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MÉMOIRE

SUR

CONDILLAC.

SON TRAITÉ DES SYSTÈMES.

Dans les premières années de ce siècle, Condillac était en grand renom; dernier chef d'école parmi nous, il y comptait beaucoup de disciples, il y comptait aussi des adversaires, et plus d'un nom illustre aujourd'hui dans les lettres. philosophiques s'est élevé et accru par la défense ou l'at-taque, le sage et habile amendement ou la forte critique de sa doctrine; il suffit de rappeler à ces différents titres le souvenir de MM. La Romiguière, Royer-Collard et Maine de Biran, pour ne pas parler des vivants.

Condillac était alors fort célèbre ; il est peut-être de nos jours un peu trop négligé. Je voudrais, s'il m'était possible, ramener un moment l'attention sur son compte et sans renouveler une étude, désormais épuisée, celle de l'ensemble de sa philosophie, prendre pour sujet plus limité de ce travail, l'examen particulier de son Traité des systèmes.

Je commencerai par une biographie de l'auteur, dans laquelle, sans avoir aucune nouveauté à produire, je tâcherai cependant de réunir et de présenter d'une manière plus complète qu'on ne l'a généralement fait, les principales circonstances de sa vie, d'une vie sans doute bien simple, bien.

vide d'événements éclatants et variés, mais qui, après tout, est celle d'un penseur et d'un sage.

Étienne Bonnot de Condillac, abbé de Mureaux, naquit à Grenoble, en 1715, d'une famille de robe, appartenant au parlement du Dauphiné, et alliée à celle des Tencin. Un de ses oncles, M. de Mably était grand-prévôt de Lyon, et si l'on voulait remonter à la première origine des relations de Condillac avec Rousseau, peut-être faudrait-il la placer à l'époque où l'auteur de l'Émile fut quelque temps précepteur dans la maison de M. de Mably, et composa même pour l'un de ses élèves (1), le jeune Sainte-Marie, un petit écrit intitulé: Projet d'éducation, qu'il n'y aurait rien d'invraisemblable à regarder comme un premier crayon de l'Émile.

On sait peu de chose de son enfance et de ses premières études. Son frère, l'abbé de Mably, de quelques années plus àgé que lui, fit ses humanités et sa philosophie au collége des jésuites de Lyon. Il est permis de conjecturer que Condillac eut les mêmes maîtres, et qu'ensuite, comme Mably aussi, appelé par le cardinal de Tencin à Paris, il fut de même placé par lui au séminaire de Saint-Sulpice.

Mably n'avança pas dans les ordres ; il s'arrêta au sousdiaconat; en fut-il de même de Condillac? Ce n'est pas vraisemblable, parce qu'il n'est guère probable qu'on eût choisi pour précepteur du prince de Parme un abbé, qui ne l'eût été qu'à demi. Du reste, Condillac, une fois à Paris, se trouva bientôt en relation avec la plupart des philosophes et des écrivains de son temps. Il dit lui-même qu'il entendit souvent Fontenelle; ce dut être chez Mme de Tencin, dont la maison lui fut naturellement ouverte comme à son frère. Rousseau le compte parmi ses amis : « Je m'étais lié, dit-il,

(1) Le second de ses élèves se nommait aussi Condillac.

avec l'abbé de Condillac, qui n'était rien non plus que moi dans la littérature, mais qui était fait pour devenir ce qu'il est aujourd'hui. Je suis le premier peut-être, qui ait vu sa portée, et qui l'ait estimé ce qu'il valait.... Il venait quelquefois dîner avec moi tête à tête, en pique-nique. Il travaillait alors à l'Essai sur l'origine des Connaissances humaines, qui est son premier ouvrage. Quand il fut achevé, l'embarras fut de trouver un libraire qui voulût s'en charger. Les libraires de Paris sont arrogants et durs pour tout homme qui commence, et la méthaphysique, alors trèspeu à la mode, n'offrait pas un sujet bien attrayant; je parlai à Diderot de Condillac et de son ouvrage; je leur fis faire connaissance; ils étaient faits pour se convenir, et ils se convinrent. Diderot engagea le libraire Durand à prendre le manuscrit de l'abbé, et ce grand métaphysicien eut de son livre et presque par grâce cent écus, qu'il n'eût peut-être pas trouvés sans moi. Comme nous demeurions dans des quartiers fort éloignés les uns des autres, nous nous réunissions au Palais-Royal, et nous allions dîner ensemble à l'hôtel du Panier-Fleuri. Il fallait que ces petits dîners hebdomadaires plussent extrêmement à Diderot, car lui qui manquait à tous les rendez-vous, ne manquait jamais à aucun de ceux-là (1). »

Telle était la familiarité de Condillac avec Rousseau, qui parle d'ailleurs de lui dans plus d'un autre endroit, et qui, dans l'Émile particulièrement, en exprime ce jugement : « J'ai vu dans un âge assez avancé un homme qui m'honorait de son amitié, passer dans sa famille et chez ses amis pour un esprit borné; cette excellente tête se mûrissait en silence; tout à coup il s'est montré philosophe, et je ne doute pas.

(1) Les Confessions.

que la postérité ne lui marque une place honorable et distinguée parmi les meilleurs raisonneurs et les plus profonds métaphysiciens de son siècle. »>

Condillac, on vient de le voir, était également en commerce avec Diderot, dont Naigeon a bien pu dire qu'il n'avait point de goût pour ses ouvrages, mais qui, au témoignage de Rousseau, en avait certainement pour sa personne et son esprit, et qui d'ailleurs lui-même, dans sa lettre sur les Aveugles, juge excellent le Traité des systèmes, et en mentionne l'auteur avec beaucoup de bienveillance.

Il ne fut pas non plus sans liaison avec d'Alembert, qu'il rencontrait chez Mlle de l'Espinasse, en compagnie de Turgot. C'est ce qu'atteste Marmontel, l'abbé Morellet le rapporte également, et s'il en fallait une preuve de plus, il n'y aurait qu'à rappeler ce passage du Discours préliminaire de l'Encyclopédie : « Le goût des systèmes plus propre à flatter l'imagination qu'à éclairer la raison, est aujourd'hui presque absolument banni des bons ouvrages. Un de nos meilleurs philosophes, l'abbé de Condillac, semble lui avoir porté le dernier coup. »

Il n'y a point de traces des rapports de Condillac avec Voltaire avant l'année 1756; cependant celles qu'on en trouve alors, semblent indiquer que leur amitié n'est pas nouvelle, ni sans de certaines habitudes; car Voltaire, après quelques compliments et quelques bons conseils aussi au sujet de ses ouvrages, l'invite à venir auprès de lui à la campagne et lui écrit : « Je crois que la campagne est plus propre pour le recueillement de l'esprit que le tumulte de Paris. Je n'ose vous offrir la mienne; je crains que l'éloignement ne vous fasse peur; mais, après tout, il n'y a que 150 lieues en passant par Dijon. Je me chargerais d'arranger votre voyage; vous seriez le maître chez moi, comme chez vous; je serais

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