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tifique, le roman historique a quitté de lui-même les hauteurs de l'histoire pour devenir tout simplement une question d'art. C'est surtout à ce point de vue que nous voulons l'étudier.

Il y a dans toute religion deux élémens bien distincts: le premier, symbole impérieux et régulier d'une foi commune; le second, composé bizarre et poétique des croyances populaires. Chaque culte est un cristal formé d'un noyau pur, inaltérable, autour duquel viennent se grouper une multitude de stalactites aux proportions fortuites, capricieuses. La liberté individuelle ne perd jamais ses droits. Chez les esprits éclairés, elle s'attaque au fond même du symbole, et prend pour arme la raison. Chez les esprits naïfs que l'éducation n'a pas encore déflorés, elle s'incline respectueusement devant les articles de foi; mais elle s'échappe par la porte de l'imagination, et bâtit en l'air un autre monde religieux, condamné par le prêtre. C'est ce monde aérien que les païens appelaient mythologie, et que les chrétiens nomment superstition. Pour ceux qui aiment les rapprochemens et les définitions, nous dirons que le roman historique est la mythologie, ou, si on le préfère, la superstition de l'histoire. Il abandonne aux historiens les grandes figures qui dominent les évènemens, et s'empare de tous ces personnages secondaires et merveilleux qui n'ont presque pas laissé de traces sur la route des siècles: c'est du moins ainsi que nous le voudrions voir agir entre des limites purement littéraires. L'histoire n'aurait plus alors le droit de crier à l'usurpation, car le roman historique la laisserait tranquille dans son domaine.

Au reste, les historiens d'aujourd'hui ne peuvent avoir aucun reproche de ce genre à adresser aux romanciers, puisqu'ils cherchent eux-mêmes à atteindre l'effet du roman. L'imagination, autrefois condamnée par la Clio routinière, règne maintenant en souveraine absolue dans leurs ouvrages. Au moyen-âge, ils composent des légendes; sous Mazarin, des couplets; sous Louis XIV, des odes. Ils parent leurs personnages comme des héros fictifs, et les présentent au lecteur avec toute sorte de descriptions et de précautions oratoires. Plus studieux que leurs devanciers, ils remontent, j'en conviens, aux sources originales; mais au lieu d'y puiser avec calme, ils agitent violemment la surface et cherchent à produire un bouillonnement factice. Quelquefois ils consentent à ne pas troubler l'eau, sauf à s'y mirer complaisamment; en sorte que, par un juste retour des choses d'ici-bas, comme dit Molière, ce sont maintenant les romanciers qui peuvent se plaindre des empiètemens des historiens. Le devoir de la critique est d'empêcher, autant qu'il est en elle, cette confusion des genres, et c'est ce qui explique pourquoi nous nous sommes arrêté, en passant, à une discussion importante dont le dernier mot n'a pas encore été dit. Observateur impartial de ce mouvement d'idées, nous avons voulu constater le flux et le reflux de l'art vers la science, et de la science vers l'art. Indiquer la hauteur des dernières marées est peut-être un moyen d'éclairer les navigateurs sur les dangers de celles qui se produiront plus tard.

Abordons maintenant le roman historique considéré en lui-même, isolément.

Nous avons déjà caractérisé d'un trait les différentes impulsions auxquelles il a obéi dans la région des idées; mais cela ne suffit pas, si nous voulons que notre étude soit complète. Il nous reste encore à saisir les variations successives de sa physionomie littéraire, à jalonner la route chronologique où il est passé, à le suivre, pour ainsi dire, dans ses affections passagères pour tel ou tel siècle, telle ou telle patrie. Deux systèmes principaux se présentent d'abord à nos yeux, celui de Walter Scott et celui de M. Victor Hugo. D'un côté, l'étude patiente des caractères, habilement mêlée au développement graduel et logique de l'action; de l'autre, le règne violent de la passion et de l'image, se traduisant presque toujours en une antithèse éclatante. Les deux romanciers sont tous deux magiciens; mais le premier, mystérieux, calme, souriant, évoque doucement, sans fracas, les ombres du passé, charmans fantômes qui reprennent peu à peu forme humaine dans le silence du cabinet; tandis que le second, se livrant à de bruyantes et vigoureuses incantations, force les morts à se lever soudainement et à manifester aussitôt les mouvemens les plus énergiques de la vie. Les personnages de Walter Scott, une fois sortis de leur ombre protectrice, se montrent avec tous les attributs de la réalité. On dirait qu'ils marchent libres et forts sur le sol des vivans, qu'ils n'appartiennent plus au maître puissant dont la baguette les a ressuscités. Les rayons de notre soleil les environnent, ils respirent notre air, ils ont nos sentimens et nos faiblesses; ils sont, en un mot, à notre niveau parfait. Ce qui les charme, ce qui les attire est autour d'eux plutôt qu'au-dessus et au-dessous. Ils n'ont rien de réellement céleste ou d'exclusivement infernal; ils sont humains. Ceux de M. Victor Hugo, au contraire, impriment rarement leur pied dans cette terre maternelle et féconde. Enfans de l'imagination, ils planent toujours dans les hauteurs du ciel, lorsqu'ils ne s'enfoncent pas dans les profondeurs de l'enfer. Esclaves d'une volonté systématique, absolue, ils obéissent, dans leur agitation prestigieuse, au bras tendu qui les a lancés dans l'espace. Leur existence est plutôt galvanique que réelle ils ont plutôt les dehors de la vie que son essence même. Ils ont été rêvés, non créés. Il y a une Providence pour les héros de Walter Scott, ou du moins une nature bienveillante et attentive. Pour ceux de M. Victor Hugo, il n'y a d'autre divinité que la fatalité. Chacun d'eux porte empreintes sur son front les lettres du redoutable mot: Avaya, que le poète a épelé sur les murs de Notre-Dame. La muse de l'observateur écossais dirait volontiers : « Qui m'aime, me suive! » tandis que celle du poète des Orientales vous dit toujours impérieusement : « Suivez-moi! » Attrait ou entraînement, séduction ou fascination, liberté ou fatalité, vous avez suivi également, j'en suis certain, les deux enchanteresses irrésistibles, parce que vous trouviez dans chacune d'elles le complément de l'autre, parce qu'elles embrassaient ensemble tout le domaine de la pensée humaine : le rêve et la réalité.

Au premier abord, ces deux systèmes de roman historique paraissent seuls applicables. Le romancier conquiert une époque ou se laisse conquérir par elle; il cherche à en reproduire l'esprit ou il la ramène d'autorité à une idée personnelle qu'il croit l'idée du siècle. Dans ce dernier cas, il arrive

souvent que l'idée n'est pas réellement au fond de l'époque. L'écrivain la jette audacieusement dans le passé, comme Condé lançait son bâton de commandement dans les rangs ennemis. L'idée est reconquise par le poète, comme le bâton de commandement par le général. Entre ces deux genres de roman historique, il y en a pourtant un troisième que nous négligeons, je veux parler de celui où domine le fait pur et simple, et dont M. Alexandre Dumas s'est emparé. En littérature comme en histoire, le fait systématisé conduit au matérialisme excessif. Lorsqu'on se préoccupe surtout des allées, des venues, des marches et des contre-marches de ses personnages, on n'a pas le temps de les étudier dans leur nature, comme Walter Scott, ou de les idéaliser par l'imagination, comme M. Victor Hugo. On se sauve alors à force d'esprit le mot supplée à la situation, le trait à la couleur. On remplace un caractère par un accident, une passion par un caprice, une fine observation par une épigramme. Le scepticisme élégant et moqueur cherche à faire oublier l'attrait d'une haute et calme raison ou le charme victorieux d'une foi puissante. C'est une théorie dangereuse, qui blesse souvent celui qui la met en pratique. Le roman historique, ainsi compris, pourrait bien se pétrifier entre les mains d'un écrivain moins habile que M. Dumas.

Mais nous n'en sommes pas encore à la conclusion. Ne nous hâtons pas trop de condamner la forme romanesque dont nous nous occupons. Nous interrogerons l'avenir du roman historique lorsque nous l'aurons amené jusqu'à nos jours, après ses excursions dans le moyen-âge et l'antiquité.

Parti du moyen-âge, où il a trouvé ses plus réels succès, le roman historique est resté long-temps fidèle à cette époque, soudainement rajeunie. Dans son ardeur envahissante, il a fait irruption dans le monde féodal, et l'a tyranniquement exploité jusqu'à ce que les lecteurs aient crié merci. NotreDame de Paris fut le type du genre. Les sectateurs effrénés du romantisme, cette catégorie d'esprits moutonniers qui auraient été bergers sous l'Astrée, faiseurs de madrigaux sous le cardinal de Bernis, et voltairiens décidés sous l'empire, traitèrent le chef-d'œuvre de M. Victor Hugo comme les rhéteurs honnis par eux avaient traité l'Iliade et l'Odyssée. Tous les romans inspirés par le moyen-âge eurent un moule commun. De même qu'autrefois tout poème épique devait avoir un naufrage et une descente aux enfers, de même toutes les compositions gothiques mirent en scène une bohémienne, sœur d'Esmeralda, et des scènes de truands imitées du grotesque et original tableau de la Cour des Miracles. Ces maladroites et serviles copies amenèrent nécessairement le discrédit sur une époque intéressante et encore fort obscure de notre histoire. Des excès de toute sorte en détachèrent les sympathies qui s'y étaient ralliées d'abord. Non contens de placer dans la bouche de leurs personnages la langue supposée du XIIIe ou du xive siècle, certains romanciers voulurent la parler eux-mêmes, comme s'ils se fussent nommes Froissart et Joinville: ridicule de vieillard qui chercherait à reproduire les premiers bégaiemens de l'enfant! Cet abus impardonnable d'une langue virile et forte, sacrifiée à un idiome tâtonnant, incomplet, fut une des plus grandes fautes de l'école moderne. Les révolutions, pour être duralles, doi

vent compter avec la tradition. On ne supprime pas, d'un seul coup, les travaux sérieux et logiques de deux siècles féconds.

Le moyen-âge, si plein de verdeur et de jeunesse au moment de sa résurrection, devait donc vieillir et retomber aussitôt dans sa poussière, comme ces morts rendus à la vie par une incantation mystérieuse et abandonnés ensuite par le puissant magicien qui les avait appelés. Le roman historique, chassé par la nécessité d'un héritage qu'il avait gaspillé en si peu de temps, fut obligé de se mettre en quête d'autres découvertes. L'antiquité romaine et grecque, entrevue à travers les cours d'archéologie, séduisit quelques esprits avides de nouveauté ou plutôt de rajeunissement. Quelle conquête pour eux que celle d'un mobilier pélasgique ou étrusque! Que de mystères devaient renfermer les atria et les ergastula! — Herculanum et Pompeï semblaient avoir été conservées tout exprès pour initier les curieux à tous les détails de la vie privée des Romains. On se jeta avec ardeur sur ces richesses inexploitées. Le roman antique eut un instant de faveur; la courtisane au violent regard, aux épaules de marbre, à la taille musculeuse et fière, remplaça la svelte bohémienne aux pieds fugitifs, aux formes nerveuses et délicates. Pour ceux que les scènes de pilori et de gibet avaient intéressés autrefois, l'épingle d'or enfoncée par les dames romaines dans le sein des belles esclaves devait avoir un éclat éblouissant, une attraction irrésistible. Peutêtre aurait-il fallu, pour la production des mêmes effets, que l'auteur eût parlé la langue latine, comme il avait déjà parlé la langue du moyen-âge. Ce dernier trait manque à la ressemblance presque complète des deux genres de roman historique dont nous venons de nous occuper.

Rien de plus illogique, au reste, que cette invasion du roman dans les temps antiques. Le roman, on ne peut le nier, est une forme littéraire toute moderne, la seule peut-être dont nous ayons à nous glorifier. Il est le fils de la civilisation chrétienne : il procède surtout du mouvement philosophique du XVIIIe siècle. La femme, élément indispensable de toute fiction romanesque, était, avant notre ère, complètement étrangère à cet ensemble de relations de famille que nous appelons vie privée. Propriété de son père, de son époux ou même de son fils, elle n'avait généralement qu'une valeur négative et aucune puissance d'action comme femme. Lorsqu'elle agissait, elle agissait comme un homme. Toute cette psychologie de l'amour, sans laquelle il n'y a point de roman, tous ces rêves de bonheur abstrait et de communion intime, ces aspirations vers la sphère élevée où deux ames se rencontrent égales et fraternelles, ces droits particuliers, cette dignité légitime de la femme moderne, étaient parfaitement inconnus à la vierge et à la dame romaines. Le maître de la maison avait un lit pour la table et un lit pour l'amour : ce rapprochement est significatif. Il indique nettement que l'homme n'avait alors que des appétits. Introduisez le roman dans une société ainsi faite. Qu'arrivera-t-il? une chose inévitable. C'est que vous mêlerez volontairement ou à votre insu l'élément chrétien aux mœurs païennes. Vos personnages atteindront aussi peu la réalité romaine que les citoyens de la répuHique française à qui on avait donné les noms de Marius et de Scévola.

S'il prétend demeurer original et réel, le roman sera donc forcé de se restreindre au monde moderne. Plus il se rapprochera de nos jours, et plus il aura de chances d'être vrai, puissant, actif. M. Alexandre Dumas est, de tous nos romanciers historiques, le premier qui ait compris cette nécessité. Abandonnant pour une bonne fois les périodes nébuleuses, il a lancé son facile esprit dans les clairs horizons du dernier siècle, et chacun a salué avec joie cette muse franche, simple, alerte, qui rompait si décidément avec les habitudes déclamatoires et les sentimens exagérés. L'auteur d'Antony, affriandé par les jolis scandales du règne de Louis XV, avait paru renoncer complètement au moyen-âge. Se repentirait-il d'avoir fréquenté si excellente et si mauvaise compagnie? Jeanne d'Arc serait-elle une expiation du Chevalier d'Harmental? M. Alexandre Dumas est encore trop jeune pour faire pénitence. D'où vient donc ce retour subit à une époque si éloignée en apparence des préoccupations de l'auteur? M. Alexandre Dumas aura pensé sans doute qu'il manquait une figure (la plus grande et la plus belle) à son tableau de la cour de Charles VII. Ce volume de Jeanne d'Arc est une restitution, un complément: il ne pouvait être autre chose.

Jeanne d'Arc n'est pas une héroïne de roman: c'est une jeune fille simple, naïve, qui, dans le secret de son cœur, entend le retentissement d'une voix divine. Comme l'a dit M. Alexandre Dumas dans sa préface, en termes un peu trop enthousiastes, la Pucelle d'Orléans est le Christ de la France. Elle ressemble à une de ces images byzantines qui, les yeux au ciel et la main sur le cœur, paraissent étrangères à toute passion sensuelle. La vierge inspirée a une mission à remplir; elle n'a pas le temps d'aimer, d'être femme. C'est un ange un moment revêtu de l'enveloppe humaine, et qui s'envolera au ciel quand son heure sera venue, sans rien emporter de la terre. Ce doux et brûlant esprit, purifié par les flammes du bûcher de son alliance passagère avec la matière, remontera calme et sans tache vers la divine intelligence qui l'a envoyé. Jeanne d'Arc est si bien une créature surnaturelle, qu'elle ne laisse après elle ni regrets ni reconnaissance. Elle quitte ses parens pour aller vers le roi, comme Jésus abandonne sa mère pour aller au temple; l'enthousiasme et les révoltes l'entourent, mais il ne s'élève autour d'elle aucun sentiment humain. Qui oserait l'aimer? Elle est si au-dessus, par ses visions merveilleuses, de tous ceux qui l'entourent! Le gentil roi le pourrait peut-être, mais Jeanne d'Arc vient le déranger dans sa vie molle et oisive. Il refuserait presque de l'écouter, si elle n'était si persuasive par sa simplicité même. Personne ne veut croire en elle après le premier miracle. A chaque crise de la fortune du roi, on lui demande de nouveaux signes de son élection. Triste alors et pensive, elle se retire pour prier, et obtient de Dieu un nouveau prodige. Le doute la poursuit partout, malgré les triomphes les plus inattendus. La voit-on superbe et hardie, agitant son drapelet au milieu de la mêlée et mettant en déroute les plus valeureux ennemis, chacun s'étonne et crie malgré lui: Vive la Pucelle! Si elle rentre un moment au logis pour se reposer, les chefs de l'armée tiennent conseil en son absence, et prennent des résolutions à son insu. C'est l'existence la plus angélique et

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