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On passa dans la salle à manger.

Comme il y avait quatre femmes et trois hommes, deux femmes devaient être placées à côté l'une de l'autre. Mme de Barthèle fit asseoir Fernande à sa droite.

M. de Montgiroux se plaça à sa gauche. De l'autre côté de Fernande s'assit Léon de Vaux, puis Mme de Neuilly en face de la baronne, puis, à la droite de Mme de Neuilly, Fabien de Rieulle, et enfin Clotilde, qui se trouva ainsi entre Fabien et M. de Montgiroux.

Le secret de la naissance de Fernande, que l'on venait d'apprendre grace à l'indiscrétion de Mme de Neuilly, préoccupait fort tout le monde, et surtout la baronne. Mme de Barthèle ne cessait de se féliciter intérieurement sur sa pénétration, qui lui avait fait reconnaître presque du premier coup-d'œil dans Fernande toutes les habitudes d'une femme de qualité; aussi se mit-elle à lui faire les honneurs de la table avec une politesse affectée. Mme de Neuilly devait s'y méprendre, et c'était là pour Mme de Barthèle le point important.

-Ah! c'est une fille de noblesse, pensait Mme de Barthéle; eh bien! il était impossible qu'il en fût autrement, et sans doute mon fils, en s'attachant comme il l'a fait à elle, ne l'ignorait pas; tout serait pour le mieux si Mme de Neuilly n'était point là. Envieuse et méchante, cette femme a véritablement un mauvais génie qui la pousse partout où l'on ne voudrait pas la voir.

Ce secret n'avait pas, comme on le devine bien, produit une moindre impression sur M. de Montgiroux que sur la baronne : depuis deux heures, Fernande lui était apparue sous un jour si nouveau, qu'il voyait surgir en elle mille qualités qu'il n'y avait point encore découvertes; il lui était démontré que Léon de Vaux soupirait inutilement; il commençait à croire que Fabien n'avait jamais eu aucun droit sur elle; enfin la douleur de Maurice lui faisait douter que Maurice eût jamais été son amant. Puis, notre orgueil nous souffle toujours à l'oreille que l'on fait pour nous plus que l'on n'a fait pour les autres. A la suite de cette douce caresse de son amourpropre, de cette séduisante flatterie de sa vanité, une idée incertaine, vague, indécise, se présentait à l'esprit de M. de Montgiroux, idée folle, idée à laquelle il ne s'arrêtait pas, mais à laquelle cependant il revenait sans cesse malgré lui, celle de s'attacher sa jolie maîtresse par des liens plus sacrés. Il avait sur ce point, et dans le cas où il voudrait les invoquer, bien des antécédens pour faire excuser son entraînement, même à la chambre haute. Toutes ces idées avaient

quelque chose de doux à l'imagination blasée du pair de France, et dans son for intérieur, il se sentait rajeunir; comme la lampe qui va s'éteindre, M. de Montgiroux était prêt à jeter une dernière lueur, à briller d'un dernier éclat.

Léon, de son côté, loin de renoncer désormais à ses espérances à l'égard de Fernande, n'avait fait que concevoir un désir plus vif d'atteindre au but qu'il poursuivait depuis trois mois; une nuance de sentiment venait en effet se mêler désormais à ses désirs : le mystère dont Fernande s'était entourée devant tout le monde lui prouvait qu'elle tenait à ménager sa famille, et cette pudeur qu'un cœur plus délicat eût respectée lui devenait un moyen de triompher de sa résistance en l'effrayant, s'il ne pouvait y parvenir d'une manière plus digne.

Quant à Fabien, tout entier en apparence à son amour pour Clotilde, il semblait indifférent à tout ce qui n'était pas en rapport direct avec elle, et celle-ci, de son côté, sans se rendre compte du sentiment qu'elle éprouvait, écoutait Fabien avec un vague plaisir. On ne craignait plus pour les jours de Maurice, le cœur de la jeune femme s'ouvrait à l'espérance ou à un sentiment qui lui donnait le change, et c'était la voix de Fabien, c'étaient ses regards, c'étaient ses prévenances qui répondaient aux douces émotions qu'elle éprouvait, et même qui les causaient peut-être.

Mme de Neuilly, sous l'influence de la jalousie secrète qu'elle ressentait toujours pour quiconque l'emportait sur elle, soit en beauté, soit en fortune, soit en grace, c'est-à-dire pour le plus grand nombre, cherchait à s'expliquer quel intérêt son ancienne compagne avait à cacher le nom de son père, et pourquoi elle avait témoigné une douleur si vive en voyant ce nom révélé; elle ne concevait pas bien comment une femme qui paraissait avoir le train et le luxe d'une grande fortune, comment une femme qui paraissait tenir un rang distingué dans le monde, et que d'ailleurs sa beauté, ses talens et son esprit rendaient si remarquable, se trouvait dans cette maison sans être connue, ou du moins comme une somnambule, près d'un jeune malade, entre la mère et la femme de ce jeune malade: tout cela lui semblait couvrir un secret, voiler une intrigue; elle avait donc résolu de ne pas quitter la maison sans ètre arrivée à pénétrer ce mystère.

Une grande force d'ame pouvait seule soutenir Fernande dans la position où elle était placée; mais elle en était venue, en surmontant successivement les émotions différentes qu'elle avait éprouvées

depuis le matin, à une telle puissance sur elle-même, que ni son regard, ni son maintien, ni l'accent de sa voix ne trahissaient le trouble qui l'agitait intérieurement. Blessée dans son orgueil le plus secret et le plus intime par la découverte de la haute position dont elle était déchue, mais soutenue par un sentiment plus fort que l'égoïsme, elle comprimait toutes ses impressions, et elle finissait en quelque sorte par éprouver la tranquillité, l'indifférence qu'elle affectait. Libre ainsi de ses affections personnelles, tout entières sacrifiées aux autres, son regard profond et investigateur planait sur tout le monde, et de temps en temps plongeait jusqu'au fond des cœurs qu'elle avait intérêt à connaître. Ainsi, rien ne lui échappait, ni l'adresse de Fabien, ni l'amour naissant de Clotilde, ni les nouveaux sentimens de Léon, ni la vieille jalousie de Mme de Neuilly, ni les combats du comte, ni le bonheur maternel de Mme de Barthéle; elle attendait donc les évènemens non-seulement avec une grande liberté d'esprit, mais encore avec une grande supériorité de position: elle avait fait le sacrifice de sa personnalité, elle s'était dévouée.

Au milieu de ces préoccupations diverses, une conversation générale devenait difficile, et cependant chacun en sentait le besoin pour voiler ses propres sentimens; il en résulta qu'après un moment de silence et de contrainte, ceux qui étaient les plus intéressés à se ménager des à parte à voix basse s'accrochèrent aux premiers mots qui furent dits et avec un air d'insouciance plus ou moins bien jouée poussèrent la conversation vers ces généralités auxquelles tout le monde peut prendre part; ce fut au reste Mme de Neuilly qui donna l'essor à la pensée en lui donnant un point de départ.

J'espère, ma chère Fernande, dit-elle, que ton temps n'est pas tellement pris par les séances magnétiques, qu'il ne te reste pas quelque loisir pour t'occuper de peinture; tu avais à Saint-Denis de si admirables dispositions, je me le rappelle, que notre maître de dessin disait toujours qu'il voudrait que tu perdisses ta fortune, pour que tu fusses forcée de te faire artiste.

-Comment! s'écria la baronne, madame peint?

- Mais, oui, dit Léon, madame est tout bonnement de première force.

- Vraiment? dit Clotilde pour dire quelque chose.

- C'est-à-dire que, si madame exposait, reprit Léon, elle ferait émeute au salon.

- Est-ce vrai ce que dit là M. de Vaux? demanda Mme de Neuilly, et es-tu véritablement devenue une Me Le Brun?

-Si elle voyait ce que je fais, dit Fernande en souriant, Mme Le Brun, je crois, mépriserait fort mes ouvrages.

Pourquoi cela? demanda Mme de Barthéle; j'ai connu Me Le Brun, et c'était une femme de beaucoup d'esprit.

- Justement, madame la baronne, dit Fernande, voilà ce qui fait que nous ne nous entendrions pas; à tort ou à raison, je déteste l'esprit dans l'art.

Et qu'y cherchez-vous, madame? demanda M. de Montgiroux. -Le sentiment, monsieur le comte, voilà tout, répondit Fernande.

Et quel est votre maître? reprit Mme de Barthèle.

- La nature pour la forme, ma propre pensée pour l'expression. Ce qui veut dire que madame appartient à l'école romantique, dit Fabien avec un sourire légèrement railleur.

-Je ne sais pas trop ce que l'on entend par les écoles classique et romantique, monsieur, répondit Fernande; si le peu que je vaux méritait qu'on me classât parmi les adeptes d'une école quelconque, je dirais que j'appartiens à l'école idéaliste.

- Qu'est-ce que cette école ? demanda Mme de Neuilly.

-Celle des peintres qui ont précédé Raphaël.

Oh! mon Dieu ! que nous dis-tu donc là, chère Fernande? est-ce qu'avant Raphaël il y avait des peintres?

Avez-vous visité l'Italie, madame? reprit Fernande.

-Non, dit Mme de Neuilly; mais Clotilde y a passé un an avec son mari, et, comme elle-même s'est occupée de peinture, elle pourra vous répondre à ce sujet.

Voyons, dit tout bas Fabien à la jeune femme; voyons si elle aura l'audace de vous adresser la parole.

Mais au lieu de se retourner vers Clotilde, comme semblait le commander l'interpellation de Mme de Neuilly, Fernande baissa les yeux et garda le silence. Ce n'était point là l'affaire de Mme de Barthéle, qui, sentant la conversation tomber, essaya de la rattacher à une réponse de Clotilde.

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Vous avez entendu ce qu'a dit Mine Ducoudray, ma chère enfant? dit la baronne. Connaissez-vous cette école dont elle parle?

- C'est celle des peintres chrétiens, dit timidement Clotilde, c'est l'école du Giotto, de Jean de Fiesole, de Benozzo Gozzoli et du Pẻrugin.

- Justement! s'écria Fernande emportée malgré elle par le plaisir de rencontrer une sœur de sa pensée.

Oh! mon Dieu! dit Mme de Neuilly, mais excepté le Pérugin, que je connais parce qu'il a été le maître de Raphaël, je n'ai jamais entendu parler de tous ces gens-là.

-La Genèse dit qu'avant d'être peuplée d'hommes, la terre était habitée par des anges, répondit Fernande. Vous avez peu entendu parler aussi de ces anges-là, n'est-ce pas, madame? Eh bien ! il en est ainsi de ceux que j'ai nommés et qui semblent des messagers divins envoyés du ciel sur la terre pour montrer d'où l'art vient et de quelle hauteur il peut descendre.

Le comte de Montgiroux regardait Fernande avec étonnement; elle se révélait sous un aspect inconnu; elle n'avait jamais daigné être pour lui autre chose qu'une courtisane, et voilà qu'elle était une artiste pleine de pensée.

- Ma foi, ma chère amie, dit Mme de Neuilly, tout cela devient beaucoup trop sublime pour moi. J'irai te voir, et tu me montreras tes chefs-d'œuvre.

Eh bien! tandis que vous y serez, cousine, reprit la baronne, dites-lui de vous chanter l'Ombra adorata de Romeo, qu'elle a chanté tout à l'heure à Maurice, et vous me direz si jamais Mme Malibran ou Mme Pasta vous ont fait plus grand plaisir.

- Ah ça, mais tu es donc devenue une véritable merveille, depuis que nous nous sommes quittées?

Fernande sourit tristement.

- J'ai beaucoup souffert, dit-elle.

- Eh! quel rapport cela a-t-il avec la peinture et la musique? -Oh! dit Clotilde, je comprends, moi.

Fernande lui jeta un regard d'humble remerciement.

Alors, dit Mme de Neuilly, en musique comme en peinture, tu as des systèmes.

- Il est impossible d'être quelque peu artiste, répondit Fernande, sans avoir ses préférences et ses antipathies.

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Ce qui signifie...

Que j'ai les mêmes idées en musique qu'en peinture, c'est-àdire que je préfère la musique de sentiment à la musique d'exécution, celle qui contient des pensées à celle qui ne renferme que des sons. Cela ne m'empêche pas d'être juste, je le crois, envers les grands maîtres. J'admire Rossini et Meyerbeer; j'aime Weber et Bellini: voilà mon système tout expliqué.

-Eh bien! que dites-vous de cette théorie, monsieur le comte, demanda Léon de Vaux, vous qui êtes un mélomane?

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