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ÉPITRE II.

LES OMBRES.

A M. D. D. N.

DES

Es régions de Sylphirie, De ce séjour aérien

Dont ma douce philosophie

Sait bannir la mélancolie

En rimant quelque aimable rien,
Salut, santé toujours fleurie,
Solitude, et libre entretien
A la république chérie
Dont une tendre rêverie
M'a déja rendu citoyen.
Dans votre épître ingénieuse
Vous prétendez que le pinceau
Qui vous a tracé la CHARTREUSE
N'en a pas fini le tableau,
Et vous m'engagez à décrire
D'un crayon léger et badin
La carte du classique empire,

Et les mœurs du peuple latin.
A la gaîté de nos maximes
Pour ajuster ce grave objet,

Et ne point porter dans mes rimes
La sécheresse du sujet,

Ecartons la muse empesée

Qui, se guindant sur de grands mots, Préside à la prose toisée Des poëtes collégiaux. Je vous ai dépeint l'Élysée Dans le plaisir pur et parfait De mon hermitage secret: Par un contraste assez bizarre, Dans ce nouvel amusement, Je vais vous chanter le Ténare, Non sur un ton triste et pesant; Ennemi des muses plaintives, Jusque sur les fatales rives Je veux rimer en badinant.

Un peuple de jeunes esclaves Dans un silence rigoureux,

Des pleurs, des prisons, des entraves,

Un séjour vaste et ténébreux,
Des cœurs dévoués à la plainte,
Des jours filés par les ennuis,
N'est-ce point la fidele empreinte
Du triste royaume des nuits?
N'en doutez point, ce que la fable

Nous a chanté des sombres bords,
Cette peinture redoutable

Du profond empire des morts,
C'étoit l'image prophétique

Des manoirs que j'offre à vos yeux,
Et l'histoire trop véridique
De leurs habitants malheureux.
Avec l'Erebe et son cortege
Confrontez ces antres divers,
Et dans le portrait d'un college
Vous reconnoîtrez les enfers.
Tel étoit le vrai parallele
Que dans cette derniere nuit
Un songe offroit à mon esprit:
Aminte, je me le rappelle;
Dans ce délire réfléchi

Je croyois vous conduire ici;
Et, si ma mémoire est fidele,
Je vous entretenois ainsi :
Venez, de la docte poussiere
Osez franchir les tourbillons;
Perçons l'infernale carriere
Des scholastiques régions:
Là, comme aux sources du Cocyte,
On ne connoît plus les beaux jours;
Sur cette demeure proscrite
La nuit semble régner toujours:
Là de la charmante nature

On ne trouve plus les beautés;
Les eaux, les fleurs, ni la verdure,
N'ornent point ces lieux détestés;
Les seuls oiseaux d'affreux augure
Y forment des sons redoutés.
Dès l'abord de ce gouffre horrible
Tout nous retrace l'Achéron.
Voyez ce portier inflexible,
Qui, payé pour être terrible,
Et muni d'un cœur de Huron,
Réunit dans son caractere
La triple rigueur de Cerbere,
Et l'ame avare de Caron: .
Ainsi que ces ombres légeres
Qui pour leurs demeures premieres
Formoient des regrets et des vœux,
Les jeunes captifs de ces lieux
Voltigent auprès des barrieres,
Sans pouvoir échapper aux yeux
De ce satellite odieux.

Entrons sous ces voûtes antiques
Et sous les lugubres portiques
De ces tribunaux renommés:
Au lieu de ces voiles funebres
Qui de l'empire des ténebres
Tapissoient les murs enfumés,
D'une longue suite de theses
Contemplez les vils monuments,

Archives de doctes fadaises,
Supplice éternel du bon sens.
A la place des Tisiphones,

Des Sphinx, des Larves, des Gorgones,
Qui du Styx étoient les bourreaux,
J'apperçois des tyrans nouveaux,
L'hyperbole aux longues échasses,
La catachrese aux doubles faces,
Les logogriphes effrayants,
L'impitoyable syllogisme,
Que suit le ténébreux sophisme,
Avec les ennuis dévorants.
Quelle inexorable Mégere
Ici rassemble avant le temps
Ces mânes jeunes et tremblants,
Et ravis au sein de leur mere!
Sur leurs déplorables destins,
Dans des lieux voués au șilence,
Voyez de pâles souverains
Exercer leur triste puissance;
Un sceptre noir arme leurs mains:
Ainsi Rhadamante aux traits sombres,
Balançant l'urne de la mort,

Sur le peuple muet des ombres
Prononçoit les arrêts du sort.
Mais quelles alarmes soudaines!
D'où partent ces longues clameurs?
Pourquoi ces prisons et ces chaînes?

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