plans de campagne proposés en cette occasion au roi de Prusse, l'un venant du duc de Noailles et du conseil, l'autre simplement de l'abbé de

M. de Kéralio, d'ailleurs, nommé gouverneur du prince et breton comme Duclos, et ami de Condillac, le secondant dans ce bon office.

Cabanis doit aussi être cité parmi les amis de Condillac, au témoignage de Ginguené, écrivant d'après des mémoires manuscrits de Cabanis lui-même : « C'est dans la société de Mme Helvétius, que Cabanis cultiva la connaissance de Turgot, qu'il fit celle de d'Holbach, de Franklin, de Jefferson; qu'il s'acquit l'amitié de Condillac et de Thomas. >>

« PrécédentContinuer »