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Fernande prit en tremblant la réponse de Mme d'Aulnay. Cette réponse, c'était sa mort ou sa vie. Quelque temps, elle la tourna et la retourna dans sa main sans oser l'ouvrir. Enfin, elle brisa le cachet, et comme à travers un nuage elle lut :

« CHÈRE BELLE,

« Mme la baronne Maurice de Barthéle demeure dans l'hôtel de sa belle-mère, rue de Varennes, 24.

« Quoique entre femmes, vous le savez, on n'avoue pas facilement ces choses, je vous dirai, entre nous, qu'elle est charmante. Aussi n'est-il question dans le monde que de la passion miraculeuse qu'elle a inspirée à son mari, le beau Maurice de Barthèle, que vous avez dù rencontrer de çà ou de là autrefois, mais qui, depuis son mariage, va à peine dans le monde.

« A propos de cela, que devenez-vous vous-même, chère petite? Il y a des siècles qu'on ne vous a vue.

<< Cependant vous savez combien l'on vous aime rue de Provence, 11.

« ARMANDINE D'AULNAY. »

Cette lettre ne laissait plus aucun doute à Fernande: Maurice était bien marié, sa femme était jeune et jolie, et son amour pour sa femme était proverbial dans le monde.

Il était onze heures; à midi, Maurice allait venir, selon sa coutume: Maurice! c'est-à-dire le mari d'une autre femme.

D'abord Fernande éclata en sanglots; mais, à mesure que l'aiguille marchait sur le cadran, ses larmes se séchèrent au feu de la colère; il lui sembla que les dernières étaient de feu et qu'elles brûlaient sa paupière.

A chaque voiture qui passait dans la rue, elle croyait entendre la voiture de Maurice. On eût dit que les roues lui passaient sur le cœur, et cependant, à chaque nouveau bruit, elle souriait, en murmurant tout bas : Nous verrons ce qu'il va dire; nous verrons ce qu'il va répondre.

Enfin, comme midi sonnait, une voiture s'arrêta à la porte. Bientôt Fernande entendit le bruit de la sonnette, et elle reconnut la manière de sonner de Maurice. Un instant après, malgré les tapis qui couvraient le plancher, elle entendit des pas qui s'approchaient, et elle reconnut le pas de Maurice. La porte s'ouvrit, et Maurice entra, le front calme et joyeux, comme d'habitude, heureux de re

voir Fernande, qu'il avait quittée la veille au soir, et qu'il lui semblait chaque matin n'avoir pas vue depuis des siècles.

Fernande était dans son salon, assise, le regard fixe et morne, pâle, immobile, tenant une lettre froissée dans chacune de ses mains. Comme elle se trouvait dans une demi-obscurité, Maurice ne vit point l'expression terrible de son visage, vint droit à elle, et, comme d'habitude, approcha ses lèvres de son front pour y déposer un baiser. Une rougeur soudaine remplaça tout à coup la pâleur mortelle qui couvrait le visage de Fernande; elle se leva et fit un pas en arrière :

-Monsieur, dit-elle d'une voix sourde et tremblante, monsieur, vous avez menti comme un valet!

Maurice demeura immobile et muet un instant, comme si la foudre l'eût frappé; mais bientôt, épouvanté du bouleversement des traits de Fernande, il fit un pas vers elle, ouvrant en même temps la bouche pour lui demander ce qu'elle avait.

Monsieur, continua Fernande, vous êtes un lâche! Vous trompez deux femmes à la fois, moi et Mme de Barthéle; vous êtes marié, je le sais.

Maurice jeta un cri: il sentait le bonheur se détacher violemment de son cœur et fuir à tout jamais loin de lui. Plus tremblant et plus désespéré que celle dont le désespoir se révélait par l'attitude et par la parole, il courba la tête et tomba sur une chaise, brisé, anéanti, foudroyé.

-Monsieur, continua Fernande, l'honneur et le devoir vous appellent chez vous, l'honneur et le devoir me défendent de vous recevoir davantage. Sortez, monsieur, sortez! Grace au ciel, je suis ici chez moi. Chez moi! comprenez bien, monsieur, tout ce que ce mot renferme de considérations.

Et, trop torturée par ses propres impressions pour bien apprécier, pour bien comprendre l'abattement de Maurice, se méprenant sur un état qui pouvait à la rigueur ressembler à l'indifférence, le voyant immobile, elle le crut calme; aussi ajouta-t-elle avec le ton du mépris : -Monsieur, après avoir abusé de la crédulité d'une pauvre femme, il se peut que vous ayez l'intention de résister à sa volonté, d'abuser de votre force, de rester chez elle malgré ses ordres. S'il en est ainsi, c'est à moi de quitter la place.

Et Fernande, passant dans sa chambre à coucher, jeta à la hâte un schall sur ses épaules, mit sur sa tête le premier chapeau qu'elle trouva; et, s'échappant par son cabinet de toilette, elle recommanda

à son laquais, qui se trouvait dans l'antichambre, de prévenir M. de Barthéle qu'elle ne rentrerait pas de la journée.

Sortant à pied, au hasard, sans but, cachant sous un voile sa pâleur, et par la rapidité de sa marche dissimulant l'agitation dont elle était saisie, Fernande se trouva bientôt rue de Provence, en face de la maison de Mme d'Aulnay.

Elle ne savait où aller. Elle entra.

- Eh! c'est vous, chère ange! s'écria la femme de lettres en grimaçant un sourire; à la bonne heure, et je vois que vous êtes sensible aux reproches. Étiez-vous donc cloîtrée, qu'on ne vous a pas vue de tout cet hiver? Mais qu'avez-vous donc? Vous êtes pale comme un linge, vous avez les yeux rouges et gonflés. Que s'est-il donc passé, mon Dieu? Voyons.

Et tout en parlant, elle entraînait la jeune femme dans une espèce d'oratoire qui se trouvait derrière la chambre à coucher.

- J'ai... oh! j'ai, s'écria Fernande, que je suis la plus malheureuse de toutes les femmes.

Et ses larmes, long-temps comprimées, jaillirent à flot de ses paupières.

Vous, malheureuse! avec vos vingt ans, votre charmant visage que vous défigurez comme une enfant que vous êtes! Allons donc, impossible, et je suis sûre que si vous me racontiez la cause de cette grande douleur....

Oh! ne me demandez rien, je ne vous dirai rien. Je suis malheureuse, voilà tout.

- Allons, allons, je devine: quelque grande passion. Mais êtesvous folle d'aimer ainsi, chère belle? Aimer à votre âge, pauvre ange! mais sachez donc que, quand on est belle comme vous, on ne doit pas aimer. Aimer! voilà de ces folies qui sont bonnes tout au plus pour les femmes laides; mais les passions altèrent nos facultés morales, flétrissent nos avantages physiques. Oh! je veux faire un roman ou une comédie sur le danger d'aimer; et, prenez-y garde, je l'appellerai Fernande. Croyez-moi, ma belle enfant, il n'y a pas de cosmétique qui vaille l'indifférence; c'est la véritable eau de Ninon. Je ne connais pas de fard qui vaille la joie. Laissez-vous aimer tant qu'on voudra; mais vous, de votre côté, gardez-vous du sentiment: le sentiment tue.

-Oui, oui, vous avez raison, dit Fernande, qui avait entendu, mais sans bien comprendre.

Si j'ai raison! je le crois bien. Allons, essuyons les perles qui

ruissèlent sur ces feuilles de roses, continua la femme de lettres en approchant des yeux de Fernande le mouchoir qu'elle avait laissé tomber sur ses genoux, et qui de ses genoux avait glissé à terre. Ce sont les larmes qui font les rides, à ce qu'assurent les vieilles femmes. Consolez-vous; vous savez le proverbe : Un amant perdu, dix de retrouvés. Pour vous, Dieu merci! tout est facile à cet égard. Vous passerez la journée avec moi; je vous distrairai. Le voulez-vous?

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Nous irons faire une promenade au bois; le temps est superbe, et ces premiers jours de printemps sont délicieux quand ils ne sont pas aigres. Vous n'êtes pas en toilette, dites-vous; mais que vous importe, à vous? vous êtes toujours en beauté. La toilette, c'est bon pour nous autres, vieilles femmes. A vingt ans, c'est un plaisir; à trente-cinq ans, c'est une affaire.

En se donnant trente-cinq ans, Mme d'Aulnay mentait de dix.

L'espèce de fièvre d'indignation qui soutenait le courage de Fernande ne laissait arriver à sa pensée qu'un bourdonnement confus; d'ailleurs le besoin d'impressions nouvelles nécessitait l'agitation physique et la variété des objets extérieurs. Elle accepta une proposition qui lui promettait du mouvement, l'aspect et l'air de la campagne. Mais il fallait attendre que l'heure de cette promenade fût venue. Me d'Aulnay recevait beaucoup de monde; d'un moment à l'autre un étranger, un inconnu, pouvait venir, et chaque minute était un siècle pour l'impatience de la jeune femme désespérée. En effet, on annonça le comte de Montgiroux.

Sans connaître en aucune façon les rapports qui existaient entre le comte de Montgiroux et Maurice, Fernande se leva; mais Mme d'Aulnay la retint.

- Restez donc, lui dit-elle, mon cher angel; M. de Montgiroux est un homme charmant.

En même temps, comme Mme d'Aulnay avait fait signe qu'elle était visible, le pair de France entra.

Le comte de Montgiroux connaissait Fernande de vue; il savait son esprit, il appréciait son élégance. Il s'approcha donc de la jeune femme avec cette charmante politesse des hommes du dernier siècle, que nous avons remplacée, nous autres, par la poignée de main anglaise, comme nous avons remplacé le parfum de l'ambre par l'odeur du cigare.

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Mine d'Aulnay s'aperçut de l'impression que Fernande avait produite sur le comte, et comme le pair de France était un de ceux que

ROYAL

REVUE DE PARIS.

la femme de lettres tenait à compter parmi ses fidèles, et qu'elle avait généralement pour lui toutes sortes de prévenances,

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Soyez le bienvenu, mon cher comte, dit-elle. Êtes-vous homme

à vous contenter aujourd'hui d'un mauvais dîner?

Le comte fit un signe affirmatif en regardant à la fois Mme d'Aulnay et Fernande, et en les saluant tour à tour.

- Oui, reprit Mme d'Aulnay; eh bien! c'est dit, vous viendrez rompre notre tête-à-tête, car nous comptions passer la journée en tête-à-tête; j'ai déjà signifié à M. d'Aulnay qu'il eût à aller dîner avec des académiciens. Vous savez que je suis en train d'en faire un immortel, de ce pauvre M. d'Aulnay?

Mais ce sera une chose facile', ce me semble, madame, reprit galamment le pair de France, surtout si vous êtes mariés sous le régime de la communauté.

-Oui, je sais que vous êtes un homme charmant, c'est dit, c'est entendu; mais revenons à notre dîner nous pouvons compter sur vous, n'est-ce pas?

-Oui, si je suis rassuré sur le dérangement que je cause; et j'avoue même que l'offre que vous me faites sera pour moi un grand bonheur.

Eh bien! rassurez-vous; sans doute nous avons beaucoup de choses à nous dire; mais nous allons au bois ensemble, et pendant une excursion de deux heures, deux femmes se disent bien des choses. Nous aurons donc deux heures pour causer à notre aise, et, à six heures et demie, vous nous retrouverez libres de toutes nos confidences. Cela vous va-t-il?

- Oui, à la condition que vous me laisserez donner à vos gens mes ordres pour le dîner.

faites.

N'êtes-vous pas ici comme chez vous? Faites, mon cher comte,

Le comte se leva et salua les deux femmes, qui dix minutes après reçurent chacune un magnifique bouquet de chez Mine Barjon.

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La proposition de Mme d'Aulnay au comte de Montgiroux avait d'abord effrayé Fernande; puis, elle s'était demandé ce que lui faisait Mme d'Aulnay, ce que lui faisait le comte, ce que lui faisait le reste du monde. Au milieu de la plus bruyante et de la plus nombreuse société, ne sentait-elle point qu'elle resterait seule avec son cœur? Elle s'était donc résignée, sûre qu'elle était d'un douloureux tête-à-tête avec sa pensée.

A peine le comte fut-il parti, que Mme d'Aulnay poursuivit le projet qui avait germé dans son esprit.

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