Images de page
PDF
ePub

« Il est mort, ce Môme de la terre qui en a si souvent diverti les dieux! Je ne puis songer à ce trépas, mes frères, sans répandre un torrent de larmes. Que dis-je, un torrent? ce n'est pas assez, il en faut verser un fleuve. Que dis-je, un fleuve ? ce serait trop peu, et nos larmes devraient produire

une autre mer. »

Que cela est galant, mon Dieu! que cela est bien tourné! murmurent les précieuses. — C'est un exorde ex abrupto, disent les pédans. L'orateur est entré vivement en matière, in medias res. La progression est savante, rapide et dans les formes. – Voilà un homme qui certainement connaît tout le fin de la dialectique, reprennent les précieuses. Les larmes forment un torrent du torrent nous passons au fleuve; le fleuve nous conduit à la mer. Nous allons probablement faire le tour du monde. Nautonnier, au gouvernail.

L'orateur reprend sur un ton pathétique :

<< Pleurons la mort de Molière, messieurs, pleurons-la; mais écoutons en même temps ces violons qui la pleurent aussi. »

Des violons jouent languissamment. Cléante baisse la tête, Célimène passe sur ses yeux son magnifique mouchoir brodé, toute l'assemblée paraît attendrie. On pleurerait de tous côtés, si le sérieux calculé de Cléante ne provoquait des éclats de rire irrésistibles.

« Mais avant d'entrer en matière, poursuit l'orateur, faisons une pose utile à nos santés. Toussons, crachons et nous mouchons harmonieusement. Il faut quelquefois reprendre haleine : c'est ce qui nous fait vivre. »

Cléante s'arrête, et chaque auditeur admire la chute délicate de sa période. Le jeu de mots est plein de grace. L'élégant marquis joue avec la phrase comme le jongleur avec l'épée. Tous deux lancent leur arme au-dessus de leur tête, et la reprennent ensuite par la pointe, sans qu'elle ait eu le temps de toucher terre. Quelle fête pour les précieuses! ce sont des ah! et des oh' comme dans la scène de Mascarille et des filles de Gorgibus. Encouragé par ces exclamations flatteuses, Cléante continue il détaille et explique les armes parlantes de Molière. Que ne dit-il pas sur le miroir, sur le singe, sur le masque? c'est à se pâmer d'admiration. Mais ce qui dépasse encore tout ceci, c'est un dialogue des morts entre Molière et Momus. Molière a la prétention de détrôner Momus dans l'Olympe. Après avoir amusé les rois, il aspire à charmer les dieux, et son orgueil ira peut-être jusqu'à trouver des ridicules dans la cour céleste. L'oraison funèbre se termine par une machine merveilleuse. A un moment donné, des rideaux noirs s'écartent silencieusement, et l'on voit apparaître le tombeau de Molière, qui sert de prétexte à des lazzi tout-à-fait conformes à ceux des Précieuses ridicules. Voilà comme on honorait Molière le lendemain de sa mort. Ainsi éclataient la justice et le respect de la postérité pour ce grand nom, Le romantisme a eu des excès condamnables; mais il n'est jamais allé aussi loin dans ses colères contre les classiques du XVIe siècle, que ce freluquet de Cléante dans son oraison funèbre du plus vaste génie de notre littérature. Le prétentiel x

marquis rend cependant à Molière un hommage assez rare. « Non-seulement, dit-il, Molière jouait très bien; mais il faisait encore bien jouer. » Ce témoignage est d'ailleurs confirmé par les nouvellistes de l'époque. Chaque acteur, dit l'un d'entre eux, sait combien il doit faire de pas, et toutes ses ceillades sont comptées. Pour le jeu particulier de Molière, on sait qu'il était excellent dans la comédie, mais assez mauvais dans la tragédie, comme le prouvent ces vers de Montfleury, un peu exagérés dans la forme, mais sincères au fond:

[ocr errors]

Il vient le nez au vent,

Les pieds en parenthèse et l'épaule en avant;

Sa perruque, qui suit le côté qu'il avance,
Plus pleine de lauriers qu'un jambon de Mayence;

Les mains sur les côtés d'un air peu négligé,

La tête sur le dos comme un mulet chargé,
Les yeux fort égarés; puis, débitant ses rôles,
Un hoquet éternel sépare ses paroles,

Et lorsque l'on lui dit : « Et commandez ici (1); »

Il répond :

Con-nais-sez-vous Cé-sar de lui par-ler ain-si?

Mettez ces alexandrins en prose, et cette critique pourra passer pour l'œuvre de quelque feuilletoniste contemporain. Au reste Molière, en acteur habile, savait tirer parti, dans les pièces comiques, de ce malheureux hoquet si déplaisant dans les pièces sérieuses. Dans l'Avare, il fait tousser Harpagon pour dissimuler ce défaut, et comme le bonhomme s'inquiète de sa toux : « Cela n'est rien, lui dit Frosine; votre fluxion ne vous sied point mal, et vous avez grace à tousser. »

Nous nous étendons quelque peu sur ces particularités, parce que Molière était, de son temps, considéré surtout au point de vue du comédien. Louis XIV ne put s'empêcher de témoigner son étonnement, lorsque Boileau lui dit que le camarade de Béjart et d'Hubert était le plus grand homme de son siècle. Cinquante ans après, le point de vue a changé. Molière n'est plus un comédien pour les hommes du XVIIIe siècle; c'est avant tout un philosophe, ascendant légitime de Voltaire. En 1660, on applaudissait surtout ses farces. En 1769, à l'époque de l'Eloge de Chamfort, on appréciait particulièrement Tartufe, comme la préface du triomphe de la raison sur la religion. Il ne fallut pas moins de cent ans pour que l'Académie adoptât enfin, d'une manière indirecte, le puissant génie qu'elle avait repoussé malgré les instances de Colbert. C'est en 1769 qu'elle proposa l'éloge de Molière. Celui dont Chamfort est l'auteur fut couronné par les quarante. Neuf ans après, l'adoption

(1) Pièce de Pompée, rôle de César.

de Molière par l'Académie fut plus complète, comme on le voit par cet extrait de ses registres :

Lundi, 23 novembre 1778.

« M. le secrétaire (d'Alembert) a prié l'Académie de vouloir bien accepter le buste de Molière fait par M. Houdon. La compagnie, d'une voix unanime, accepte le don de M. le secrétaire, qui a proposé différentes inscriptions pour ce buste. Les académiciens présens ont promis de penser chacun de leur côté à cet objet, et de proposer leurs inscriptions, entre lesquelles l'Académie choisira celle qui lui paraîtra la plus convenable. »

Du jeudi 26 novembre.

« L'Académie a choisi d'une voix unanime, pour le buste de Molière, l'inscription suivante, proposée par M. Saurin:

« J.-B. POQUELIN DE MOLIÈRE, 1778.

<< Rien ne manque à sa gloire: il manquait à la nôtre. »

L'intention de Saurin était excellente; mais c'était bien mal tomber que de louer par un concetto Molière, l'ennemi juré des conce/ti. On doit cependant savoir gré à l'Académie de 1769 et de 1778 d'avoir réhabilité solennellement la mémoire du poète-comédien, dans un siècle où sa famille elle-même rougissait de lui. Un Poquelin de cette époque, bourgeois-gentilhomme à la façon de M. Jourdain, commanda un arbre généalogique dans lequel Molière fut oublié. A peu près vers ce temps-là, Riccoboni traduisait en italien les pièces du valet de chambre de Louis XIV, quoiqu'il l'accusât d'avoir tiré les Fâcheux d'une comédie italienne intitulée Gli interrompimenti di Pantalone, l'École des Maris d'une nouvelle de Boccace, et la Princesse d'Élide d'El Desden con el Desden, pièce d'Agostino Moreto. Ces reproches sont fondés à quelques égards, mais ils ne méritent pas l'importance qu'y attache Riccoboni, et après lui Frédéric Schlegel. Tiraboschi, dans son histoire de la littérature italienne, formule aussi la même opinion dans les termes suivans:

Molière a tellement tiré parti des comiques italiens, que, si on lui reprenait tout ce qu'il leur a emprunté, les volumes de ses œuvres ne seraient pas en si grand nombre. >>

Pour répondre victorieusement à Tiraboschi et à Riccoboni lui-même, il suffit de mentionner la traduction de Molière en italien par Riccoboni! Ce fait réduit à leur valeur réelle les reproches de ces deux écrivains. Je ne m'arrêterai pas à réfuter Diderot, qui dit incidemment, à propos d'une scène du Dépit amoureux où Albert sonne aux oreilles de Métaphraste une cloche de mulet qui le fait fuir: « On ne souffrirait pas aujourd'hui qu'un père vint, avec une cloche de mulet, mettre en fuite un pédant. » Cette phrase est une simple observation relative aux susceptibilités du public du XVIe siècle.

Tant pis pour Diderot et pour les spectateurs de son temps, s'ils ne pouvaient supporter une chose qui nous paraît aujourd'hui si naturelle ! Nous avons, grace à Dieu, secoué le joug ridicule de ce qu'on appelait autrefois, par un abus de langage, les convenances de la scène. Diderot s'épouvantait de l'effet produit par une cloche de mulet. Qu'aurait-il donc pensé de nos drames, où retentit quelquefois un carillon tout entier? Nous sommes, plus que personne, ennemi de l'emploi exagéré des moyens matériels; mais nous n'allons pas néanmoins jusqu'à les proscrire, lorsqu'ils sont la traduction impérieuse d'un mouvement intérieur. La cloche d'Albert est, dans le Dépit amoureux, une nécessité comique de la situation. Cela est si vrai, que les spectateurs ne manquent jamais d'applaudir et de rire à cet endroit de la pièce.

La seule critique sérieuse élevée contre Molière, dans le cours du XVIIIe siècle, est formulée au nom de la morale par Jean-Jacques Rousseau. Comme elle est reproduite par Frédéric Schlegel, nous la discuterons à son tour, en relevant un à un les chefs d'accusation que le professeur allemand réunit en faisceau pour accabler le poète français.

Dans son Cours de Littéra ure dramatique, M. Schlegel entreprend de rabaisser le génie de Molière aux mesquines proportions d'un esprit imitateur et sans énergie personnelle. Aux premières lignes de son article, on surprend le parti pris et l'aveugle passion d'un procureur du roi. Ce sont de grosses puérilités, des chicanes absurdes, indignes d'une intelligence vraiment philosophique. On peut lui renvoyer justement le reproche qu'il fait à Rousseau. Il a complètement méconnu le caractère de la comédie. Dans son plaidoyer captieux, ses phrases sont si entortillées, si pénibles, qu'on a toutes les peines du monde à éclaircir sa pensée. C'est un nœud gordien inextricable formé par un câble de marine qui se replie plusieurs fois en sens contraires. Il confond à plaisir les opinions les plus contradictoires: il procède presque toujours par hypothèse, il naturalise en littérature la loi des suspects. D'après lui, Molière est un ouvrier plutôt qu'un artiste. L'auteur de Tartufe n'a jamais senti l'élan intérieur, l'aspiration pure qui mènent aux nobles régions de l'art. Ceci est une imputation gratuite que M. Schlegel serait bien en peine de justifier. Le Misanthrope, le Tartufe et les Femmes savantes, témoignent invinciblement de cette tendance élevée que le professeur dénie au poète. M. Schlegel se trouve exactement, vis-à-vis de Molière, dans la position de cet homme naïf qui se plaint, au milieu d'un bois, de ce que les arbres l'empêchent de voir la forêt. Aussi, son premier soin est-il de se débarrasser des arbres qui gênent sa vue. Il n'est pas étonnant qu'après cette opération préliminaire, il cherche vainement cette puissante végétation dont on lui avait vanté la richesse et la liberté. La hache ne reconstruit pas ce qu'elle a brutalement abattu. Rien de plus décisif et de plus illogique à la fois que l'argumentation de M. Schlegel; ses raisonnemens s'en vont à la débandade, comme une armée saisie d'une terreur panique, et ils se détruisent ainsi les uns les autres dans le pêle-mêle de la déroute.

Citons un exemple. Dans le Tartufe et dans le Misanthrope, le critique allemand attaque impitoyablement ce qu'il appelle la gaieté didactique, c'està-dire la gaieté qui se propose un but à atteindre, tandis qu'il condamne, à la page suivante, la gaieté sans but et sans plan de l'Avare. M. Schlegel serait-il pour la gaieté didactique, lorsque Molière emploie la gaieté spontanée, et pour la gaieté spontanée, lorsque Molière admet dans ses compositions la gaieté didactique ? Ce serait une théorie bien légère pour un esprit allemand, et c'est tout au plus si le feuilleton français, avec les mille pétillemens de sa verve paradoxale, pourrait donner, non pas de la consistance, mais un éclat passager, à cette tactique déloyale. C'est surtout à la pièce de l'Avare que le pesant archer lance ses flèches les plus envenimées. Pourquoi l'avare a-t-il des chevaux? demande aigrement M. Schlegel. La réponse n'est pas difficile. L'avare a des chevaux pour les laisser maigrir; et si cette raison paraît plus ingénieuse que logique, nous pouvons en donner une autre plus sérieuse et plus irrécusable. Harpagon a des chevaux comme il a des valets, dans le seul but de sauver les apparences, et il est d'autant plus malheureux, que par sa position il est obligé d'avoir à son service des étrangers, bêtes ou gens. Toute passion a ses luttes sourdes avant d'arriver à la tyrannie absolue. L'avare de Molière n'a pas encore triomphé des autres instincts rebelles de son être; il est placé dans une période de transition qui le rend beaucoup plus dramatique que celui de Plaute. On prévoit distinctement l'heure où domestiques et chevaux 'disparaîtront de sa maison. Déjà les domestiques sont à deux fins ils se réduiront bientôt à la multiple unité personnifiée dans maître Jacques. Quant aux chevaux, ce ne sont plus que des fantômes, des idées, comme dit le cocher. Ils ont atteint, à force de jeûne, la limite qui sépare le monde fantastique du néant. Encore un peu de temps, et ils n'existeront plus, si l'on peut dire qu'ils existent encore. Maître Jacques lui-même, cette quintessence de l'élément-valet, se simplifie tellement de jour en jour, qu'il finira par s'évaporer, comme un spiritueux en fermentation. Harpagon, dévoré par sa passion croissante, fait autour de lui un vide graduel, plus effrayant qu'un vide instantané. Maître, il renonce peu à peu à ses valets. Père, il se détache de ses enfans. Amoureux, il étouffe ses désirs de mariage. Il s'isole de plus en plus pour se rapprocher de sa cassette. Tout son être se rétrécit insensiblement jusqu'à ce qu'il prenne la forme exacte de son coffre-fort. On le trouvera quelque jour incrusté dans ce meuble précieux, comme un fossile dans un coquillage. Il me semble qu'une conception pareille a bien sa logique et sa grandeur. M. Schlegel a fait preuve de lésinerie critique en interdisant l'amour et les chevaux à l'avare. Quand on examine impartialement les créations de Molière, on découvre autre chose que les lieux-communs de la comédie à masque et de l'opéra-buffa.

:

Je passe à un autre ordre d'idées. Deux mots me suffiront pour réfuter Jean-Jacques Rousseau. Le philosophe de Genève accuse le Misanthrope d'immoralité. Molière rend, selon lui, la vertu ridicule dans la personne

« PrécédentContinuer »