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LE MISANTHROPE,

COMÉDIE EN CINQ ACTES

1666.

ALCESTE, amant de Célimène1.
PHILINTE, ami d'Alceste 2.
ORONTE, amant de Célimène 3.
CÉLIMÈNE, amante d'Alceste 4.
ÉLIANTE, cousine de Célimène 5.

ARSINOÉ, amie de Célimène 6.

ACASTE",

CLITANDRE,

marquis.

BASQUE, valet de Célimène.

UN GARDE de la maréchaussée de France 8.

DUBOIS, valet d'Alceste9.

ACTEURS.

I MOLIÈRE. — 2 LA THORILLIÈRE. —3 Du CroisY.-4 Armande Béjart, femme de Molière. -5 mademoiselle DE BRIE. — 6 Mademoiselle DU PARC. -' LA GRANGE. - 8 DE BRIE.- 9 BÉJART.

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La scène se passe à Paris, dans la maison de Célimène.

ACTE PREMIER.

SCÈNE I.

PHILINTE, ALCESTE.

PHILINTE.

Qu'est-ce donc? qu'avez-vous?

ALCESTE, assis.

Laissez-moi, je vous prie.

PHILINTE.

Mais encor, dites-moi, quelle bizarrerie...

«

'Le Misanthrope fut joué pour la première fois le 4 juin 1666 sur le théâtre du Palais-Royal. Il eut, suivant les registres de la Comédie française, vingt et une représentations. Habitué à des intrigues plus vives, à un comique moins élevé, le public resta froid, et Molière crut sa pièce tombée. << Je n'ai pu mieux faire, disait-il avec amertume, et sûrement je ne ferais pas mieux. Attendez, répondait Boileau, et vous obtiendrez le succès le plus éclatant. » En effet, on s'aperçut bientôt que l'auteur venait d'ouvrir une nouvelle route, et qu'en abandonnant ses modèles, il était devenu lui-même un modèle inimitable. Molière a conçu le caractère du Misanthrope comme Platon l'a défini : « La misanthropie, dit Platon, vient de ce qu'après s'être beaucoup trop fié, sans aucun examen, à quelqu'un, et «< l'avoir cru tout à fait sincère, honnête, et digne de confiance, on le trouve << peu de temps après méchant et infidèle, et tout autre encore dans une << autre occasion; et lorsque cela est arrivé à quelqu'un plusieurs fois, et << surtout relativement à ceux qu'il aurait crus ses plus intimes amis, après << plusieurs mécomptes il finit par prendre en haine tous les hommes, et «< ne plus croire qu'il y ait rien d'honnête dans aucun d'eux *. » C'est pour ne s'être pas souvenu de cette définition, qui est la clef véritable du caractère d'Alceste, que Rousseau et tous les commentateurs ont confondu le misanthrope tantôt avec le méchant, tantôt avec le vertueux. Alceste n'est → Voyez la traduction de Platon, par M. Cousin, tom. I, page 259.

ALCESTE.

Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher.· ́

PHILINTE.

Mais on entend les gens au moins sans se fâcher.

ALCESTE.

Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre.

PHILINTE.

Dans vos brusques chagrins je ne puis vous comprendre;
Et, quoique amis enfin, je suis tout des premiers...
ALCESTE, se levant brusquement.

Moi, votre ami? Rayez cela de vos papiers.

J'ai fait jusques ici profession de l'être;

Mais, après ce qu'en vous je viens de voir paraître,
Je vous déclare net que je ne le suis plus,

Et ne veux nulle place en des cœurs corrompus.

PHILINTE.

Je suis donc bien coupable, Alceste, à votre compte?

ALCESTE.

Allez, vous devriez mourir de pure honte;
Une telle action ne saurait s'excuser,

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Et tout homme d'honneur s'en doit scandaliser.
Je vous vois accabler un homme de caresses,
Et témoigner pour lui les dernières tendresses;
De protestations, d'offres, et de serments,
Vous chargez la fureur de vos embrassements;
Et, quand je vous demande après quel est cet homme,
A peine pouvez-vous dire comme il se nomme;

Votre chaleur pour lui tombe en vous séparant,

Et vous me le traitez, à moi, d'indifférent.

ni un homme vertueux, ni un méchant; c'est un misanthrope. Être vertueux, c'est aimer tous les hommes, indépendamment de leurs vices, parce que ces vices peuvent toujours être séparés de l'homme, comme la malaJie du malade. Etre misanthrope, au contraire, c'est non-seulement haïr ies vicieux, comme s'ils étaient le vice même, mais encore c'est haïr tous les hommes pour les vices qui ne sont qu'en quelques-uns. Ainsi la misanthropie, séparée de la vertu par une faiblesse, et du vice par la vertu, se trompe sans cesse dans l'application de sa haine, et devient, par ses erreurs mêmes, une source abondante de vrai comique. (A.-M.)

Morbleu ! c'est une chose indigne, lâche, infâme,
De s'abaissér ainsi jusqu'à trahir son âme;

Et si, par un malheur, j'en avais fait autant,
Je m'irais, de regret, pendre tout à l'instant.

PHILINTE.

Je ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable;
Et je vous supplierai d'avoir pour agréable

Que je me fasse un peu grâce sur votre arrêt,
Et ne me pende pas pour cela, s'il vous plaît.

ALCESTE.

Que la plaisanterie est de mauvaise grâce!

PHILINTE.

Mais, sérieusement, que voulez-vous qu'on fasse?

ALCESTE.

Je veux qu'on soit sincère, et qu'en homme d'honneur On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur.

PHILINTE.

Lorsqu'un homme vous vient embrasser avec joie,
Il faut bien le payer de la même monnoie,
Répondre comme on peut à ses empressements,
Et rendre offre pour offre, et serments pour serments.

ALCESTE.

Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode
Qu'affectent la plupart de vos gens à la mode;
Et je ne hais rien tant que les contorsions
De tous ces grands faiseurs de protestations,
Ces affables donneurs d'embrassades frivoles,
Ces obligeants diseurs d'inutiles paroles,
Qui de civilités avec tous font combat,

Et traitent du même air l'honnête homme et le fat.
Quel avantage a-t-on qu'un homme vous caresse,
Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,
Et vous fasse de vous un éloge éclatant,
Lorsqu'au premier faquin il court en faire autant?
Non, non, il n'est point d'âme un peu bien située
Qui veuille d'une estime ainsi prostituée;
Et la plus glorieuse a des régals peu chers,

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