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que la liaison générale d'une nature commune. Enfin lorsque le genre humain se fut considérablement multiplié, l'expérience qu'on fit des incommodités qu'il y avait à vivre chacun en particulier, obligea ceux qui étaient voisins à se ranger peu à peu sous un même gouvernement, pour composer de petites sociétés, dont plusieurs S'étant ensuite réunies, ou par un consendement mutuel ou par un effet de violence, en formèrent de plus grandes. Ces sortes de sociétés n'étant unies les unes avec les autres que par le lien de la nature humaine, commun à tous ceux qui les composent, sont encore aujourd'hui sans contredit dans l'état de nature dont nous allons montrer premièrement les droits et ensuite les incommodités ordinaires.

Le principal droit de l'état de nature, c'est une entière indépendance de tout autre que de Dieu; à cause de quoi on donne à cet état le nom de liberté naturelle, en tant que l'on conçoit chacun comme maître de soi-même, et ne relevant de l'empire d'aucun homime, tant qu'il n'y a pas été assujetti, que chacun est regardé comme égal à tout autre dont il n'est ni sujet ui maitre.

«L'homme ayant donc naturellement les lumières de la raison, à la faveur desquelles il peut se conduire, quiconque vit dans l'état de nature n'est point tenu de régler ses actions sur le jugement ou la volonté d'aucun autre homme; mais il peut faire tout ce qu'il veut et tout ce qu'il juge lui-même conforme à la droite raison. Or comme une inclination dominante, qui lui est commune avec tous les animaux, le porte invinciblement à chercher toutes les voies imaginables à se conserver, et à éloigner, au contraire, tout ce qui lui paraît capable de détruire, il peut par conséquent dans cet état-là, décider en dernier ressort si tels ou tels moyens sont propres ou non à la conservation de sa vie ou de ses membres. Car, quand même il prendrait son conseil d'autrui, il lui est toujours libre d'examiner ce qu'on lui conseille, et de le suivre ou non, comme il le juge à propos. Bien entendu que, pour se conduire comme il faut, il ne doit jamais s'écarter des maximes de la droite raison et de la loi naturelle.

Mais quelque agréablement que flatte cette idée d'indépendance qui est attachée à l'état de nature, il ne laisse pas d'avoir plusieurs incommodités pour ceux qui sont hors de toute société civile, soit que l'on conçoive chaque homme en particulier vivant dans une entière solitude, et n'ayant d'autre ressource qu'en lui-même, de quoi nous avons parlé ailleurs, soit que l'on considère la vie des anciens pères de fainille; car quoique les membres de ces familles séparées ou indépendantes pussent avoir un peu plus de commodités, cela n'était nullement comparable avec les avanlages de la société civile; non pas tant er ce qui coucerne les besoins de la vie,

auxquels une famille seule aurait assez trouvé le moyen de pourvoir passablement dans un temps on les passions ne les avaient pas encore multipliés à l'infini: que par rapport à la sûreté, qui est beaucoup plus grande dans l'état civil que dans l'état de nature. Car, pour dire la chose en peu de mots, dans l'état de la liberté naturelle chacun n'a que ses propres forces pour se défendre; au lieu que, dans une société civile, on a, outre cela, les forces de tous les autres. Dans l'état de nature, personne ne saurait être assuré de jouir des fruits de son industrie dans une société civile, chacun peut s'en promettre la jouissance paisible. Dans l'état de nature, on ne trouve que passions qui règnent en liberté, que guerres, que craintes, que pauvreté, que solitude, qu'horreur, que barbarie, qu'i gnorance, que féocité dans une société civile, en voit régner la raison, la paix, la sûreté, les richesses, l'ordre, la beauté, la douceur du commerce, la politesse, les sciences, l'amitié,

a Bien plus; la paix même de l'état de nature est assez faible et assez mal assurée entre ceux qui d'ailleurs font partie de quelque société civile. Car quoique la nature même ait établi entre tous les hommes une espèce de parenté, en vertu de laquelle on ne peut sans crime faire du mal à personne, et on doit au contraire rendre service à chacun autant qu'il dépend de nous; ce motif néanmoins ne fait guère d'impression pour l'ordinaire sur ceux qui vivent, les uns par rapport aux autres dans l'indépendance de l'état de nature. De sorte que si l'on ne doit pas réputer pour ennemi tout homme qui n'est pas du nombre de nos concitoyens, on peut du moins le regarder comme un ami sur qui il ne faut pas trop compter. La raison en est, que les hommes ont non-seulement beaucoup de force et de moyens pour se nuire les uns aux autres, mais encore qu'ils s'y portent très-souvent par divers motifs. Aussi, voit-on ordinairement entre ceux qui vivent dans l'état de nature, des soupçons presque perpétuels, défiances réciproques, un désir extrême de se prévenir et de se détruire les uns les auties, une avidité insatiable qui fait qu'on cherche incessamment à s'aggrandir sur les ruines d'autrui. Comme donc un honnête homine doit se contenter de son bien, et ne point envahir celui d'autrui, ni attaquer personne sans un juste sujet : d'autre côté, une personne prudente et qui a à cœur sa propre conservation, doit bien tenir tous les hommes pour amis, mais en se souvenant toujours qu'ils peuvent devenir ses ennemis et par conséquent entretenir la paix avec tous, comme si cette paix devan bientôt se changer en guerre. Au milieu de la plus profonde paix, il est bon de penser à tout ce qui est nécessaire pour la guerre; c'est une maxime de la bonne politique.

Lorsqu'il survient quelque différend entre ceux qui vivent dans l'état de nature, ou parce que l'un a offensé l'autre ou parcs

ceux qui lui doivent quelque chose ne veulent pas le satisfaire de bonne grâce.

DES SCIENCES POLITIQUES. qu'on ne s'acquitte pas de ce à quoi on s'est engagé envers quelqu'un, ou parce qu'on a quelque autre chose à démêler ensemble; il n'y a personne qui puisse prononcer la dessus avec autorité, et contraindre celui qui a tort à faire satisfaction, ou à tenir sa parole, comme cela a lieu dans une société civile ou l'on peut implorer le secours d'un juge commun. Cependant, la loi naturelle ne permettant pas d'en venir d'abord aux armes, quelque assuré que l'on soit de la justice de sa cause, il faut voir auparavant s'il n'y a pas moyen de terminer le différend par quelque voie de douceur, comme par une conférence ou un accommodement à l'amiable avec sa partie, ou par un compromis absolu, qui remette entièrement la décision de l'affaire à des arbitres.

. Ces arbitres doivent agir avec une enfière impartialité, et ne rien donner à la faveur ni à la haine, mais prononcer uniquement selon le droit et l'équité. De là vient qu'on ne prend pas un homme pour arbitre dans une affaire ou il a lieu d'espérer, en donnant gain de cause à l'une des parties, quelque avantage ou quelque gloire qui ne lui reviendrait pas s'il prononçait en faveur de l'autre en un mot, toutes les fois qu'il a quelque intérêt particulier que l'une ou l'autre partie demeure victorieuse. Il ne doit pas non plus y avoir entre l'arbitre et les parties quelque convention ou quelque promesse, en vertu de laquelle il soit engagé à prononcer en faveur de l'une des parties, soit qu'elle ait raison ou tort.

Lorsqu'il s'agit d'un fait, dont les arbitres ne peuvent s'éclaircir ni par l'aveu commun des parties, ni par les pièces et des actes authentiques, ni par des raisons ou des indices incontestables; il faut voir s'il n'y a pas quelques témoins qui déposent là-dessus. Ces témoins sont tenus de dire exactement la vérité et par les maximes de la loi naturelle, et par la sainteté du serment qu'on exige d'eux pour l'ordinaire. Cependant le plus sûr est de ne pas recevoir à déposition ceux qui ont envers l'un ou l'autre des partis des sentiments qui pourraient les porter à sacrifier leur conscience à la faveur, à la haine, à un désir de vengeance, à quelque autre passion violente, ou même aux liaisons étroites du sang ou de l'amitié; car tout le monde n'a pas assez de force pour résister à de telles tentations.

Quelquefois aussi les différends se terminent par l'interposition et la médiation d'amis communs, dont les soins à cet égard passent avec raison pour un des meilleurs ollices, et qui méritent qu'on ait tous les égards et toute la reconnaissance possible pour ceux qui veulent bien s'en

meler.

Au reste, dans l'état de nature, chacun se fait raison lui-même, lorsque l'autre partie refuse de se soumettre à l'accommodement conclu et arrêté, ou à la sentence des arbitres; en un mot, toutes les fois que

« Des motifs qui ont porté les hommes à former des sociétés civiles. Il semble qu'il n'y a point de commodités ni d'agréments que l'on ne puisse trouver dans la pratique des devoirs dont nous avons traité jusqu'ici, et dans les trois états accessoires dont nous venons d'expliquer la nature et les engagements réciproques. Cependant, les hommes ne se contentant pas de ces petites sociétés, presque aussi anciennes que le genre humain, formèrent dans la suite des corps po. litiques, ou des sociétés civiles auxquelles on donne le nom d'Etat par excellence, et dont il nous reste à parler présentement.

« Il faut donc rechercher ici d'abord ce qui peut avoir porté les hommes, auparavant dispersés en familles et indépendantes les unes des autres, à se joindre plusieurs ensemble sous un même gouvernement pour composer un Etat. Car cela nous mènera à connaître distinctement la nature et l'étendue des devoirs de la vie civile, ou de ce que les hommes se doivent les uns aux autres en tant que membres d'une même société politique.

«La plupart des savants cherchent la raison de cet établissement salutaire dans un penchant naturel de l'homme pour la société civile où il trouve, disent-ils, de si grands charmes, qu'il ne veut ni re peut vivre sans quelque chose de semblable. Mais l'homme étant un animal qui sans contredit s'aime lui-même et ses propres intérêts préférablement à toute autre chose; il faut que ceux qui entrent de leur pur mouvement dans une société civile se proposent quelque avantage qu'ils ne trouveraient pas dans l'indépendance de l'état de nature. J'avoue que l'homme serait le plus misérable de tous les animaux s'il vivait hors de tout commerce avec ses semblables. Mais les sociétés primitives, dont nous avons parlé, et la pratique des devoirs de l'humanité, ou de ceux qui sont fondés sur quelque convention, lui procuraient abondamment de quoi satisfaire à ses besoins et à ses désirs naturels. Ainsi, de cela seul que l'homme est fait pour la société, et qu'il la recherche naturellement, il ne s'ensuit pas que la nature par elle-même le porte précisément à former des sociétés civiles.

Pour rendre la chose plus sensible et plus évidente, il faut considérer, premièrement, le changement de condition qui arrive à ceux qui entrent dans une société civile; ensuite les dispositions d'un bon citoyen; et enfin, les obstacles que l'on remarque dans le naturel des hommes qui les empêchent d'entrer dans ces sentiments, et qui sont contraires à la constitution et au but de la vie civile.

« 1° Du moment que I on entre dans une société civile, on se dépouille de la liberté naturelle, et l'on se soumet à une autorité souveraine ou à un gouvernement qui renferme le droit de vie et de mort sur les sujets, et qui les oblige à faire bien des choses

pour lesquelles ils ont de la répugnance ou à n'en pas faire qu'ils souhaitent extrêmement. La plupart des actions d'un citoyen doivent aussi être rapportées au bien de l'Etat, qui semble souvent ne pas s'accorder avec celui des particuliers. Or l'homme naturellement aime fort l'indépendance: rien ne lui est plus doux que de faire tout à fait sa fantaisie, chercher toujours son propre intérêt, sans se mettre fort en peine de l'avantage d'autrui et il sacrifie aisément le dernier à l'autre.

« 2° Un animal véritablement propre à la société civile ou un bon citoyen, c'est celui qui obéit promptement et de bon cœur aux ordres de son souverain; qui travaille de toutes ses forces à l'avancement du bien public et le préfère sans balancer à son intérêt particulier: qui même ne regarde rien comme avantageux pour lui, s'il ne l'est aussi pour le public; qui enfin se montre commode et obligeant envers ses concitoyens. Or, il y a peu de gens qui aient quelque disposition à ces sentiments désintéressés. La plupart ne sont retenus en quelque manière que par la crainte des peines; et plusieurs demeurent toute leur vie mauvais citoyens, animaux insociables, membres vicieux d'un Etat.

« 3 Enfin, il n'est point d'animal naturellement plus dangereux et plus indomptable que l'homme, ni enclin à plus de vices capables de troubler la société; jusque-là qu'il se plaît à exercer sa fureur contre ses semblables, et que la plupart des maux auxquels la vie humaine est sujette, viennent manifestement de l'homme même.

«De tout cela je conclus, que la véritable et la principale raison pourquoi les anciens pères de famille renoncèrent à l'indépendance de l'état de nature pour établir des sociétés civiles, c'est qu'ils voulaient se mettre à couvert des maux que l'on a à craindre les uns des autres. Car, comme après Dieu, il n'y a rien dont les hommes puissent attendre plus de bien que de leurs semblables; il n'y a rien aussi qui puisse causer plus de mal à l'homme, que l'homme même, et c'est ce qui se trouve bien exprimé dans ce proverbe, où l'on voit en même temps l'usage et la nécessité des socités civiles : Sil n'y avait point de justice, on se mangerait les uns les autres.

« L'ordre des gouvernements civils ayant procuré aux hommes plus de sûreté contre les efforts de leur malice ordinaire, qu'ils ne pouvaient en avoir dans leur état primitif d'indépendance; il est arrivé delà par une suite naturelle, que l'on a eu aussi occasion d'éprouver plus abondamment les biens que les hommes sont capables de se faire les uns aux autres, comme d'avoir une meilleure éducation, et de mener une vie accompagnée de mille douceurs et de mille commodités, que l'on n'aurait pas connues sans l'invention ou la perfection de divers arts, dont on est redevable à l'établissement des corps politiques.

« On se convaincra encore mieux de la

nécessité de cet établissement par la raison que je viens de dire, si l'on fait réflexion que toute autre voie n'aurait pas été assez efficace pour réprimer la malice humaine.

«La loi naturelle défend à la vérité les moindres injures et les moindres injustices, mais les impressions de cette loi ne sont pas toutes seules assez fortes pour faire que les hommes puissent vivre bien en sûreté dans l'indépendance de l'état de nature. Il se trouve, je l'avoue, des honnêtes gens d'une si grande retenue, qu'ils ne vondraient pour rien du monde faire le moindre tort à personne, quand même ils seraient sûrs de l'impunité. Il y en a aussi plusieurs qui, sans aucun motif de vertu, répriment leurs passions en quelque manière, et.s abstiennent d'insulter les autres par la crainte du mal qu'ils pourraient s'attirer par là à eux-mêmes. Mais ne voit-on pas au contraire une infinité de personnes hardies ei insolentes qui comptent pour rien le dro et la justice, et qui foulent aux pieds ses devoirs les plus sacrés, toutes les fois qu'elles croient trouver du profit à les vio ler, et qu'elles se sentent assez de force ou d'adresse pour se moquer de ceux à qui il leur prend envie de faire du mal ou en leurs biens, ou en leur personne? De sorte que si l'on ne veut se trahir soi-même, il faut chercher le moyen de se précautionuer contre les entreprises de ces gens-là. Or il n'y a rien qui soit généralement plus propre à nous rassurer ici que l'établissement des gouvernements civils. Car si, par exempe, quelques personnes s'engageaient à se secourir les unes les autres, aucune d'elles ne pourrait compter sûrement la dessus, tant qu'il n'y aurait qu'une simple promesse qui uuft leurs sentiments et leurs volontés, et qui portât les confédérés à tenir inviola blement leur parole.

« La crainte d'une Divinité, et les sentiments naturels de la conscience, forment à la vérité dans le cœur des homines une as sez forte persuasion des peines qu'ont à appréhender ceux qui font du tort à autra au mépris de la loi naturelle qui le défend. Mais ce n'est pas nou plus un frein capable de tenir en bride toutes sortes de gens. Car l'éducation et la coutume étouffent dans l'esprit de plusieurs les lumières les plus pures de la raison de sorte que, tout occu pés du présent ils ne pensent presque point à l'avenir, et uniquement touchés de ce qui frappe leurs sens ils ne portent guère leur vue plus haut. D'ailleurs comme la ven geance divine marche d'ordinaire fort lentement, et agit même par des voies imperceptibles; cela donne lieu aux personnes qui ont l'esprit et le cœur mal fait, de rap porterà d'autres causes les maux qui fondent sur les scélérats et sur les impies; d'autant plus que souvent les méchants regorgent des biens en quoi le vulgaire fait consister la félicité. Ajoutez à cela, que les mouve ments de la conscience qui précèdent le crime, sont moins vifs que les remords qui viennent après, c'est-à-dire lorsqu'il n'est

plus temps, car il est impossible que ce qui a été une fois fait, ne l'ait pas été. Mais dans les sociétés civiles, ou à tout prêt un moyen sensible et très-proportionné à la nature des hommes, pour réprimer leur malice, et pour empêcher l'effet des mauvais désirs qu'elle leur inspire.

« De la constitution essentielle des Etats. Voyons maintenant, de quelle manière se forment les sociétés civiles et quelle est la structure de cet édifice merveilleux.

Il est certain d'abord, qu'une personne seule ne saurait se mettre bien à couvert des dangers où l'on est exposé de la part d'autrui quand même elle se retrancherait dans quelque endroit bien fortifié, ou qu'elle aurait fait provision de bonnes armes, ou qu'elle dresserait quelques bêtes à lui servir de défense. Tout cela ne fournirait pas, à beaucoup près, un secours aussi commode, aussi prompt et aussi puissant, que celui qu'on peut tirer des autres hommes. Voici en quoi consite ce secours:

« Comme les forces de chacun sont bornées à une certaine sphère d'activité qui ne s'étend pas fort loin, il est nécessaire, avant toutes choses, que ceux qui veulent s'entre secourir, se joignent ensemble dans un même lieu pour être à portée d'accourir au besoin, et d'agir de concert contre un enDemi qui viendrait les insulter.

a Deux ou trois personnes ne suffiraient pourtant pas pour se procurer mutuellement un tel secours. Car, en ce cas-là, un petit nombre de gens ligués pour les attaquer, pourraient se promettre une victoire certaine; de sorte que l'espérance du succès et de l'impunité rendrait entreprenant les scélérats, qui trouveraient aisément assez de compagnons pour exécuter leurs mauvais desseins. Il faut donc que ceux qui veulent s'unir pour leur défense mutuelle, forment une multitude considérable, en sorte qu'un ennemi n'acquière pas sur eux un grand avantage par la jonction de quelque pen de gens qui lui prêteraient main forte.

Ceux qui entrent dans une société de cette nature, doivent encore convenir des moyens dont on se servira pour parvenir au but de la confédération. Car, quelque grand que soit le nombre des confédérés, si chacun suivait son jugement particulier dans la manière de travailler à la défense commune, on n'avancerait à rien, et on ne ferait que s'embarrasser les uns les autres, par les mesures différentes et souvent opposées que l'on prendrait. On pourrait bien pour un temps agir de concert par l'effet de quelque passion qui en certaines occasions animerait les esprits uniformément. Mais ce feu une fois éteint, l'inconstance et la légèreté naturelle à l'homme, rompraient bientôt la concorde.

« Une simple convention ne l'entretiendrait pas non plus longtemps. Il faut outre cela quelque frein puissant, capable de relenir toute sorte d'esprits; et ce frein com

un ne peut être qu'une crainte assez forte wur dompter le désir que chacun des

membres pourrait avoir, d'agir pour son intérêt particulier, d'une manière opposée au bien public.

« Pour mieux comprendre la nature et la nécessité de cet acte accord, soutenu d'un motif de crainte, il faut remarquer, qu'il y a dans les hommes, faits comme ils sont ordinairement, deux grands obstacles, qui sont cause que plusieurs personnes indépendantes les unes des autres ne peuvent guère agir longtemps de concert pour une mêine fin. Le premier est la diversité prodigieuse d'inclinations et de sentiments, accompagnée pour l'ordinaire d'un grand défaut de pénétration, qui empêche la plupart des gens de discerner ce qui est le plus avantageux pour le but que l'on se propose en commun; et d'un opiniâtreté extrême à soutenir le parti, bon ou mauvais, qu'on a une fois embrassé, pour si légèrement que ce soit. L'autre obstacle est la répugnance qu'on a à faire ce qui est avantageux à la société, et la nonchalance avec laquelle on s'y porte, tant qu'il n'y a point de force supérieure qui puisse contraindre ceux qui cherchent à se dispenser de leur devoir. On remédie au premier de ces inconvénients en unissant pour toujours les volontés de tous les membres de la société et le moyen de prévenir l'autre, c'est d'établir un pouvoir supérieur armé des forces de tout ce corps à la faveur desquelles celui qui est revêtu de ce pouvoir, soit en état de faire souffrir un mal présent et sensible à quiconque osera agir contre l'utilité commune, ou refusera de s'y conformer.

« L'union des volontés de plusieurs personues ne saurait se faire que par un engagement où chacun entre, de soumettre désormais sa volonté particulière à la volonté d'une seule personne, ou d'une assemblée composée d'un certain nombre de gens; en sorte que toutes les résolutions de cette personne ou de cette assemblée au sujet des choses qui concernent la sûreté et l'utilité commune soient regardées comme la volonté positive de tous en général et de chacun en particulier.

« Pour ce qui est de l'union des forces, d'où résulte ce pouvoir supérieur qui doit tenir en crainte tous les membres de la société; elle se fait aussi, lorsque tous en général, et chacun en particulier s'engagent à faire usage de leurs propres forces de la manière qu'il leur sera prescrit par la personne ou par l'assemblée, à laquelle ils en ont laissé, d'un commun accord la direction souveraine.

Du moment que cette union de volonté et de forces est ainsi faite, elle produit le corps politique, que l'on appelle un Etat, et qui est la plus puissante de toutes les sociétés. Voyons plus en détail de quelle manière cela se fait.

« Dans la formation régulière de tout Etat, il faut nécessairement deux conventions, et une ordonnance générale.

«En effet, lorsqu'une multitude renonce à l'indépendance de l'état de nature, pour

former une société civile, chacun s'engage d'abord avec tous les autres, à se joindre ensemble pour toujours en un seul corps, et à régler d'un commun consentement ce qui regarde leur conservation et leur sûreté commune. Tous en général, et chacun en particulier, doivent entrer dans cet engagement primitif; et ceux qui n'y ont au cune part demeurent hors de la société naissante.

« Il faut ensuite faire une ordonnance générale, par laquelle on établisse la forme du gouvernement; sans quoi il n'y aurait pas moyen de prendre aucunes mesures fixes pour travailler utilement et de concert à la sûreté commure.

« Enfin, il doit y avoir encore une autre convention, par laquelle, après qu'on a choisi une ou plusieurs personnes, à qui J'on confère le pouvoir de gouverner la société, ceux qui sont revêtus de cette autorité suprême s'engagent à veiller avec soin à la sûreté et à l'utilité commune, et les autres, en même temps, leur promettent une fidèle obéissance; ce qui renferme une soumission des forces et des volontés de chacun, autant que le demande le bien public, à la volonté du chef ou des chefs élus. Lorsque cet accord est une fois bien conclu et arrêté, et qu'on se met en devoir de l'exécuter, il ne manque plus rien de ce qui est nécessaire pour constituer un gouvernement parfait et un Etat régulier.

« L'Etat ainsi formé se conçoit sous l'idée d'une seule personne, distincte de tous les particuliers, et qui a son nom, ses droits ct ses biens propres, auxquels ni chaque citoyen, ni plusieurs, ni même tous enseinble, ne sauraient rien prétendre, mais seulement le souverain. Pour donner donc une définition exacte de l'Etat, il faut dire que c'est une personne morale composée, dont Ja volonté formée par l'assemblage des volontés de plusieurs, réunies en vertu de leurs conventions, est réputée la volonté de tous généralement, et autorisée, par cette raison, à se servir des forces et des facultés de chaque particulier, pour procurer la paix et la sûreté communes.

«La volonté de l'Etat, qui est le principe des actions appelées publiques, parce qu'on les attribue à tout le corps, réside, comme nous l'avons déjà dit, ou dans une seule personne, ou dans une assemblée, selon les différentes formes de gouvernement. Lorsque le pouvoir souverain est entre les mains d'un seul, l'Etat est censé vouloir tout ce que cette personne-là, que l'on suppose dans son bon sens, a fait ou résolu en matière des choses qui se rapportent au but naturel des sociétés civiles.

Mais lorsque le pouvoir souverain réside dans une assemblée composée de plusieurs personnes, dont chacune conserve d'ailleurs sa volonté particulière, ce qui a été conclu et résolu à la pluralité des voix passe pour la volonté de l'Etat, à moins qu'on n'ait expressément réglé combien il faudra de voix réunies en un même senti

ment pour représenter la volonté de tout le corps. Si le nombre des suffrages est égal de part et d'autre, il n'y a point alors de dé. libération prise, et ainsi l'affaire demeure toujours dans le même état. Que s'il se trouve plus de deux avis dans l'assemblée, il faut donner la préférence à celui qui a le plus de voix que chacun des autres, pourvu qu'il en ait autant qu'il en faut, selon les statuts et les lois fondamentales de l'Etat pour représenter la volonté de tout le corps,

« L'Etat étant formé de la manière que je viens de le décrire, le souverain s'appelle ou monarque, ou sénat, ou peuple, selon que le gouvernement est entre les mains d'une personne ou de plusieurs; tous les autres sont sujets, ou citoyens, en prenant ce dernier terme dans un sens étendu ; je dis dans un sens étendu : car quelques-uns le restreignent à ceux qui, par leur union et leurs conventions, ont fondé l'Etat, ou leurs successeurs de père en fils, c'est-à-dire aux chefs de famille.

De plus, il y a des citoyens que l'on ap pelle originaires, ou naturels du pays, tels que sont ceux dont nous venons de parler. Mais il y en a d'autres que nous pouvons appeler naturalisés, qui viennent d'ailleurs dans un Etat déjà tout formé, pour s'y éta blir et y jouir des mêmes droits et priviléges que les naturels du pays.

« Pour que ceux qui ne sont dans le pays que pour y demeurer quelque temps, quoique pendant ce temps-là ils soient soumis aux lois et au gouvernement établi, ils ne sont pas regardes comme citoyens, mais on les appelle simplement étrangers ou babi

tants.

« Au reste, la manière dont j'ai exposé l'origine des sociétés civiles n'empêche pas qu'on ne puisse dire, en un fort bon sens, que tout gouvernement civil vient de Dieu, et que les puissances sont établies par le Roi des rois. Car, depuis la multiplication du genre humain, les hommes auraient me né une vie pleine de troubles et de désordres affreux sans un établissement comme celuilà, qui sert merveilleusement bien à faire observer la loi naturelle, dont, hors de là, on n'aurait vu presque aucune trace dans la conduite d'une infinité de gens. Dieu done qui veut, sans contredit, que tous les hommes observent cette loi, est censé avoir ordonné au genre humain, par les lumières de la raison, d'établir des sociétés civiles qui étaient si nécessaires, el, par conséquent, un pouvoir souverain qui en est l'âme autrement il voudrait une fin sars vouloir en même temps les moyens. Aussi voyons-nous que, dans l'Ecriture sainte, # approuve formellement l'ordre du gouver nement civil, et qu'il le fait regarder comme sacré par des lois expresses, s'en déclarant lui-même le protecteur d'une façon singu lière.

« Des parties de la souveraineté en général. - Pour découvrir maintenant l'origine et le nombre des partis de la souveraineté. comme aussi des différentes manières dont

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