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Ajouter encor d'autres mœurs;
Mais sur cette légere empreinte
D'un peuple d'ennuyeux causeurs,
Dont j'ai nuancé les couleurs,
Jugez si toute solitude

Qui nous sauve de leurs vains bruits
N'est point l'asile et le pourpris
De l'entiere béatitude?

Que dis-je! est-on seul, après tout,
Lorsque, touché des plaisirs sages,
On s'entretient dans les ouvrages
Des dieux de la lyre et du goût?
Par une illusion charmante,
Que produit la verve brillante
De ces chantres ingénieux,
Eux-mêmes s'offrent à mes yeux,
Non sous ces vêtements funebres,
Non sous ces dehors odieux
Qu'apportent du sein des ténebres
Les fantômes des malheureux,
Quand, vengeurs des crimes célebres,
Ils montent aux terrestres lieux;
Mais sous cette parure aisée,

Sous ces lauriers vainqueurs du sort,
Que les citoyens d'Élysée

Sauvent du souffle de la mort.

Tantôt de l'azur d'un nuage,

Plus brillant que les plus beaux jours,

Je vois sortir l'ombre volage
D'Anacréon, ce tendre sage,
Le Nestor du galant rivage,
Le patriarche des Amours.
Épris de son doux badinage,
Horace accourt à ses accents,
Horace, l'ami du bon sens,
Philosophe sans verbiage,
Et poëte sans fade encens.
Autour de ces ombres aimables,
Couronnés de roses durables,
Chapelle, Chaulieu, Pavillon,
Et la naïve Deshoulieres,
Viennent unir leurs voix légeres,
Et font badiner la raison;
Tandis que le Tasse et Milton,
Pour eux des trompettes guerrieres
Adoucissent le double ton.
Tantôt à ce folâtre groupe

Je vois succéder une troupe

De morts un peu plus sérieux,
Mais non moins charmants à mes yeux:
Je vois Saint-Réal et Montagne
Entre Séneque et Lucien:
Saint-Evremond les accompagne;
Sur la recherche du vrai bien
Je le vois porter la lumiere;

La Rochefoucauld, La Bruyere,

Viennent embellir l'entretien.

Bornant au doux fruit de leurs plumes
Ma bibliotheque et mes vœux,
Je laisse aux savantas poudreux
Ce vaste chaos de volumes
Dont l'erreur et les sots divers
Ont infatué l'univers,

Et qui, sous le nom de science,
Semés et reproduits par-tout,
Immortalisent l'ignorance,
Les mensonges, et le faux goût.
C'est ainsi que, par la présence
De ces morts vainqueurs des destins,
On se console de l'absence,

De l'oubli même des humains.
A l'abri de leurs noirs orages,
Sur la cime de mon rocher,
Je vois à mes pieds les naufrages
Qu'ils vont imprudemment chercher.
Pourquoi dans leur foule importune®
Voudriez-vous me rétablir?

Leur estime ni leur fortune

Ne me causent point un desir.

Pourrois-je, en proie aux soins vulgaires,

Dans la commune illusion,

Offusquer mes propres lumieres

Du bandeau de l'opinion?

Irois-je, adulateur sordide,

Encenser un sot dans l'éclat,
Amuser un Crésus stupide,
Et monseigneuriser un fat;
Sur des espérances frivoles
Adorer avec lâcheté
Ces chimériques fariboles
De grandeur et de dignité;
Et, vil client de la fierté,
A de méprisables idoles
Prostituer la vérité?

Irois-je, par d'indignes brigues,
M'ouvrir des palais fastueux,
Languir dans de folles fatigues,
Ramper à replis tortueux
Dans de puériles intrigues,
Sans oser être vertueux?
De la sublime poésie

Profanant l'aimable harmonie,
Irois-je, par de vains accents,
Chatouiller l'oreille engourdie
De cent ignares importants,
Dont l'ame massive, assoupie
Dans des organes impuissants,
Ou livrée aux fougues des sens,
Ignore les dons du génie,
Et les plaisirs des sentiments?
Irois-je pâlir sur la rime

Dans un siecle insensible aux arts,

Et de ce rien qu'on nomme estime
Affronter les nombreux hasards?
Et d'ailleurs, quand la poésie,
Sortant de la nuit du tombeau,
Reprendroit le sceptre et la vie
Sous quelque Richelieu nouveau,
Pourrois-je au char de l'immortelle
M'enchaîner encor plus long-temps?
Quand j'aurai passé mon printemps
Pourrai-je vivre encor pour elle?
Car enfin au lyrique essor,
Fait pour nos bouillantes années,
Dans de plus solides journées
Voudrois-je me livrer encor?
Persuadé que l'harmonie
Ne verse ses heureux présents
Que sur le matin de la vie,
Et que, sans un peu de folie,
On ne rime plus à trente ans,
Suivrois-je un jour à pas pesants
Ces vieilles muses douairieres,
Ces meres septuagénaires
Du madrigal et des sonnets,
Qui, n'ayant été que poëtes,
Rimaillent encore en lunettes,
Et meurent au bruit des sifflets?
Egaré dans le noir dédale
Où le fantôme de Thémis,

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