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négliger la recherche de succès devant les aréopages de province.

La Société royale des Sciences et Arts de Metz pose au concours de 1784 cette question : « Quelle est l'origine de l'opinion qui étend sur tous les individus d'une même famille une partie de la honte attachée aux peines infamantes que subit un coupable? Cette opinion estelle plus nuisible qu'utile? Et dans le cas où l'on se déciderait pour l'affirmative, quels seraient les moyens de parer aux inconvénients qui en résultent? >>

Robespierre, nommé membre de l'Académie royale d'Arras, s'avise de traiter le sujet dans son discours de réception, le 21 avril; il envoie à Metz son mémoire et obtient en août un second prix, le premier étant dévolu à Lacretelle (1). Celui-ci public dans le Mercure de France (2) une impartiale critique du travail de son concurrent, proclame l'accord des deux orateurs sur la plupart des points et conclut ô ironie des choses! que tout en Robespierre annonce « cette sensibilité qui sait répandre de l'intérêt dans les idées et les empreindre des caractères d'une âme douce et noble >>.

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Vers la fin de janvier 1785, Lacretelle envoie à Thomas son travail, et lui demande en retour des observations et des conseils pratiques.

Vous avez eu la bonté, Monsieur, lorque j'ai eu l'honneur de vous faire mes adieux (3), de me prier de vous envoyer l'ouvrage que je préparais alors. Je n'acquitte aujourd'hui de ma promesse, avec la reconnaissance et le bonheur qu'inspire l'intérêt que vous voulez bien m'accorder. Permettez

(1) Robespierre homme de lettres, par V. Schroeder. Revue du XVII siècle, 1916, p. 149.

(2) N° du 3 décembre 1785, p. 8. (3) Thomas est alors à Nice.

moi de vous en demander une nouvelle marque, en voulant bien me donner les conseils dont vous sentirez que j'ai besoin. Je pourrais les recevoir avec encore plus d'utilité, si nous vous avions ici. Mais vos amis se consolent de votre éloignement par la pensée de la bonne santé que vous procure un ciel plus doux et plus riant, et de la nouvelle gloire que vous vous préparez dans un plus grand repos. Conservezyous, Monsieur, pour ajouter de toutes les manières à l'honneur de notre littérature.

Je vous dirais toutes les nouvelles que je connais propres à vous intéresser, si je ne pensais que d'autres personnes vous en instruisent. Mais comment pourrais-je me taire avec vous sur la comédie de votre digne ami Chabanon (1)? Il l'a refaite, mais de manière à en ôter tout ce qui nous avait déplu et à y ajouter tout ce que nous pouvions désirer. Il nous l'a relue il y a peu de temps, et elle nous a fait à tous une impression aussi vive que sincère.

Le sujet de toutes les conversations et même des lectures les plus sérieuses est, comme vous l'imaginez bien, le livre qui nous est venu de la Suisse (2). Les pamphlets pleuvent sur lui; mais ils ne prouvent qu'une chose, c'est qu'il peut y avoir des objets assez grands, assez respectables, pour que ni les fureurs, ni même l'esprit de l'envie ne puissent les atteindre. Il me semble que l'intérêt de ce livre, par son caractère, par son âme, par un génie vraiment extraordinaire, et surtout par le bien que ses pensées opéreront un jour, s'est saisi d'une des belles gloires du siècle et de tous les siècles.

Je crois que vous approuverez et aimerez le nouveau choix que l'Académie vient de faire dans un de nos meilleurs amis, M. Target (3). L'Académie a besoin, autant que tout autre

(1) Cette comédie est l'Esprit de parti, dont nous parlerons plus loin.

(2) C'est l'Administration des Finances de la France, de Necker, publiée en 1784, et dont 80 000 exemplaires ont été vendus en quelques jours. Le maréchal de Castries a été chargé par Necker, alors absent, de présenter son ouvrage à Louis XVI dans le courant de décembre 1784.

(3) Target a été élu à l'Académie française le 13 janvier 1785.

corps, de gens à bonne réputation. Mais il me paraît bon d'ailleurs de lever cette sotte barrière qui s'était élevée entre les gens de lettres et les avocats, et qui, en entretenant un mépris mutuel, avait écarté les uns d'études très utiles, et les autres du goût et de la philosophie, sans lesquels ils ne sauront jamais ni entendre les lois ni en bien parler. Vous avez dû, plus qu'un autre, être frappé de cette considération, et j'aurais presque osé assurer M. Target de votre suffrage, qui manque à l'accueil honorable qu'il a reçu de vos confrères, et qu'il me charge de vous demander, pour achever la satisfaction qu'il goûte en ce moment.

M. Barthe a enfin achevé son poëme (1), qui va faire les délices de nos plus brillantes sociétés, et qui me paraît digne d'obtenir des suffrages plus censés et plus honorables.

Je m'aperçois que je ne vous parle que de choses que vous connaissez, et en cela, je suis sûr de vous faire plus de plaisir, puisque je vous parle de leurs succès. Daignez, Monsieur, vous souvenir de tous les sentiments dont je suis pénétré pour vous, depuis que je sens le prix des grands talents et des vertus, et me conserver vos bontés, comme la meilleure récompense de tout ce que je pourrai jamais penser et sentir de bon et d'honnête.

Rue Montmartre, no 164.

LAGRETELLE.

Nous avons vu plus haut, à propos d'une lettre de Chamfort à Thomas, avec quelle désinvolture les éditeurs d'il y a cent ans tronquaient et dénaturaient les documents. Un nouvel exemple de ces inexactitudes voulues nous est offert dans la réponse de Thomas à la missive qui précède, réponse dont une copie a été conservée dans ses papiers. Outre que la date est erronée

(1) Une adaptation aux goûts du jour de l'Art d'Aimer d'Ovide.

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dans le tome I des OEuvres complètes de Thomas (édition de 1825, p. cxxvш), l'éditeur a retranché toute la partie qui, n'étant pas afférente à l'objet principal, à savoir le discours couronné, répond aux nouvelles que Lacretelle avait données concernant l'ouvrage de Necker, l'élection de Target à l'Académie et la pièce de Chabanon. Mais il faut dire à la décharge de l'éditeur que le Mercure de France avait déjà fait les mêmes coupures dans son numéro du 13 août 1785, p. 78.

A Nice, 6 mars 1785.

Je vous remercie bien véritablement, Monsieur, de ne m'avoir point oublié à la distance où je suis de vous, et de m'avoir fait tenir un ouvrage aussi précieux que le vôtre. Je l'ai lu avec le plus vif intérêt. Sagacité d'esprit, finesse de vues, justesse dans les idées, humanité dans les sentiments, pathétique dans tous les morceaux, qui en étaient susceptibles, expressions heureuses, noblesse à la fois et sagesse dans le style, voilà ce qui m'a frappé d'un bout à l'autre de ma lecture. Partout vous occupez, vous fixez l'attention, vous intéressez l'âme ; et l'ouvrage le plus utile est en même temps un ouvrage très agréable. On aime et l'on chérit celui qui voit et discute ainsi nos préjugés et les maux qu'ils nous

causent.

Votre premier discours est une histoire piquante, faite pour ainsi dire sur des matériaux qui n'existent pas, mais à qui vous donnez, en les créant, toute la vraisemblance qui représente à nos yeux la vérité. Vous ralliez l'histoire d'une opinion à celle des sentiments naturels de l'homme et à celle des lois et des usages de nos temps barbares, qui ont dû la faire naître. Vous faites parfaitement voir comment elle a dû survivre aux causes mêmes qui l'ont produite, et qui en partie ne subsistent plus. Cette marche heureuse et ce développement pourraient s'appliquer à l'histoire de presque toutes nos opinions et de nos préjugés modernes, qui, nés de l'ignorance, se conservent avec nos lumières, nés dans la barbarie, restent encore dans l'état de civilisation, et offrent chez tous les peuples de l'Europe un mélange bizarre et un con

traste singulier d'usages, de vices, d'erreurs, de vertus, de connaissances et de lois qui se combattent. Nous ressemblons dans notre marche à ce serpent de la fable, qui, avec une seule tête, a pu aisément franchir d'une partie de son corps les buissons qui l'arrêtaient, mais dont les cent queues, pliées et repliées de mille manières, sont restées dans les broussailles, à travers lesquelles elles n'ont pu passer. Il faut le délivrer de cette partie de lui-même, pour qu'il puisse continuer sa route.

Votre second discours prêtait plus à l'éloquence, et vous en avez tiré un grand parti. J'aime fort le morceau où vous peignez si bien l'espèce de terreur avec laquelle un jeune homme, rejeté jusqu'alors du sein d'une famille, et qui ne répondait que de lui-même à la société, en retrouvant ou redemandant à la loi des parents, va désormais entrer en partage de tous les hasards de flétrissure et d'infamie, à laquelle un préjugé barbare peut l'associer. Cette idée est belle et vraiment éloquente. Et l'histoire de cette famille malheureuse, dont le crime d'un seul a détruit les vertus, le bonheur et les talents! Et ce jeune homme si intéressant et né pour les vertus, qui, échappé du pied de l'échafaud d'un père, pauvre et orphelin, implore la pitié, est repoussé de toutes parts par l'horreur et le mépris, et dont l'âme dégradée devient féroce, pour se venger d'une société féroce qui le repousse et le rejette hors de son sein! Il est impossible de peindre avec plus de chaleur et de force les effets terribles du préjugé; c'est les mettre en drame et en action, ce qui est bien plus puissant sur les esprits que tous les raisonnements du monde. Jamais la logique n'a déraciné un seul préjugé, ni une opinion populaire: il faut ébranler l'âme et l'imagination, comme vous avez fait.

Je retrouve le même caractère et le même genre de beautés dans plusieurs morceaux du troisième discours, surtout dans celui où vous faites voir comment les lois se sont, pour ainsi dire, rendues les protectrices du préjugé, et se sont associées à lui par la barbarie des supplices. Il y a là une peinture effrayante, et une réclamation bien noble de l'humanité dans la punition même du plus grand des crimes. Ce morceau était difficile et environné d'écueils, et vous avez su les éviter avec beaucoup d'art. Le sentiment qui vous anime vous sert de sauve-garde; et vous couvrez, pour ainsi dire,

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