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séquences. Dans l'intention de réparer les fautes commises, quelques personnes ont engagé les ministres à ne pas abandonner sans retour le projet de dotation, et l'on s'est remis à en parler comme d'une chose possible. C'est s'y prendre un peu tard.

Nous ne savons pas si du côté de l'opposition il y a beaucoup plus d'ensemble. Comme nous l'avons déjà remarqué, M. Hippolyte Passy, en quittant la chambre des députés, a déterminé la dissolution du petit parti qui se groupait autour de lui. Tout semblait donc inviter M. Dufaure à rentrer dans les rangs du centre gauche auquel il appartenait dans l'origine. Rien n'a été négligé de la part des hommes éminens du centre gauche pour opérer cette fusion désirable. Pour désarmer toutes les susceptibilités de M. Dufaure, on lui a offert de changer le lieu de réunion du centre gauche; on avait pensé qu'il hésiterait peut-être à accepter le salon de l'honorable M. Ganneron, dont on sait l'attachement à M. Thiers. Toutes ces avances ont été en pure perte; M. Dufaure a tout décliné, et il a préféré l'isolement.

Le caractère de notre temps n'est donc pas de ne se soucier de rien, mais de se préférer à tout. On n'a jamais tant parlé d'association que dans notre siècle, et jamais les actes n'ont été moins conformes aux discours. Il semble qu'en se réunissant, les individus soient persuadés qu'ils perdent toute leur importance, et jamais cette maxime que l'union fait la force n'a trouvé plus d'incrédules.

Ce serait cependant une grande erreur de penser que l'œuvre de la consolidation politique soit terminée. Le sol n'est pas encore tellement ferme sous nos pas que chacun puisse croire qu'il n'a plus qu'à marcher à sa fantaisie. Nous entrons dans une phase nouvelle qui aura ses épreuves et ses dangers. Un parti qui ne laisse pas que d'être assez considérable semble résolu à descendre dans la lice contre le gouvernement de 1830; il s'irritait d'être dans l'ombre, dans l'oubli; il a cherché les moyens de rappeler sur lui l'attention publique. Tel a été le but du pèlerinage de Londres. Si l'optimisme est une vertu pour les hommes et les partis politiques, on ne saurait refuser au parti légitimiste ce mérite et cette force, car il lui faut bien peu de chose pour lui inspirer de grandes espérances. On ne peut se dissimuler qu'aujourd'hui il est plein de confiance; il ne fait pas mystère de ses desseins, et il marche tête haute vers un avenir qu'il ne croit pas très éloigné.

Nous n'éprouvons ni ne voulons inspirer d'alarmes excessives, mais nous disons que les conjonctures sont sérieuses, qu'il est triste de voir au milieu de ces conjonctures les forces vives du gouvernement de 1830 disséminées et partagées. C'est aussi pousser la confiance trop loin que de croire qu'en face d'adversaires déterminés, on peut agir comme si l'on n'avait rien à craindre, et qu'on peut se fractionner à l'infini. La vie d'un peuple libre est une lutte perpétuelle tant contre les ennemis de sa liberté que contre luimême. Il y faut une vigilance de tous les momens, et il n'est pas moins laborieux de conserver que de conquérir.

Regardons l'Espagne. Ce qui lui manque au plus haut point, c'est la fixité

dans les principes et l'égalité d'humeur. Il y a toujours quelque chose de fantastique dans ce qui lui arrive et dans ce qu'elle fait. On a beaucoup parlé de la patience, de la force de volonté du peuple espagnol; nous le surprenons néanmoins à être très inconstant dans ses désirs et dans ses vues. Il y a six mois, on ne parlait que de gouverner par les cortès; on voulait concentrer en leurs mains tous les pouvoirs; il était à craindre qu'on ne cherchât à dépouiller la royauté de ses plus justes prérogatives. Aujourd'hui, c'est le bon plaisir qui dispose de tout. Au fond, le régime en vigueur aujourd'hui est le despotisme éclairé de M. Zea Bermudez. Il n'est plus question pour le moment du départ de Marie-Christine, et nous ne croyons pas que d'ici à quelques mois, ce départ ait lieu, quels que soient les évènemens qui pourraient survenir en Espagne; or, d'ici là les choses peuvent changer; on craint que d'un instant à l'autre une insurrection n'éclate dans quelque province. Il faut avouer que, si l'Espagne a encore des insurgés disponibles, les prétextes ne leur manqueront pas.

Les bruits les plus sinistres avaient couru sur la Grèce; heureusement ils ne se sont pas confirmés. Toutefois il ne faut pas se flatter que le passage du régime absolu au régime constitutionnel puisse avoir lieu tout-à-fait sans orages, et si quelque chose venait obscurcir les beaux commencemens auxquels nous avons applaudi, il ne faudrait pas se hâter de désespérer de l'avenir. Il y a chez les Grecs des élémens contradictoires qui sont en présence. L'esprit militaire est vivace en Grèce; c'est à lui qu'on doit la conquête de l'indépendance, et il s'est perpétué même après que toute guerre eut cessé. Il ne faut donc pas s'étonner si l'armée ne se plie pas sur-lechamp à toutes les exigences du régime constitutionnel. Les principes de l'ordre civil sont bien nouveaux en Grèce; pour s'enraciner, pour s'affermir en face de l'esprit militaire, il faudra beaucoup d'efforts et de temps.

L'Europe constitutionnelle accepte franchement la mission de donner des conseils à la Grèce pour la préserver des écarts où pourrait tomber son inexpérience. L'Angleterre et la France s'entendent pour présenter au gouvernement grec et à l'assemblée nationale les principes sans lesquels il n'y a pas d'ordre et de liberté possible: les deux chambres, les justes prérogatives de la royauté, l'inviolabilité royale. La Grèce, en recevant ces conseils, devra reconnaître leur sagesse. Elle devra penser aussi qu'il est de son intérêt de les suivre, non-seulement parce qu'ils sont bons, mais aussi parce qu'avec cette docilité intelligente elle se conciliera l'estime et l'appui des gouvernemens constitutionnels. De sages conseils méconnus, des excès commis pourraient être suivis d'une intervention directe dans les affaires de la Grèce; c'est ce que les Grecs doivent surtout éviter.

C'est un noble spectacle à contempler que la constance avec laquelle O'Connell continue son apostolat politique. Ici on peut se servir des mots les plus sérieux et les plus solennels parce que les choses sont derrière les mots. Plus le moment de son procès approche, plus le libérateur de l'Irlande sent ses forces s'accroître. Il inspire sa confiance, son enthousiasme à ses enfans.

Dans une des dernières séances de l'association, un homme bien intentionné, l'ex-maire de Dublin, M. Roë, ayant dit qu'il conviendrait de prier la corporation de Dublin de présenter une supplique au trône dans l'intérêt des accusés; le fils de l'agitateur, John O'Connell, a repoussé avec véhémence une pareille proposition. « J'espère bien, a-t-il dit, que les amis des accusés ne se dégraderont pas au point d'intercéder pour des hommes dont l'unique faute est d'avoir rempli leurs devoirs envers leur pays... Les brises parfumées de ces chères montagnes ne seraient pour mon père ni plus douces, ni plus salutaires que les vapeurs pestilentielles d'un cachot, s'il y doit descendre pour la cause du peuple. >> On voit que le fils du libérateur s'étudie à imiter l'éloquence paternelle.

Il a fallu procéder à la formation définitive de la liste du jury. Les officiers de la couronne ont récusé douze jurés, dont dix sont catholiques, et pour la plupart membres de l'association du rappel. De leur côté, les prévenus ont récusé douze jurés, c'est-à-dire douze protestans. On voit que c'est une question, ou plutôt une guerre de religion. Ainsi, avant que le procès ait commencé, la criminalité du fait même a disparu. Ce ne sont plus des accusés ni des juges, ce sont des combattans. Une protestation solennelle contre la formation de la liste du jury a été publiée. Les accusés se plaignent que l'on ait omis à dessein d'y porter les noms de plusieurs catholiques qui devaient y figurer; ils objectent aussi que plusieurs des jurés tombés au sort ne résident pas dans le comté de la cité de Dublin. D'après la formation de la liste, on semble déjà s'attendre à la condamnation d'O'Connell; mais cette condamnation sera bientôt érigée en martyre, et la puissance morale du libérateur n'en sera pas abattue. O'Connell proclame déjà que l'issue du procès est indifférente à l'Irlande, et qu'elle ne concerne que lui. « Je remercie, a-t-il dit, ceux qui nous accusent d'avoir exclu tous les catholiques romains du jury; au moins si je suis condamné, je n'aurai pas le regret de me voir forcé de compter un catholique parmi mes juges... Si je suis condamné, je vous prie, pas de bruit, pas de désordre, pas de tumulte. J'espère que trois jours après la condamnation, s'il y en a une, chacun voudra porter une marque distinctive pour indiquer qu'il est repealer. » Le procès qu'on a imaginé d'intenter à O'Connell ne terminera donc rien. Il aura plutôt pour résultat de montrer O'Connell sous un jour plus favorable, de le grandir. Depuis long-temps le libérateur de l'Irlande parlait beaucoup, et il agissait peu. S'il est condamné, O'Connell souffrira pour sa cause, et de telles souffrances constituent la plus puissante des actions. Cependant, au moment où il supportera sa captivité, il faudra bien que le ministère anglais subisse en plein parlement la discussion de tous les griefs de l'Irlande. Qu'on juge de l'impulsion que produiront sur les Irlandais de pareils débats, pendant qu'O'Connell se trouvera en prison. En vérité, nous ne serions pas surpris que les tories les plus éclairés en vinssent à désirer que le procès, faute par le jury de pouvoir tomber d'accord, demeurât sans résultat.

C'est chose assez curieuse en ce moment que de suivre la manifestation

des sentimens de la presse anglaise à notre égard. Nos voisins tiennent à notre alliance, mais ils entendent ne nous rien donner en retour. Aussi, dans leurs journaux, nous voyons un mélange de sentimens bienveillans et de prétentions hautaines. Tantôt le Times loue notre ministère et surtout M. Guizot; tantôt il oppose des espèces de démentis aux assertions de M. le ministre des affaires étrangères. Il n'a parlé du droit de visite et des négociations entamées qu'avec beaucoup de raideur. C'est un auxiliaire parfois fort embarrassant.

Voici entre autres un exemple du tendre intérêt que nous porte parfois le Times. Quand il y a deux mois on annonça avec une prétention pompeuse le départ pour la Chine de l'ambassade de M. Lagrenée, nous exprimâmes le doute que notre ambassadeur fût admis à l'honneur d'être présenté au maître du céleste empire; nous appréhendions la jalousie des Anglais. Nos craintes n'étaient que trop fondées. Dans le traité conclu entre l'Angleterre et la Chine, il a été stipulé qu'aucun représentant d'une puissance européenne ne serait admis à Pékin. A quoi bon? L'Angleterre s'est chargée de traiter au nom et dans l'intérêt de toutes les autres nations de l'Europe, et le gouvernement chinois échappe ainsi à toute discussion avec tout autre peuple que le peuple anglais. « On rit, dit le Times, en pensant à l'apparition des deux ambassadeurs français et américain, envoyés là sans savoir s'ils seraient reçus, et pour conquérir des avantages qui leur étaient accordés avant qu'ils arrivassent. Ils n'ont plus rien à négocier, et ils retourneront dans leur pays pour se faire moquer d'eux. » Il faut convenir que nous avons là de bien bons amis. Quelle délicatesse dans l'expression de leurs sentimens à notre égard! Au moins, cette fois, ils ont la franchise de ne pas déguiser la joie que leur inspire notre déconvenue, qui est tout-à-fait leur ouvrage.

Il se passe en ce moment dans le monde gréco-slave un fait important auquel, au milieu de nos débats intérieurs, nous n'accordons pas l'attention qu'il mérite. L'empereur Nicolas, fidèle à la pensée de Pierre-le-Grand, poursuit le projet de devenir le chef suprême de toutes les églises qui suivent le rite grec. Les ef orts de la diplomatie russe sont parvenus à persuader au clergé de la Moldavie de se rattacher au saint synode russe dans toutes les questions qui se rapportent à la foi. En vain le prince Stourdza n'a-t-il rien négligé pour éclairer le clergé moldave sur toutes les conséquences d'une pareille adhésion; le clergé a persisté dans l'intention de se séparer du patriarchat de Constantinople pour se rallier à l'église russe.

Quel exemple donné aux autres églises grecques! Se figure-t-on tous les chrétiens gréco-slaves soumis au grand synode moscovite, c'est-à dire à la toute puissance impériale, car le czar est le maître souverain du clergé russe. Cependant le gouvernement de l'empereur Nicolas n'épargne rien pour détruire en Pologne le culte catholique; pour toute la race slave, l'empereur ne veut qu'une religion, la religion des popes russes. Les gouvernemens et les peuples de l'Europe ne sauraient cependant rester indifférens

à ce prosélytisme tantôt violent, tantôt astucieux, qui deviendra de plus en plus un moyen redoutable de conquête et de domination. Le czar aspire à être le pape de tous les chrétiens qui ne sont ni protestans ni catholiques.

Il serait injuste de méconnaître dans le petit volume que vient de publier M. le général Duvivier un certain mouvement d'idées et des intentions généreuses. Le Discours au peuple sur les fortifications de Paris est écrit avec une chaleur un peu prétentieuse, et il a l'ambition de toucher à toutes les questions. M. le général Duvivier ne se contente pas de parler stratégie, il aborde les principaux problèmes d'économie sociale. Dans la partie militaire de sa publication, le général se prononce franchement en faveur des forts. « Au point de vue unique de siége, dit-il, les forts détachés présentent un avantage capital. L'approvisionnement en munitions d'artillerie est toujours une des plus grandes difficultés qu'ait à surmonter une armée d'invasion. Si Paris n'a qu'une enceinte isolée, l'ennemi se gardera bien de l'assiéger; il refoulera la garnison, il resserrera la ville de plus en plus par une chaîne d'ouvrages de fortification passagère, imitant ce que César fit devant Alise... Mais avec les forts détachés il n'en est plus de même; l'armée parisienne, munie de deux cent cinquante pièces de canon, manœuvrant sous l'appui de ces forts, et l'attaquant continuellement, le contraint journellement à des consommations immenses. » Après avoir traité ces questions militaires, M. le général Duvivier cherche à établir comment l'état peut se mettre à la tête de l'industrie, du commerce, et les moraliser: il invite l'état à entrer en concurrence avec les particuliers dans la carrière industrielle, et, pour que le gouvernement puisse arriver à cette noble position, l'auteur voit un grand levier dans les fortifications de Paris, qui nécessitent le matériel d'une armée immense. S'il faut en croire le général, nous avons deux ennemis à conjurer, le paupérisme et l'invasion étrangère. Nous retrouvons dans le Discours au peuple les mêmes qualités et les mêmes défauts que dans les autres ouvrages de M. Duvivier. Il serait temps que cet écrivain militaire distingué maîtrisât davantage son imagination.

F. BONNAIRE.

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