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modestie de la femme à laquelle elle faisait, par une circonstance si étrange, les honneurs de sa maison.

III.

Pendant que la scène que nous avons racontée, toute de sentiment et de vérité, se passait dans la chambre de Maurice entre le malade et les trois femmes, une scène toute de raillerie et de mensonge se passait au salon, entre M. de Montgiroux et les deux jeunes gens.

Le pair de France, jaloux et craintif malgré lui par la seule influence de son âge et de son expérience, savait par Mme d'Aulnay, son amie toute dévouée, comme nous l'avons vu, que les deux jeunes gens étaient de ceux qui se montraient les plus assidus près de sa belle maîtresse. Fernande, d'ailleurs, ne cachant rien, par la raison qu'elle n'avait rien à cacher, sortait avec eux, les recevait dans sa loge, et les traitait avec cette intimité dont les amans sont toujours jaloux, et qui au contraire devrait bien moins les inquiéter que la réserve. Le comte était donc bien aise de s'assurer par lui-même du degré d'intimité où MM. de Rieulle et de Vaux en étaient arrivés avec Fernande. La circonstance était favorable; il doutait tout en voulant croire, il croyait tout en voulant douter. S'il n'y a rien de plus incompréhensible que le cœur d'une jeune femme, il n'y a rien de plus facile à comprendre que le cœur d'un homme déjà vieux; la défiance et la crédulité s'y livrent un combat perpétuel pour le compte de sa vanité. Dans le milieu social où vivait M. de Montgiroux, la vanité joue un rôle si grave et si important; que bien souvent on la prend pour de l'amour, sans songer que, comme tout sentiment émané du cœur, l'amour est trop respectable pour être aussi commun qu'on le croit.

L'homme d'état, après avoir un instant réfléchi de quelle façon il entrerait en matière, par suite de ses habitudes parlementaires sans doute, commença donc l'investigation par des reproches, gourmandant d'un ton sérieux et protecteur les deux jeunes gens d'avoir introduit près de deux femmes aussi respectables que l'étaient M" de Barthèle et sa nièce une femme sur laquelle on répandait tant de mauvais bruits, qu'on accusait d'être plus qu'inconséquente, et qui ne pouvait manquer, par sa légèreté et son ignorance des usages du monde, où sans doute elle n'avait jamais été reçue, de causer quel

que scandale dans la maison où l'on avait eu l'imprudence de la recevoir.

Malheureusement la tactique du parlementaire, excellente en toute autre occasion, devait échouer en cette circonstance par l'espèce de soupçon qu'avaient conçu les deux jeunes gens sur l'intimité secrète du comte de Montgiroux avec Fernande, et sur l'intérêt qu'il pouvait avoir dans ce cas de connaître la vérité. Aussi, par un rapide coup d'œil échangé entre eux, le projet fut-il arrêté de tourmenter de compte à demi l'amant émérite qui prétendait exercer despotiquement les avantages de sa position d'homme riche. Tous deux, au reste, inquiétaient M. de Montgiroux à un degré égal, Fabien de Rieulle par ses airs d'ancien amant, Léon de Vaux par ses prétentions à devenir un amant nouveau. Cependant, comme on le comprend, la guerre devait être plus vive de la part de Léon de Vaux, qui n'avait rien à ménager dans la maison de Mme de Barthèle, et qui de plus était excité par la jalousie, que du côté de Fabien de Rieulle, qui, dans ses projets sur Clotilde, tenait à ne point se faire d'ennemis autour de la jeune femme.

Ce fut donc Léon de Vaux qui ramassa le gant et qui répondit à l'improvisation accusatrice de M. de Montgiroux.

Permettez-moi, monsieur le comte, dit-il, se posant en défenseur de l'innocence, permettez-moi de combattre les préventions que vous avez conçues contre Mme Ducoudray.

-Mine Ducoudray, Mme Ducoudray, reprit M. de Montgiroux avec une impatience qu'il ne put réprimer; vous savez bien que cette personne ne se nomme pas Mme Ducoudray.

-Oui, je le sais bien, reprit Léon, puisque c'est un nom de circonstance que nous lui avons donné pour cette solennelle occasion; mais qu'elle s'appelle ou qu'elle ne s'appelle pas ainsi, il n'en est pas moins vrai que c'est une femme charmante, et que, comme toutes les femmes charmantes, on calomnie; voilà tout.

-On calomnie, on calomnie, reprit le pair de France; et pourquoi calomnierait-on cette dame, voyons?

- Pourquoi l'on calomnie? vous, homme politique, vous demandez cela? On calomnie parce qu'on calomnie, voilà tout. Au reste, ne connaissez-vous donc pas Fernande?

Comment l'entendez-vous? demanda le pair de France.

Mais je demande si vous ne connaissez pas Fernande comme on la connaît, comme Fabien et moi la connaissons, pour avoir été chez elle, pour avoir été reçu dans sa loge, pour avoir été admis à ses

soupers? Vous savez que ses soupers sont cités comme les plus amusans de Paris?

-Oui, je sais tout cela; mais je ne connais pas Mme Ducoudray. - Pardon; vous me faisiez observer vous-même tout à l'heure que cette dame ne se nommait point Mme Ducoudray,

-C'était pour ne pas dire..... Le comte de Montgiroux s'arrêta tout embarrassé.

- Pour ne pas dire Fernande. Mais tout le monde l'appelle ainsi. Vous savez, c'est un des priviléges de la célébrité que d'entendre répéter son nom sans accompagnement aucun. Or, Fernande est une des célébrités fashionables de Paris par sa beauté et son esprit, par sa finesse et son aplomb, par sa coquetterie et son ingénuité. Oui, oui, tous tant que nous sommes, qui nous croyons bien fins ou bien forts, nos ruses les mieux conçues ne sont que des tours d'écoliers, comparées aux siennes. Elle a l'art sublime de donner à ses petits mensonges un air adorable de vérité. Enfin, ses tromperies sont combinées de telle façon qu'on les prend parfois pour des actes de dévouement. Et vous ne voulez pas que l'on calomnie une femme si supérieure? Allons done! monsieur le comte. Mais je croirais manquer à ce que je lui dois si je ne la calomniais pas de temps en temps moi-même.

M. de Montgiroux était au supplice. Fabien s'en aperçut, et vint traîtreusement à son secours.

- Allons donc, Léon, dit-il d'un ton grave, c'est mal, ce que tu fais là, et cette légèreté n'est pas de mise, surtout au moment où Fernande consent, par notre entremise, à rendre à Me de Barthèle un de ces services signalés que lui refuserait certainement une femme du monde; car, ajouta-t-il, ce pauvre Maurice mourait tout bonnement d'amour pour elle, et personne ici n'en peut plus douter.

D'amour, d'amour..., murmura M. de Montgiroux.

-Oh! cela, monsieur le comte, reprit Fabien avec la plus grande gravité, cela, c'est la vérité pure. Maintenant Fernande partaget-elle cette passion? et une cause quelconque la lui a-t-elle fait refouler dans le fond de son cœur, cet abîme où les femmes cachent tant de choses? voilà le problème. M. de Montgiroux, qui a une grande expérience du monde, et qui passe surtout pour avoir une profonde connaissance des femmes, va nous aider à le résoudre.

Nullement, messieurs, répondit le comte; il y a long-temps que je ne m'occupe plus de pareilles questions.

Les questions qui intéressent l'humanité, monsieur le comte, sont dignes d'être examinées par les plus hauts esprits.

Mon cher Fabien, je te préviens que tu nous mènes droit aux abstractions philosophiques, tandis qu'au contraire il est question des plus matérielles réalités. M. le comte de Montgiroux accusait tout à l'heure Fernande d'être légère, inconséquente, coquette, inconvenante; il craignait que sa manière de se conduire ici ne fit scandale: il disait... il disait bien autre chose encore... vous donc, monsieur le comte?

que disiez

- Ce que je disais n'a aucune valeur, monsieur, puisque je ne connais pas Mme Ducoudray.

-Mme Ducoudray! allons, c'est vous qui y tenez maintenant, reprit Léon de Vaux.

J'y tiens parce que j'ai réfléchi, reprit le vieillard en composant son visage comme s'il eût été en cour de justice; j'y tiens parce qu'il est convenable que, tant que cette jeune dame restera ici, elle porte un nom qui ressemble à un nom de femme, et non un prénom... - Qui ressemble à un nom de fille, reprit gravement Fabien. M. le comte de Montgiroux a parfaitement raison, et c'est toi qui es un écervelé, mon cher Léon.

-Très bien, monsieur, reprit le comte; respectons les usages reçus, on ne s'en écarte jamais impunément, et moi-même j'ai eu tort, du moment où Mme Ducoudray était reçue chez ma nièce, d'en dire ce que j'en ai dit.

Monsieur le comte, dit à son tour Léon de Vaux en imitant le sérieux diplomatique du pair de France, je sais toujours me soumettre dès qu'on parle au nom du monde; mais c'est vous, daignez vous le rappeler, qui d'abord accusiez Fernande.

- J'avais tort, dit vivement le vieillard; je parlais sur ouï-dire; on devrait être assez sage pour ne jamais se laisser aller à ces opinions qui viennent on ne sait d'où et qui sont faites on ne sait pourquoi...

- Pardon, pardon, monsieur le comte; mais il y a bien au fond quelque chose de vrai dans ce qu'on dit de Fernande.

Mais aussi peut-être exagère-t-on, reprit le pair de France sans s'apercevoir qu'il était en pleine contradiction avec ce qu'il avait dit d'abord. En effet, la réserve de Mme Ducoudray, le ton décent de ses manières, son langage toujours mesuré, démentent les méchans propos que l'on tient sur son compte, et vous seriez fort em

TOME XXV.

JANVIER.

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barrassés de prouver tout ce qu'on avance sur elle, vous qui avouez que vous la calomniez.

-Eh! monsieur le comte, reprit Léon, connaissez-vous de nos jours une réputation qui ne se fasse pas ainsi sur parole? Il faut qu'on parle des gens, qu'on en parle en bien ou en mal, peu importe. Mieux vaut la médisance que l'oubli. Vous vous rappelez ce que disait l'autre jour chez Mme d'Aulnay un académicien autrefois célèbre : - Ah! madame, il y a une terrible conspiration contre moi, disait-il. Laquelle? Celle du silence. En effet, monsieur le comte, le pauvre homme en était arrivé à ne pouvoir même plus faire dire du mal de lui. Heureusement il n'en est pas de même de Fernande.

- Mais enfin, monsieur, qu'en dit-on? demanda M. de Montgiroux avec une impatience qu'il ne pouvait plus contenir.

Eh! mon Dieu! ce qu'on dit de certains hommes politiques qui n'en sont pas moins considérés pour cela, qu'ils sont à tout venant pourvu qu'il en résulte de l'argent et de l'éclat. Une loge à l'Opéra est à Fernande ce que la croix de la Légion-d'Honneur est à un député. Les ministères changent, les amans se succèdent: chez l'une et chez l'autre, c'est toujours le même sourire, la même complaisance, la même souplesse, le même dévouement, et surtout la même conviction; la seule différence, c'est que les courtisanes ont l'opinion contre elles, et que les courtisans l'ont pour eux.

Léon de Vaux avait mal calculé le coup qu'il portait; en s'élançant dans le domaine politique, il rentrait sur les terres de M. de Montgiroux, et le vieil homme d'état était tellement cuirassé par l'indifférence ou par l'habitude, que l'attaque, toute directe qu'elle était, ne le fit même pas sourciller. Il en revint donc au seul sentiment qui avait encore le pouvoir de faire battre son cœur : à l'amour, ou plutôt à l'amour-propre.

- Mais enfin, dit-il, puisque vous connaissez beaucoup Mme Ducoudray, et puisque vous ne reniez pas cette connaissance...

La renier! reprit Léon; au contraire, j'en tire vanité.

Vous pourriez me dire...

Le nombre de ses adorateurs, parfaitement.

- Diable! tu prends là une tâche difficile, dit Fabien, qui, ainsi qu'on l'a remarqué, ne parlait qu'à de longs intervalles.

Pourquoi pas? tu sais que j'étais très fort en algèbre, et en procédant du connu à l'inconnu, on y arrivera.

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