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LE CAREME IN-PROMPTU.

Sous un ciel toujours rigoureux,

Au sein des flots impétueux,
Non loin de l'armorique plage,
Il est une isle, affreux rivage,
Habitacle marécageux,
Moitié peuplé, moitié sauvage,
Dont les habitants malheureux,
Séparés du reste du monde,
Semblent ne connoître que l'onde,
Et n'être connus que des cieux.
Des nouvelles de la nature
Viennent rarement sur ces bords;
On n'y sait que par aventure,
Et par de très tardifs rapports,
Ce qui se passe sur la terre,
Qui fait la paix, qui fait la guerre,
Qui sont les vivants et les morts.
De cette étrange résidence
Le curé, sans trop d'embarras,
Enseveli dans l'indolence
D'une héréditaire ignorance,
Vit de baptême et de trépas,

Et d'offices qu'il n'entend pas;
Parmi les notables de l'isle
Il est regardé comme habile
Quand il peut dire quelquefois
Le mois de l'an, le jour du mois.
On va penser que j'exagere,

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Et que j'outre le caractere:

Quelle apparence? dira-t-on: « Quelle isle assez abandonnée « Ignore le temps de l'année ?

a

Non, ce trait ne peut être bon
<< Que dans une isle imaginée
<< Par le fabuleux Robinson. »
De grace, censeur incrédule,
Ne jugez point sur ce soupçon.
Un fait narré sans fiction
Va vous enlever ce scrupule:
Il porte la conviction;
Je n'y mettrai que la façon.

Le curé de l'isle susdite

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(N'importe quand advint le cas)
N'avoit point avant les étrennes
Fait apporter de nos climats
De guide-ånes ni d'almanachs,
Pour le guider dans ses antiennes,
Et régler ses petits états.

Il reconnut sa négligence;

Mais trop tard vint la prévoyance.
La saison ne permettoit pas
De faire voile vers la France:
Abandonnée aux noirs frimas
La mer n'étoit plus praticable,
Et l'on n'espéroit les bons vents
Qui rendent l'onde navigable,
Et le continent abordable,
Qu'à la naissance du printemps.
Pendant ces trois mois de tempête
Que faire sans calendrier?
Comment placer les jours de fête ?
Comment les différencier?

Dans une pareille méprise
Quelque autre curé plus savant
N'auroit pu régir son église,
Et peut-être dévotement,
Bravant les fougues de la bise,
Se seroit livré sans remise
Aux périls du moite élément ;
Mais, pour une telle imprudence,
Doué d'un trop bon jugement,
Notre bon prêtre assurément
Chérissoit trop son existence.
C'étoit d'ailleurs un vieux routier,
Qui, s'étant fait une habitude
Des fonctions de son métier,
Officioit sans trop d'étude,

Et qui, dans sa décrépitude,
Dégoisoit psaumes et leçons
Sans y faire tant de façons.
Prenant donc son parti sans peine,
Il annonce le premier mois,
Et recommande par trois fois
A son assistance chrétienne
De ne point finir la semaine
Sans chommer la fête des rois.
Ces premiers points étoient faciles;
Il ne trouva de l'embarras

Qu'en pensant qu'il ne sauroit pas
Où ranger les fêtes mobiles.
Qu'y faire enfin? Peu scrupuleux,
Il décida, ne pouvant mieux,
Que ces fêtes, comme ignorées,
Ne seroient chez lui célébrées
Que quand, au retour du zéphyr,
Lui-même il auroit pu venir
Prendre langue dans nos contrées.
Il crut cet avis selon Dieu:
Ce fut celui de son vicaire,
De Javotte sa ménagere,
Et de son magister Mathieu,
La plus forte tête du lieu.

Ceci posé, janvier se passe; Plus agile encor dans son cours, Février fuit, mars le remplace,

Et l'aquilon régnoit toujours:
Du printemps avec patience
Attendant le prochain retour,
Et sur l'annuelle abstinence
Prétendant cause d'ignorance,
Ou, bonnement et sans détour,
Par faute de réminiscence,
Notre vieux curé chaque jour
Se mettoit sur la conscience
Un chapon de sa basse-cour.
Cependant, poursuit la chronique,
Le carême depuis un mois
Sur tout l'univers catholique
Étendoit ses austeres lois :

L'isle seule, grace au bon homme,
A l'abri des statuts de Rome,
Voyoit ses libres habitants

Vivre en gras pendant tout ce temps.
De vrai, ce n'étoit fine chere;
Mais cependant chaque insulaire,
Mi-paysan et mi-bourgeois,

Pouvoit parer son ordinaire

D'un fin lard flanqué de vieux pois.

A l'exemple du presbytere,

Tous, dans cette erreur salutaire, Soupoient pour nous d'un cœur joyeux, Tandis que nous jeûnions pour eux, Enfin pourtant le froid Borée

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