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<< Ma foi, reprit un officier, il y a ici plus d'une femme qui a perdu son enfant en fuyant dans l'obscurité, voyons si quelqu'une voudra prendre celui-ci en échange. Et saisissant par le bras le petit sauvage, qui résistait de toute la force de ses jambes, il le mena malgré lui au milieu du cercle des femmes. Mais à la vue de l'orphelin à peau cuivrée, les unes pressèrent sur leur cœur avec effroi un nourrisson endormi, les autres songèrent à leur enfant condamné à une captivité éternelle chez les sauvages; toutes détournèrent la tête.

Personne n'en veut donc? demanda l'officier; il est trop jeune pour avoir mérité la mort. Voyez, c'est à peine un enfant, una criatura! Qu'en faire? - Emportez-le, répondirent quelques voix de femmes exaspérées par le chagrin, et les plus méchantes, après tout, n'étaient que les plus tendres pour leur progéniture menacée ou perdue; emportez-le. - Peu satisfait du mauvais succès de sa démarche, l'officier revint au milieu de ses soldats: - Tiens, dit-il au cavalier, reprends ton captif, personne n'en veut.

« Le cavalier était fort embarrassé; il regardait le pauvre enfant sans trop savoir quel parti prendre, comme s'il eût dit : Pourquoi diable ai-je tiré mon escopette? Au fond, c'était là sa pensée, et le regret d'avoir tué une femme le porta à faire une bonne action. Il ôta son bonnet, et, s'avançant vers l'officier, il lui dit: Señor capitan, peut-être qu'en le baptisant on en fera un vrai chrétien. Puisque aucune de ces femmes ne veut se charger de lui, je le garderai avec moi; il me servira au quartier. Si je suis tué dans un combat, eh bien! señor capitan, je vous demande qu'il reste avec les camarades; et, en attendant que le curé lui donne un nom, je l'appelle Bataillon. Ça va-t-il? -Bravo! vive Bataillon! cria toute la troupe dès que l'officier eut fait un signe affirmatif, et, bon gré, mal gré, le petit sauvage, porté sur les bras des vétérans, fut obligé de frotter sa petite joue à toutes leurs vieilles moustaches. >>

-Bataillon! dit Duarte en ralliant quelques souvenirs, j'y suis..... - Mais, interrompit le postillon, qu'a de commun ce Bataillon avec la plainte qu'on entend toujours?... - Chut! plus bas, répondit le vieux soldat; c'est là qu'a été tuée la mère du petit sauvage, dans le sentier qui mène à la montagne, et on n'a pas retrouvé le corps. Les Indiens l'ont enlevé, selon leur usage, dit un des voyageurs. Les corps des guerriers, oui; ils les emportent pour cacher le nombre de leurs morts, reprit le guide; mais celui d'une femme....... - Et il secouait la tête d'un air d'incrédulité. Et puis, señores, un Indien, ça n'est pas baptisé; quand même on l'enterrerait, on ne peut mettre une croix sur la tombe, et qui sait où va cette pauvre ame?

-

Savez-vous ce que devint Bataillon? demanda Carlito au conteur. - Une blessure m'obligea à quitter le service dans ce même temps, répondit celui-ci, et je n'ai plus entendu parler de lui. Moi je l'ai connu, interrompit Duarte; si son histoire peut vous intéresser, mes amis, je vous la dirai demain, à la halte de midi.

II.

Après avoir trotté toute la matinée, les voyageurs firent halte au pied d'un pic solitaire, entièrement détaché du reste de la sierra, nommé El Morro. Les habitans attribuent à ce pic, sentinelle avancée des montagnes de l'intérieur dans les plaines de la Patagonie, un instinct bienveillant qui le porte à se couvrir de nuages quand un danger prochain menace la frontière. Toujours est-il que le Morro a vu s'accomplir dans le rayon des vallées où se projette son ombre bien des drames sanglans et terribles. Arrivés dans ce site sauvage, les trois amis allumèrent un grand feu, tandis que les chevaux fatigués se roulaient sur l'herbe et secouaient leur crinière. Duarte reprit en ces termes la suite du récit :

<< Comme vous l'avez vu, messieurs, Bataillon n'avait reçu de Dieu que l'existence, sans accompagnement d'aucun bien. Patrie et famille étaient deux mots inconnus pour lui; après avoir sommeillé trois ans dans la vie sauvage, il s'était éveillé au coup de fusil qui étendait sa mère morte devant lui, et s'était vu jeté dans la vie des camps. Peu d'années après, le soldat qui le traînait à sa suite avec une sollicitude souvent dangereuse pour celui qui en était l'objet, ce soldat des armées de l'indépendance mourut, comme tant d'autres, dans les guerres civiles. On pendit aux pieds de Bataillon les grands éperons d'acier du cavalier défunt, et, après l'avoir hissé sur son cheval, les soldats placèrent à l'arrière-garde le fils adoptif de leur ancien compagnon d'armes. L'enfant, se rapprochant du gros de la compagnie peu à peu, à mesure que les rangs s'éclaircissaient, à mesure aussi que l'âge lui permettait de prendre part aux travaux de la compagnie, finit à la longue par s'incorporer dans les rangs de ces cavaliers, vieux de vingt ans de guerre. Mais Bataillon lui-même avait ses chevrons aussi, car, à tout prendre, il était entré au service le jour où brûlaient les habitations de la frontière, et il comptait douze ans de courses dans les provinces de la république quand sonna sa quinzième année.

« Jamais il n'avait dormi sous un toit; les colorados parmi lesquels il se trouvait enrôlé n'avaient pas de quartiers fixes. Jamais il n'avait vécu de la vie des villes; son existence était à peu de chose près ce

qu'elle eût été dans les Pampas. Grace à son instinct sauvage, il demeurait plutôt en communication intime avec la nature qu'en rapport avec les hommes; peut-être ignorait-il les noms des provinces qu'il parcourait; mais des plaines de la Patagonic aux forêts du Chaco, du Parana au Rio-Quinto, il se fût guidé seul comme l'oiseau. Admis aux bivouacs des cavaliers dont il partageait les travaux, dont petit à petit il avait revêtu l'uniforme, depuis bien des années il écoutait leurs récits, mais sans prendre part à leurs conversations, comme s'il n'avait rien eu à conter lui-même. Le langage semblait être pour lui ce que sont l'art et la poésie pour beaucoup de gens sérieux, quelque chose de mystérieux qui éveille dans l'ame un vague écho et la transporte dans une région supérieure, où elle se trouve dépaysée, tout en admirant. Cette faculté du silence, il la devait au sang indien, car généralement le sauvage, que ne préoccupe ni l'idée de progrès, ni la pensée de perfectibilité de la race humaine, accepte la vie comme un texte sans commentaires, avec cette résignation et cette naïve ardeur qui le feraient croire soumis à la fatalité.

« Apprivoisé en apparence, bien qu'au fond il eût conservé le caractère de sa race, Bataillon devenait un soldat accompli. La profession militaire, telle qu'on l'entendait autour de lui, perfectionnait ses instincts, comme les leçons du fauconnier développent ceux de l'oiseau de proie. Il n'y avait donc aucun cavalier dans la compagnie qui exécutât avec plus de facilité et de précision, avec plus de souplesse et de régularité, les manœuvres impétueuses qui consistent à arrêter court en le faisant glisser sur ses pieds de derrière le cheval lancé à toute bride, à se coucher sur sa selle pour ne présenter à l'ennemi qu'un fer de lance acéré à peine visible. Ainsi, messieurs, il ne s'agissait pas de la vie militaire dans les casernes, mais de la vie des camps ou plutôt du désert. Les cavaliers au milieu desquels grandissait Bataillon, tous habitués à parcourir en armes les diverses provinces de la république, formaient quelque chose de pareil aux compagnies franches; c'étaient des soldats dans le vrai sens du mot, cherchant du travail tout le long des frontières dont on les avait constitués gardiens, toujours en quête de batailles, chevauchant du matin au soir sans inquiétude ni fatigue. Long-temps après que les guerres de l'indépendance étaient finies, long-temps après le licenciement des armées victorieuses dont les chefs devaient causer tant de maux aux pays délivrés par eux, ce régiment des colorados existait encore dans les mêmes conditions belliqueuses et à moitié errantes.

« Bien que désormais identifiés à la vie nomade du sauvage, ces

TOME XXV. JANVIER.

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cavaliers avaient derrière eux les souvenirs d'une enfance plus calme, mieux établie, passée dans les grandes fermes de l'intérieur, dans les faubourgs des villes; cette seconde nature n'avait pas tellement absorbé la première, qu'il n'en perçât quelque chose dans leurs récits. Alors Bataillon, plus sérieux, plus morne que de coutume, cherchait à deviner en lui-même ce que pouvait être cette existence parfois regrettée dont il n'y avait pas trace en lui. Tandis que, couchés sur la selle, les soldats dormaient en rond autour du feu, le jeune Indien veillait, écoutant avec émotion aboyer les chiens aux portes des fermes éloignées, et rêvant à ce qui se passait dans les familles, dans les villages, dans les grandes cités, dans ces lieux habités dont il faisait incessamment le tour, comme une sentinelle vigilante condamnée à ne jamais franchir le seuil dont la garde lui a été confiée. »>

Après tout, interrompit Pedro, Bataillon pouvait quitter le régiment sans être considéré comme déserteur; car il ne recevait sans doute aucune solde.

« Il n'était même pas, à vrai dire, enrôlé comme soldat, reprit Duarte; il remplissait dans le régiment le rôle du mousse dans l'équipage d'un navire. Mais le mousse sans famille voit dans le navire qui le porte sa patrie tout entière; hors du camp, où Bataillon aurait-il vécu? Si la guerre avait continué avec les Indiens, nul doute qu'il eût passé dans leurs rangs sans préméditation, mais par un instinct irrésistible.

« Cependant il arriva qu'un jour, pendant une marche de la frontière méridionale aux bords du Parana, sa compagnie défilait sur les hauteurs qui couronnent et dominent la ville de Cordoue; le soleil scintillait sur le beau sable des grandes grèves au milieu desquelles serpente un filet d'une eau limpide et argentée. C'était la veille d'une fête. Les cloches, agitées au sommet des tours, dans les couvens aux cloîtres spacieux, plantés de cyprès et de figuiers, chantaient un carillon joyeux que dominait à lents intervalles le bourdon de la cathédrale. Les étudians de l'université, aujourd'hui si déchue, s'écoulaient joyeusement vers la place, le long des arcades du collége. Chanoinesprofesseurs, aux chapeaux à larges bords, bourgeois en manteaux, circulaient autour de la promenade en fumant leurs cigarettes, et sur des bancs, à l'ombre, duègnes et jeunes filles agitaient l'éventail; les bruyantes laveuses, dispersées au bord des ruisseaux, étendaient le linge blanc sur les pierres luisantes, sur les haies fleuries. Les chariots pesans descendaient, en criant sur l'essieu, les ravins escarpés de la grande route de l'est, et des divers points de l'horizon arrivaient des

cavaliers dont les chevaux noirs, couverts d'écume, caracolaient gaiement sous les arbres du chemin.

« Du milieu de cette vallée où s'encadrait avec des jardins et des vergers la cité riante, de ce damier de toits plats découpant les terrasses aérées, les miradores en tourelles où les jeunes filles aiment à s'accouder le soir, il s'élevait un murmure de ruche auquel nous sommes trop habitués pour en avoir l'intuition bien précise, mais qui venait bourdonner avec un charme de nouveauté presque irrésistible à l'oreille du jeune Indien. Dans ce murmure confus, pareil à celui de la vague sur une plage de sables, il discernait sans le savoir, et comme dans l'harmonie d'un rêve, le joyeux accord de passions à la fois viveset douces, dont l'expression était la vie et le mouvement. Pour la première fois, il se sentit homme, être sympathisant par nature avec son semblable, de quelque variété qu'il soit; pour la première fois le ramier voulait prendre son vol vers le colombier ouvert devant lui. »

- L'aspect imprévu d'une de nos bruyantes cités d'Europe aurait agi d'une manière moins séduisante sur le cœur naïf de l'Indien, interrompit Carlito; les ruines imposantes des temps passés coudoyées sans façon par les édifices mesquins du siècle présent, l'effet discordant de ces bigarrures qui font d'une ville respectable et jadis homogène quelque chose de pareil à un habit d'arlequin, eussent étonné son regard sans donner à son esprit les enseignemens qui ressortent de ces vicissitudes. Il se fût détourné avec effroi de ces lieux attristés où rien ne sourit, où le riche lui-même, dans son agitation inquiète, semble souffrir plus que le pauvre.

« Il en est ainsi dans plus d'un pays de l'Europe, reprit Duarte; j'en conviens, amigo; comme toi j'ai senti cela; mais vous savez tous, messieurs, quel air de fête revêt la jeune Cordoue d'Amérique, légère et indolente, lorsque le soleil couchant l'encadre comme un diamant dans l'azur plus foncé de la sierra. Là, dans ces temps déjà passés, point d'ambitions, point de tumulte, point de nouvelles traversant la cité d'une voix inquiétante, et juste assez de commerce pour donner aux habitans l'occasion d'animer leurs rues. Avant que les troubles intérieurs eussent habitué cette population paisible à se barricader dans ses maisons et à se réfugier dans les couvens à l'approche des faciones, les grands évènemens de la place publique, c'étaient le passage d'une troupe de mules allant de San-Juan à Buenos-Ayres, l'arrivée d'un convoi de chariots descendant de la vallée de Mendoza aux rives de la Plata, ou la venue subite d'un botaniste de Paris ou de Londres,

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