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sanction pénale. Sans pitié pour les plus douces et les plus charmantes erreurs, il repousse et condamne tout ce qui s'écarte de la ligne droite du dogme. Ce sacrificateur de la loi nouvelle choisit pour victimes, dans le grand siècle, les deux hommes dont l'ame est la plus tendre et la plus aimante : Fénelon et Molière !

Je songeais encore à tous ces souvenirs le lendemain de l'inauguration du monument élevé à la gloire de ce dernier. La tête pleine de ces rêves où l'imagination se complaît, je voulus revoir clairement ce que je n'avais fait qu'entrevoir la veille. L'artiste avait-il compris, exprimé une partie des idées que réveillait en moi cette grande mémoire? Par quel côté avait-il abordé cette large et triple nature où l'observateur retrouve la gravité du philosophe, l'élégante simplicité de l'homme de cour, et la libre fantaisie du comédien? Allais-je admirer un héros du Roman comique, un portrait vivant de La Bruyère ou un homme illustre de Plutarque? Toutes mes sympathies, je l'avoue, étaient acquises d'avance au jeune chef de troupe, battant l'estrade dans les provinces, amusant les bourgeois de Narbonne ou de Béziers, enlevant çà et là un joyeux compagnon à Filandre ou à Paphetin, et dépensant en plein air son esprit et son cœur, sans savoir qu'il aurait un jour sur le front l'auréole sérieuse du grand homme. C'est l'époque des créations sans effort, des amours sans jalousie, et de la comédie sans entrave. Nous sommes encore sous l'impression des mœurs de la fronde, et les libres allures de cette période héroï-comique ne se sont pas régularisées devant le goût souverain de Louis XIV. Le temps n'est pas venu de faire régner à Paris cette peinture fine et sincère de la société qui donne un cachet historique au Tartufe et aux Femmes savantes, pièces déposées pour toujours dans les archives de l'esprit humain. La tête couverte d'une barrette ronde avec une mentonnière en peau de mouton, le corps flottant dans un large sac, et les pieds chaussés de gros souliers gris noués d'une touffe de laine, Gros-Guillaume prodigue, à l'hôtel de Bourgogne, sa verve bouffonne et grossière. On en est encore, suivant l'expression d'un contemporain, aux productions tirées de l'escarcelle de l'imagination. Lorsque Gautier-Garguille, Turlupin ou leur volumineux camarade ouvrent la bouche pour lancer quelque parole gaillarde et ambigüe, le spectateur ravi s'épanouit en rires bruyans. Un franc succès couronne la farce: le bourgeois tape des mains sur ses genoux, et le marquis évaporé s'écrie étourdiment : « Serviteur à la turlupinade! » Molière s'emparera plus tard de ce cri dans l'Impromptu de Versailles; mais auparavant, il faut qu'il étudie en courant les patois du Limousin et du Languedoc, afin de pouvoir écrire, si l'occasion s'en présente, à son retour à Paris, une comedia dell' arte (M. de Pourceaugnac). Si vous possédez le sentiment divinateur de l'artiste, représentez Molière à ce moment de jeunesse et de folle vie. Cette figure ouverte et expressive n'est pas encore penchée sous le poids de la solennelle perruque à la Louis XIV. La flamme sensuelle éclate dans ce regard pénétrant que l'observation doit rendre plus calme et

plus fixe. Les coins des lèvres ne se sont pas encore retirés en dedans sous la pression lente, mais continue, de la méditation. Un air d'insouciance et de liberté anime les détails de ce noble visage. Mme de Brie lui sourit, la fière Duparc le dédaigne; il a la jouissance et l'espoir: saisissez et reproduisez l'expression fugitive de ces deux sentimens. C'est le jeune Molière qu'on ne connaît pas et qu'on voudrait étudier. Donnez-nous une ébauche franche et vigoureuse : chacun de nous couronnera l'œuvre à sa manière, en y ajoutant quelque trait d'Ariste et d'Alceste. Vous voulez élever un monument à Molière il vaudrait cent fois mieux détacher quelque croquis de ses tablettes. Ce serait plus poétique et plus neuf. En représentant l'auteur de Tartufe siégeant dans sa gloire entre deux muses, vous avez agi comme tous ses panégyristes, nécessairement incomplets, par cela seul qu'ils ont voulu peindre Molière complet. Ils n'ont assisté ni à la formation ni, si je puis le dire, à la postérité des idées de Molière. Ils n'ont vu de ce beau livre biographique ni la préface ni l'épilogue. Il y aurait un bel ouvrage à fairé sur ce titre : La Vie de Molière après sa mort. Nous essaierons d'en écrire quelques pages. Mais avant de ressaisir le crayon des tablettes, soumettons en passant une ou deux observations aux auteurs du monument.

On a critiqué le choix du lieu : chicane peu importante dont nous ne nous occuperons pas, attendu que Rome, le suprême modèle en fait d'art, offre de nombreux exemples de cette particularité de disposition. Le coin de la rue Richelieu et de la rue Traversière présentait à l'architecte des difficultés réelles qui ont été, sinon vaincues avec hardiesse, du moins habilement dissimulées. L'ensemble de cette construction est parfaitement régulier dans le sens académique. La statue de Molière est bien posée, mais la vie lui manque. Le rouleau de parchemin déplié sur les genoux s'accorde mal avec les autres détails du costume. Quand on voit au-dessous de ce rouleau la jambe fine, saillante, à peine voilée dans sa partie supérieure par les plis gracieux du canon, et au-dessus, un pourpoint étroit qui met en relief les contours du buste, on ne peut s'empêcher de remarquer le défaut d'harmonie que nous avons signalé. Nous nous attendions à voir reproduite dans cette statue une inexactitude historique, commune à tous les bustes et à tous les portraits de Molière. Les peintres et les sculpteurs, peu curieux de découvertes bibliographiques, acceptent sans les contrôler les documens de la tradition, et ne manquent jamais de donner des moustaches à Molière.- Molière n'avait pas de moustaches. Un mot de Boileau prouve ce que j'avance. Après les succès de Molière dans la haute comédie, Boileau l'engageait fort à ne plus jouer. -Ah! que me dites-vous-là? répondit le poète-comédien, il y a un honneur pour moi à ne point quitter. - Plaisant point d'honneur, en vérité, repartit brusquement Boileau, que de se noircir tous les jours le visage pour se faire une moustache de Sganarelle! - Cette phrase d'ami un peu brutal ne laisse aucun doute sur le point en question.

Il me reste encore un blâme, ou du moins un regret, à exprimer. Les

figures accessoires du monument sont deux allégories qui représentent, diton, la muse grave et la muse enjouée. Quand verrons-nous enfin les sculpteurs se préoccuper de la vie de leurs œuvres, et diriger le ciseau dans le sens de la réalité? Pourquoi, je vous le demande, dédoubler l'inspiration de Molière et lui donner ainsi deux muses contre toute vraisemblance morale ? J'aimerais autant vous voir dresser la carte géographique de ses facultés. Si vous vouliez absolument traduire sous forme visible, incarner dans la pierre ou le marbre les diverses manifestations du génie de Molière, que ne preniez-vous Dorine et Célimène ? C'étaient des expressions vivantes, antithétiques, de la pensée du grand poète. Dorine en cornette et en tablier, le sein légèrement découvert, pour rappeler le pieux mouchoir de Tartufe, le nez hardiment retroussé, avec un air d'honnête effronterie, aurait exprimé avec franchise le côté populaire, énergique, du talent de Molière; tandis que Célimène, en robe peinte et relevée de rubans ondés ou trianon, un peu de fard aux joues, un air de sourire aux lèvres, et près du cœur une montre carrée, aux angles aigus, comme c'était la mode à cette époque, aurait résumé les délicatesses infinies et l'exquise élégance du précepteur de la cour de Louis XIV. De cette façon, chacun vous aurait compris, et vous n'auriez pas eu besoin de faire tenir à vos allégories ces longs rouleaux de parchemin qui choquent toujours lorsqu'ils s'étalent dans le cadre d'un sujet moderne.

Dans tous les programmes d'inauguration entrent, comme partie essentielle, plusieurs discours panégyriques dont je ne conteste pas le mérite, mais qui ordinairement sont très ennuyeux et très déplacés. Le grand homme qu'on veut glorifier aurait le droit de dire aux orateurs : « Messieurs, allons à l'Académie, vous ferez mon éloge dans une salle bien close, bien chauffée, et nous ne serons pas dérangés par le populaire, qui s'impatiente de vous écouter sans vous entendre. » Rien de plus favorable en effet pour ce genre de littérature que la salle des séances de l'Institut. L'éloquence en plein air ne se conçoit que lorsqu'il s'agit de passions à exciter, de colères à lancer ou à contenir; et encore faut-il que l'orateur ait une de ces voix tonnantes, impérieuses, incisives, dont la foule subit l'empire avec idolâtrie. L'improvisation abondante, énergique, variée, exalte les têtes et les maîtrise, surtout lorsque la parole se transmet par un organe puissant. Si vous voulez prononcer un discours dans la rue, soyez tribun. Si vous êtes homme du monde, académicien, magistrat, ou tout simplement homme de lettres, si vous apportez un discours écrit et une voix de salon, vous pourrez dire très élégamment et très spirituellement des choses pleines de justesse et d'à-propos, mais vous ne réussirez pas à donner à vos paroles l'ascendant et l'autorité, le succès d'enthousiasme ou d'estime qu'elles auraient ailleurs.

Dans cette circonstance pourtant, les discours d'usage empruntaient un certain intérêt à un trait bien connu du caractère de Molière. L'ami de Ménage et de Boileau aimait particulièrement à discourir. Nul ne savait mieux que lui user des artifices oratoires et mettre de son côté le roi, le public, et même ses rivaux. On se souvient sans doute comment, à sa première repré

sentation sur le théâtre italien du Petit-Bourbon, il se concilia, par d'adroites flatteries, la faveur des comédiens de l'hôtel de Bourgogne, beaucoup plus puissans que lui à cette époque. Il excellait et se plaisait à ces petits exercices d'esprit. Il était l'orateur de la troupe en toute occasion, et le privilége de haranguer le public n'a été abandonné par lui que six ans avant sa mort. D'où lui venait cette manie, ou, si l'on veut, ce faible d'orateur? Molière avait étudié le droit à Orléans, et si les registres de cette faculté remontent au XVIIe siècle, on pourrait y voir encore le nom de l'auteur de l'École des Femmes. Molière était avocat. La robe du docteur se montrait par intervalles sous le costume du comédien. Nous sommes bien heureux que son grand-père l'ait mené de bonne heure au théâtre; sans cela Cujas l'aurait emporté peut-être sur Aristophane, et le droit coutumier sur la comédie. Il eût été curieux de voir Molière écrire des commentaires sur le Digeste ou sur les Pandectes. Peut-être aurait-il réussi dans cet ordre d'études. Il est à remarquer qu'il a tiré toujours bon profit des nombreuses sciences auxquelles son esprit s'est appliqué. Avocat à Orléans, il garde pour les Fourberies de Scapin ses connaissances en procédure; traducteur de Lucrèce et élève de Gassendi à Paris, il insère dans le Misanthrope quelques vers de sa traduction, et dans l'École des Femmes, dans l'Ecole des Maris, dans Tartufe, des maximes familières à son maître qui, bien qu'épicurien, était, dit-on, fort dévot, metu atomorum ignis. Molière possède au plus haut degré le talent de l'assimilation, et c'est par là que son génie est spécialement national. Le mot si connu : « Je prends mon bien où je le trouve, » n'a pas d'autre signification que celle-là.

La mémoire des grands hommes ressemble, par un côté, à cette statue de Périnet Leclerc contre laquelle chaque passant jetait une pierre. Seulement, des pierres qu'on jette, les unes sont une offense, les autres un tribut. Ces dernières, amoncelées par une main intelligente, s'élèvent peu à peu et finissent par prendre la forme d'un monument. C'est ce qui est arrivé pour Molière. On a dit bien souvent que la postérité commençait pour un poète le lendemain de sa mort. Vivant, il soulevait les passions pour lui et contre lui. Mort, tout le monde lui rend justice et respect. Ce revirement d'opinion semble en effet très logique et par conséquent très vraisemblable; carce ce qui blesse surtout les envieux et les sots, c'est l'activité continuelle et retentissante d'un homme supérieur. Ses ennemis sont irrités de le voir sans cesse sur la brèche, et ses amis lui en veulent toujours un peu du bien qui lui arrive. Ceux-là vont jusqu'à lui contester la propriété de ses œuvres, et ceux-ci, accusés d'en être les auteurs, gardent un silence perfide à cet égard. Combien de fois n'a-t-on pas attribué à Chapelle les meilleures pièces de Molière ? L'ami du poète savait mieux que personne la fausseté de cette imputation; mais par amour-propre ou malice, il ne démentait pas formellement les propos des libellistes. Ravi d'être accusé, il se résignait à s'asseoir sur le banc des prévenus, et il subissait bravement la peine de l'éloge qu'il n'avait pas méritée. Admirable dévouement à la cause de l'amitié! Molière

devait se montrer sensible à cette héroïque discrétion. Une occasion se présenta de témoigner à Chapelle toute sa reconnaissance. Pressé de faire la comédie des Fâcheux, que le roi lui avait commandée à bref délai, il s'adresse à son ami, et le prie de lui écrire une scène, celle de Caritidès. Chapelle s'en charge et la fait si mauvaise que Molière la garde pour sa justification. «< Si vous laissez courir encore certains bruits injurieux pour moi, je montrerai à tout le monde votre scène de Caritidès. » Chapelle accepta la menace en homme d'esprit; mais il garda certainement rancune à Molière de cette légitime trahison. A la mort du poète, il semble que ce mauvais sentiment dût s'effacer. Peut-être en effet Chapelle pardonna-t-il au glorieux comédien; mais les pamphlétaires ne montrèrent pas cette générosité. Le jour des funérailles furtives de l'illustre mort, une femme du peuple, voyant passer le cercueil, s'écria dédaigneusement : « Hé, c'est ce Molière qu'on va enterrer. - Pour vous du moins, répondit une autre femme, ce devrait être monsieur Molière. « Ces deux femmes exprimaient à leur manière les deux opinions qui se combattaient encore ce jour-là. Le lendemain il parut autant d'épigrammes que d'épitaphes, autant de satires que d'élégies. Les nouvellistes, réunis en pelotons aux Tuileries et en bureaux au Palais, composaient et colportaient une multitude de pièces de vers distillant l'éloge ou le blâme. On les lisait dans les ruelles, on les récitait dans les assemblées. Après avoir anathematisé les restes de Molière, peut-être le galant et spirituel Harlay de Champvallon, formosi pecoris custos, formosior ipse, composa-t-il lui-même un quatrain contre l'auteur de Tartufe. Dans ce cas, l'élégant archevêque aurait eu deux triomphes en un jour. Les dévots durent le bénir pour son excommunication, et les mondains pour son épigramme.

Les terribles paroles de Bossuet ne furent pas la seule oraison funèbre de l'auteur du Misanthrope. Si vous voulez nous suivre chez une Célimène du Marais, vous assisterez à une scène grotesque qui caractérise admirablement les mœurs du temps, et qui prouve qu'à certains égards nous valons beaucoup mieux que nos aïeux.

Dans une salle tendue de noir et remplie d'écussons aux armes de Molière (ces armes sont des miroirs, des singes et des masques), la maîtresse du logis a réuni brillante et nombreuse compagnie. Des précieuses, des marquis, des médecins, des pédans, des Tartufes, toutes gens moquées par le grand poète, attendent en causant la venue d'un orateur qui doit prononcer l'oraison funèbre du défunt. Ce sont des causeries à voix basse comme en savent faire les coquettes, des discussions bruyantes comme celles dont les Vadius et les Trissotin ont l'habitude. Enfin l'orateur arrive et monte en chaise. Qui est-il? On l'ignore d'abord, parce qu'il est déguisé. Il s'appelle Cléante et porte la robe de docteur : voilà tout ce qu'on en sait et ce qu'on en voit. Mais à peine a-t-il levé la tête que chacun s'écrie : C'est lui! c'est lui! On l'a reconnu, et de rire. Ce n'est point un docteur, c'est un marquis. Il ne se nomme point Cléante: son vrai nom est... Mais silence! le voilà qui commence. Écoutons :

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