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d'Alceste, en donnant à l'amant de Célimène les travers d'un caractère outré. Rousseau se trompe sur Alceste parce qu'il fait abstraction de Philinte. Molière a mis, suivant son habitude, deux extrêmes en présence, et c'est de ce contraste que résulte la moralité. La raison n'est incarnée ni dans le pessimiste, ni dans l'optimiste. C'est au point d'intersection de ces deux caractères qu'elle se trouve.

Schiller a jugé Molière avec une rectitude d'esprit bien autrement concluante que les sophismes de Schlegel et de Rousseau. « Si l'on voulait comparer, dit-il, l'effet produit par la comédie à l'effet produit par la tragédie, l'expérience accorderait peut-être la préférence à la première. La loi et la conscience nous prémunissent contre le crime et le vice; mais la crainte du ridicule fait souvent faire le bien. Si la scène ne diminue pas le nombre des vices, n'est-ce rien que de nous les faire connaître ? C'est elle qui ôte le masque à l'hypocrite: le voilà le tartufe, il est marqué au front! » Après avoir ainsi rendu justice à la fidélité du pinceau et à la moralité des peintures de Molière, Schiller ajoute en généralisant son opinion sur notre grand poète comique : « La scène peut seule ridiculiser nos faiblesses, parce qu'elle ménage notre susceptibilité. Elle est le canal par où se répandent les idées que la classe intelligente et supérieure d'une nation veut propager dans toutes les parties de l'état. Le théâtre exerce une grande influence sur la formation et la conservation de l'esprit national. »

C'est précisément cette influence incontestable qui est le plus beau titre de gloire de Molière. Plus nous nous rapprochons de notre époque, et moins nous trouvons d'hostilité littéraire contre l'auteur du Misanthrope. A l'époque même de la plus grande effervescence du romantisme, lorsque' Racine et Boileau sont indignement rabaissés, Molière conserve sa gloire tout entière. En 1829, une proposition est adressée au ministre de l'intérieur, qui la repousse par un motif tiré de la dignité royale. Il s'agissait d'élever un monument à Molière sur la place de l'Odéon. Le ministre refusa, sous prétexte que les places publiques de Paris étaient exclusivement consacrées aux monumens érigés en l'honneur des souverains. Par une espèce de compromis entre les scrupules monarchiques du ministre de 1829 et les droits royaux des grands hommes, le monument de Molière a été élevé au coin de deux rues. Rien n'a manqué à la glorification, je dirais presque à l'apothéose du maître de la scène. L'Allemagne elle-même a placé son buste sous le portique d'un de ses principaux théâtres. Le roi de Saxe a vengé Molière des attaques de Schlegel. Enfin, pour dernier honneur rendu à cette glorieuse mémoire, c'est une femme savante dans la bonne acception du mot, qui a célébré dans ses vers, le jour de l'inauguration, l'ennemi mortel des femmes savantes.

HIPPOLYTE BABOU.

ZURBARAN.

(TERZA-RIMA. )

Moines de Zurbaran, blancs chartreux qui, dans l'ombre, Glissez silencieux sur les dalles des morts,

Murmurant des pater et des ave sans nombre,

Quel crime expiez-vous par de si grands remords?
Fantômes tonsurés, bourreaux à face blême,
Pour le traiter ainsi, qu'a donc fait votre corps?

Votre corps modelé par le doigt de Dieu même,
Que Jésus-Christ, son fils, a daigné revêtir,
Vous n'avez pas le droit de lui dire anathème!

Je conçois les tourmens et la foi du martyr,
Les jets de plomb fondu, les bains de poix liquide,
La gueule des lions prête à vous engloutir,

Sur un rouet de fer les boyaux qu'on dévide,
Toutes les cruautés des empereurs romains;
Mais je ne comprends pas ce morne suicide!

Pourquoi donc, chaque nuit, pour vous seuls inhumains,

Déchirer votre épaule à coups de discipline,

Jusqu'à ce que le sang ruisselle sur vos reins?

Pourquoi ceindre toujours la couronne d'épine,
Que Jésus sur son front ne mit que pour mourir,
Et frapper à plein poing votre maigre poitrine?

Croyez-vous donc que Dieu se plaise à voir souffrir,
Et que ce meurtre lent, cette froide agonie,
Fasse pour vous le ciel plus facile à s'ouvrir?

Cette tête de mort entre vos doigts jaunie,
Pour ne plus en sortir qu'elle rentre au charnier;
Que votre fosse soit par un autre finie.

L'esprit est immortel, on ne peut le nier;
Mais dire, comme vous, que la chair est infame,
Statuaire divin, c'est te calomnier!

- Pourtant quelle énergie et quelle force d'ame
Ils avaient, ces chartreux, sous leur pâle linceul,
Pour vivre, sans amis, sans famille et sans femme,

Tout jeunes et déjà plus glacés qu'un aïeul,
N'ayant pour horizon qu'un long cloitre en arcade,
Avec une pensée, en face de Dieu seul!

Tes moines, Lesueur, près de ceux-là sont fades;
Zurbaran de Séville a mieux rendu que toi
Leurs yeux plombés d'extase et leurs têtes malades,

Le vertige divin, l'enivrement de foi,
Qui les fait rayonner d'une clarté fiévreuse,
Et leur aspect étrange, à vous donner l'effroi!

Comme son dur pinceau les laboure et les creuse!
Aux pleurs du repentir comme il ouvre des lits
Dans les rides sans fond de leur face terreuse!

Comme du froc sinistre il allonge les plis!

Comme il sait lui donner les pâleurs du suaire,
Si bien que l'on dirait des morts ensevelis!

Qu'il vous peigne en extase au fond du sanctuaire,
Du cadavre divin baisant les pieds sanglans,
Fouettant votre dos bleu comme un fléau bat l'aire,

Vous promenant rêveurs le long des cloîtres blancs,
Par file assis à table au frugal réfectoire,
Toujours il fait de vous des portraits ressemblans.

Deux teintes seulement, clair livide, ombre noire,
Deux poses, l'une droite, et l'autre à deux genoux;
A l'artiste ont suffi pour peindre votre histoire.

Forme, rayon, couleur, rien n'existe pour vous,
A tout objet réel vous êtes insensibles;
Car le ciel vous enivre et la croix vous rend fous;

Et vous vivez muets, inclinés sur vos bibles,
Croyant toujours entendre aux plafonds entr'ouverts
Éclater brusquement les trompettes terribles!

O moines! maintenant, en tapis frais et verts,
Sur les fosses par vous à vous-mêmes creusées
L'herbe s'étend.

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Eh bien! que dites-vous aux vers?

Quels rêves faites-vous? quelles sont vos pensées?
Ne regrettez-vous pas d'avoir usé vos jours
Entre ces murs étroits, sous ces voûtes glacées?

Ce que vous avez fait, le feriez-vous toujours?

THEOPHILE GAUTIER.

BULLETIN.

Grace au gouvernement représentatif, un grand pays peut faire chaque année ce qu'un célèbre philosophe recommandait à ses disciples de faire chaque jour, son examen de conscience. Si des hommes du XVII ou XVIII° siècle pouvaient assister à nos débats parlementaires, quel ne serait pas leur ébahissement? Ne croiraient-ils pas tout perdu? Comment! on dit en face aux représentans du gouvernement qu'ils se fourvoient, qu'ils conduisent la société dans des voies mauvaises; une opposition nombreuse répète sur tous les tons ces reproches accablans, et cependant ni la société n'est en convulsions, ni le gouvernement n'est impossible. Oui, nous en sommes venus là, au prix de cinquante années de révolutions, que des paroles ardentes ne troublent plus la sécurité d'un pays blasé sur toutes les émotions politiques. Que peut lui faire, à ce pays, la chute d'un ministère, lui qui a vu tant de gouvernemens disparaître? Et, d'un autre côté, pourquoi voudrait-il avec passion la ruine d'un cabinet ? cela mérite-t-il de l'occuper à ce point?

C'est avec un mélange de sévérité et d indifférence que le pays juge aujourd'hui les choses et les hommes. Quand on lui conte les fautes du ministère, quand on lui parle du bien que le ministère n'a pas fait, du mal qu'il n'a pas empêché, le pays prête volontiers l'oreille à ces discours, et il est assez disposé à penser que ceux qui les tiennent pourraient bien avoir raison. Mais si les ministres ainsi attaqués, au lieu de se défendre, intentent à leur tour un procès à leurs adversaires, s'ils répondent que ces opposans si im. pitoyables n'ont pas fait, ou ne feraient pas mieux, le pays pourra se donner le spectacle de ces représailles avec une maligne impartialité.

On demandera comment, au milieu d'un pareil scepticisme, les questions peuvent marcher; elles marchent cependant. Ne cherchons pas dans notre

TOME XXV. JANVIER.

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